[SoBD2018] Revue de Littérature

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Renaud Chavanne : Passons à un autre livre tout à fait étonnant. C’est un livre écrit par un universitaire suisse, un littéraire. Il s’agit de Bédédicaces, de Jean Rime, consacré au phénomène de la dédicace en bande dessinée. Ce titre succède à un autre, je veux dire au petit livre de combat de Jean-Luc Coudray, intitulé L’industrie de la dédicace, qui prenait à partie ce phénomène des auteurs en dédicaces dans les salons. Phénomène qu’on peut observer pas plus loin que sur le SoBD et qui est aujourd’hui associé à la problématique de la rémunération de ces mêmes auteurs, mais aussi à la reconnaissance de ce travail de représentation du livre qui revient aux auteurs. Coudray avait une position de combat, il cherchait à dénoncer une pratique qui lui semblait anormale. Ce n’est pas l’approche de Jean Rime.

Antoine Sausverd : Le sujet pour moi était assez secondaire, pas inintéressant mais secondaire dans la bande dessinée. Pourtant, ce livre est vraiment intéressant. Il est bien écrit, il est clair, et il approche le phénomène dans toute sa diversité. Historique, catégorique, jusqu’à prendre en considération les récentes polémiques et travaux qui portent sur la dédicace. De ce point de vue il est assez complet. C’est un beau livre ; bien imprimé, très bien illustré de nombreuses dédicaces ; le propos de l’auteur est sans cesse soutenu de l’exposition de dédicaces. Il ne s’agit d’ailleurs pas simplement d’illustrer le texte : ces reproductions sont toujours contextualisées, ce qui n’est pas inutile pour le public non averti.

Manuel Hirtz : C’est un livre qui m’en rappelle un autre, que nous avons récompensé l’année dernière, et qui est suisse également : Case, strip, action ! Il a toutes les qualités des chercheurs suisses : une grande érudition, une grande modestie, une pensée extrêmement équilibrée qui propose différents points de vue. Ce qui fait qu’au bout du chemin on dispose d’un discours extrêmement complet sur ce phénomène très particulier qu’est la dédicace en bande dessinée.

Florian Rubis : C’est aussi sa limite, car il ne concerne que l’espace franco-belge et même un domaine encore plus restreint. L’auteur étant Suisse on voit qu’il fréquente surtout les salons helvétiques, et Zep apparaît en fond. Ce phénomène-là pourrait être analysé dans un sens plus large, en traitant par exemple du dôjinshi au Japon…

Manuel Hirtz : Ce sont des problématiques différentes, parce que ce sont des sociétés différentes. Par exemple aux États-Unis, c’est payant la dédicace. Ça change les règles du jeu.

Florian Rubis : Il pourrait être intéressant de comparer ne serait-ce que dans les trois courants majeurs de la bande dessinée.

Harry Morgan : J’abonderai tout à fait dans le sens de Manuel, l’aire culturelle qui est abordée est bien l’aire francophone. Il y a trois axes dans l’ouvrage. L’auteur considère d’abord la dédicace comme la dédicace littéraire, et donc il s’interroge sur le statut de la signature elle-même quand elle est apposée sur un livre, mais aussi sur le statut de l’auteur, c’est-à-dire sur la problématique de l’auctorialité. Problématique évidemment complexe en bande dessinée, puisqu’il y a souvent plusieurs personnes qui contribuent à l’album, par exemple un scénariste et un dessinateur. Cet ancrage littéraire, pour une œuvre de bande dessinée qui est dédicacée, est abordé spécifiquement dans l’ère européenne. D’ailleurs, la référence est faite à l’origine religieuse du phénomène. La dédicace, c’est d’abord celle d’une église. C’est par là que commence notre auteur.

Renaud Chavanne : Pas n’importe quelle église, la dédicace en question, c’est celle de Voltaire sur l’église de Ferney-Voltaire, en Suisse.

Harry Morgan : Le deuxième axe est la dédicace comme œuvre d’art. Ce qui évidemment pose la question du support. Qu’un dessin soit une œuvre d’art, on est tous d’accord pour l’admettre. Mais qu’est-ce qui se passe lorsqu’il est fait sur la garde d’un album ? C’est la question de l’œuvre d’art associée au support. Techniquement il y a là une problématique très fine. Le dernier point, c’est celui dont parlait Antoine tout à l’heure : c’est l’économie de la dédicace. Alors là interviennent effectivement les problématiques de spéculation, goût de lucre éventuellement, rapport marchand si un album dédicacé est revendu : l’auteur en parle de façon à la fois de façon très lucide et avec beaucoup de tact. Pas du tout avec la tonalité polémique qu’on avait trouvée dans le livre de Coudray, mais en livrant un très bel état de lieux et quelques réflexions pour l’avenir.

Renaud Chavanne : J’ai trouvé l’ouvrage tout à fait remarquable parce qu’il aborde de front quelque chose qui est très contradictoire. Comme le disait Antoine, la dédicace c’est quand même quelque chose d’assez secondaire dans le monde de la bande dessinée, c’est marginal, puisque ça s’inscrit dans les marges de l’ouvrage. Dans le même temps, c’est une problématique majeure, puisqu’aujourd’hui, dès lors qu’on parle d’un salon, on s’interroge sur le fait que les auteurs y sont rémunérés ou non, et sur la pertinence des dédicaces. Des auteurs font la grève de la dédicace à Angoulême. C’est assez étrange : cette pratique, qui peut sembler anecdotique, ne l’est pas du tout.
Il me semble que c’est l’intérêt de ce travail de prendre de front ce problème et d’essayer de l’étudier sans apporter une réponse définitive, en utilisant des moyens très larges. C’est un des grands mérites de Jean Rime ici : Il a recours à la psychologie, à la sociologie, il emprunte à un certain nombre de sciences des axes pour interroger cette pratique de la dédicace et l’aborder sous de nombreux angles, y compris par le biais des approches polémique ou économique.
Il signale d’ailleurs, et c’est notable, que la dédicace appartient à la para bande dessinée, dans la mesure précisément où elle s’inscrit dans les marges du livre. Elle appartient à l’ensemble de ces choses qui se font au bord de la bande dessinée, et dont nous répétons avec constance qu’elles n’ont pas d’importance. Acheter une cravate ou des chaussettes avec Tintin dessus, cela semble relativement dérisoire. En réalité, nous rappelle Jean Rime, ce sont des pratiques qui existent depuis le début du XXe siècle, aux États-Unis, mais aussi en France comme ailleurs en Europe. Depuis cent ans, peut-être cent cinquante ans, on fabrique des assiettes ou des petites figurines à placer sur sa cheminée, qui imitent des personnages de bande dessinée. Et cette pratique constitue une part notable de l’économie du milieu de la bande dessinée. Généralement, on l’écarte au profit de ce qui est valorisé, à savoir le livre. S’interroger sur la bande dessinée ailleurs qu’au cœur du livre, dans ses marges plus exactement, c’est ce que fait Jean Rime. Dans une certaine mesure, c’est aussi ce que fait Sylvain Lesage. Nous allons y venir.
J’ai beaucoup apprécié ce livre, qui n’est pas du tout pédant. Il est abordable, agréable à lire. Il utilise pertinemment l’illustration, chaque reproduction de dédicace soulignant le propos de l’auteur. Celui-ci traite de la dédicace elle-même, de l’objet sur laquelle elle figure (un livre ou une église), il aborde la question de celui qui dispense la dédicace, de celui qui la reçoit, questionne la relation qui existe entre eux (de don, d’achat…). C’est un travail très complet et plaisant à lire. Je pense que nous sommes d’accord pour recommander la lecture de ce livre.

Passons au livre suivant, justement celui de Sylvain Lesage : Publier la bande dessinée, Les éditeurs franco-belges et l’album, 1950-1990. Ce livre était un de nos possibles choix pour le prix « Papiers Nickelés SoBD ». C’est un travail remarquable, à mon avis, mais je ne veux pas engager la conversation sur ce livre après avoir terminé sur Rime. Qui nous en parle ?

Manuel Hirtz : Eh bien, c’est une histoire de l’album, en France et en Belgique. Des origines, puisque Sylvain Lesage commence avec les titres de Hachette d’avant-guerre, jusqu’à nos jours. C’est un très gros travail d’historien que j’ai trouvé tout à fait remarquable, très bien documenté ; l’auteur ne fait aucune erreur grave. J’aurais tout de même deux petites choses à lui reprocher. D’une part, pour la partie qui court jusqu’à la fin des années soixante, il a une vision téléologique de l’histoire. Il part du principe que l’émergence de l’album est une chose qui doit arriver, comme la naissance du Messie, et que, d’une certaine façon, les éditeurs devaient le savoir. Évidemment les éditeurs n’en savaient rien. Ils éditaient des illustrés qui se vendaient très bien, ils n’avaient pas de raison d’envisager éditer des albums.
Par ailleurs, et c’est une des très rares erreurs que j’ai trouvées chez lui, il explique que Hachette n’a pas fait d’album avant les années cinquante-soixante. C’est faux. Ils ont essayé, ils ont fait Nic et Mino. À leurs yeux, il s’agissait de faire une concurrence à Tintin. Sauf que ça ne s’est pas vendu. Si on regarde bien les parutions des albums de l’époque, on constate qu’à peu près tous les éditeurs ont tenté de publier des albums pour mettre un pied dans les librairies. Deux ou trois titres, parfois plus. Mais ça a échoué. C’est la première critique que je ferais. La deuxième qui est moins grave, c’est que dans la deuxième partie Lesage a parfois tendance à se perdre dans l’histoire économique je trouve. C’est moins grave, mais c’est moins amusant à lire.

Harry Morgan : Je rebondis sur ce que dit Manuel. Effectivement, un aspect troublant et néanmoins inévitable est que l’auteur met l’album au centre de son propos. C’est normal, puisque c’est son sujet. Mais il en résulte que tout est examiné en fonction de l’album, tout vient de l’album et tout y ramène et il ne saurait en être autrement. L’exemple de Hachette est effectivement curieux et un peu embarrassant. Lesage s’étonne qu’Hachette ne sorte pas d’album alors que la bande dessinée a beaucoup de succès. Mais la question n’est pas là. Si la bande dessinée est publiée de façon périodique…

Florian Rubis : On a l’exemple du Journal de Mickey.

Harry Morgan : Le Journal de Mickey est fait en sous-main par Hachette, qui ne va naturellement pas se tirer une balle dans le pied et se concurrencer lui-même en publiant des albums. D’autre part, si sociologiquement la bande dessinée était perçue comme un produit de presse et un produit bon marché, ces albums avaient peu de chance de se vendre. Ceci dit, les albums de Mickey, publiés comme des albums pour enfants, ce n’est pas ça qui manque à l’époque. Mais la problématique est plus générale concernant cette focalisation sur l’album. Au fond, notre auteur considère comme point de départ la bande dessinée telle que lui la connaît, c’est-à-dire telle qu’elle existe depuis une trentaine d’années, entièrement dominée par le support de l’album. Il essaie donc de montrer comment on arrive à cet état de fait, mais cet état de fait n’a justement rien d’automatique. Ce sera peut-être plus le cas dans trente ans. Cette façon de faire, que Manuel qualifiait de téléologique, est effectivement discutable.
L’auteur a l’énorme qualité de faire feu de tout bois. Il a tout lu, tout digéré, et il a repris tout ce qui était utile et intéressant. Il n’a pas de thèse particulière à défendre. Il décrit la façon dont on aboutit à une prééminence de l’album, et ceci entre les années cinquante et les années quatre-vingt-dix, période qui constitue le cœur de son sujet.
Peut-être la deuxième objection de Manuel tenait-elle au fait que la fin de l’ouvrage porte sur des matières qui ont été déjà très abondamment examinées et dépouillées par des chercheurs, mais également par des journalistes ou par la critique savante telle qu’elle a pu s’épanouir dans les revues d’études. Ces considérations, que Manuel qualifie d’économiques, on les connaît quand même déjà toutes très bien si on s’intéresse à la bande dessinée. Il y a peut-être moins de révélations, pour un lecteur déjà connaisseur, dans la fin de l’ouvrage, ce qui peut en expliquer un relatif moindre intérêt.

Manuel Hirtz : Si l’on veut vraiment pinailler on peut aussi dire que la place réservée aux éditions Magic Strip me semble excessive par rapport à l’importance historique réelle de cette maison.

Renaud Chavanne : Je trouve au contraire que c’est l’un des attraits du livre. Je comprends bien ta position Manuel, qui consiste à signaler que Magic Strip n’est quand même pas la maison qui a transformé le secteur. Mais il n’en reste pas moins que cette maison a existé, avec des acteurs, un éditeur encore présent aujourd’hui sur la scène de la bande dessinée.

Florian Rubis : Il s’agissait des deux frères Pasamonik.

Renaud Chavanne : Le livre de Lesage apporte donc un éclairage dont on ne disposait pas concernant cette maison d’édition, et c’est intéressant me semble-t-il. Je ferais la même remarque concernant les libraires-éditeurs belges, avec les pages qui portent sur la maison Michel Deligne. On ne disposait jusqu’alors, concernant cette maison, que des paroles des gens qui ont connu Michel Deligne.

Florian Rubis : Exactement. L’un des intérêts majeurs du livre, c’est précisément le chapitre sur les libraires éditeurs bruxellois et tout ce travail qu’ils ont fait pour reprendre certains titres qui n’étaient plus disponibles. L’auteur a tout synthétisé. Ce passage du livre est très informatif et très intéressant. J’ai eu la chance de discuter avec Sylvain Lesage, qui était présent hier sur le stand de Stripologie.com. Il m’a expliqué sa méthode concernant son travail sur les archives, les difficultés, les frilosités qu’il a rencontrées pour avoir accès à certaines d’entre elles, notamment celles de Hachette.

Renaud Chavanne : On peut lui poser la question directement, puisqu’il est là. Sylvain Lesage, qu’en était-il de ces difficultés d’accès aux archives ?

Sylvain Lesage : Tout d’abord, merci beaucoup pour tous ces retours. Je suis très touché de la lecture attentive que vous avez eue. Concernant plus spécifiquement la question des archives, et je pense que ça répondra également à la remarque de Manuel Hirtz, l’idée est que les éditeurs ont tendance à ne pas conserver leurs archives. Ça n’est d’ailleurs pas spécifique à la bande dessinée. Mais pour un historien, ça limite le spectre. Dans la mesure où je disposais de peu d’archives, il fallait opter pour un jeu d’échelle en s’attachant aux gros mais aussi aux petits éditeurs, de même qu’à ceux de taille intermédiaire. Et ainsi d’élargir ou de rétrécir l’angle de vue. D’où le choix de Magic Strip. Effectivement, j’aurais pu me pencher sur quatre ou cinq autres maisons. Mais en l’occurrence, il y avait de la matière, il y avait Didier Pasamonik, et ça jouait.
Pour dire les choses très vite, ce qui était important pour moi, c’était d’avoir des maisons de taille différentes, à des périodes différentes, occupant des positions distinctes sur une échelle de légitimité. En la matière, si l’on observe ce que l’on connaît de l’Histoire de la bande dessinée durant cette période, on constate le statut très particulier dont jouit la maison Futuropolis. Ceci parce qu’Étienne Robial a été très fort dans l’auto-glorification. Mais au fond, Futuropolis a fait certes des choses plutôt plus abouties graphiquement que les autres maisons d’édition. Mais elle n’a pas fait des livres fondamentalement plus intéressants que ceux édités par de nombreuses autres maisons durant la même période. En tout cas elle n’est pas la seule, unique et indépassable maison de cette période. Et les archives permettent de remettre en perspective l’originalité de Futuropolis.
Par rapport à la remarque de Florian, effectivement il y avait une difficulté concernant les archives. Hachette était une entrée importante, mais en tant que distributeur, pas en tant qu’éditeur. En ce qui concerne son activité d’éditeur, Hachette a depuis sa création une vocation monopolistique. En conséquence, il surveille ce qui fait partout. J’encourage tous les curieux à aller y jeter un œil sur les archives d’Hachette. Effectivement, c’est un peu compliqué parce que c’est à Caen, à l’IMEC, dans une abbaye au fond des bois. Il faut éviter d’y aller l’hiver. Mais c’est fascinant. D’ailleurs elles ont été classées patrimoine national. C’est le seul fonds d’archive privé à être classé au patrimoine. Et cela parce que l’histoire d’Hachette, c’est l’histoire de l’édition française, l’histoire de la culture, etc. Cela couvre des champs absolument incroyables qui vont bien au-delà de la bande dessinée, bien au-delà des années trente ou cinquante.

Renaud Chavanne : Merci pour cette intervention, Sylvain. Effectivement le travail sur les archives est un des points qui retient l’attention dans ce livre. On apprend des choses concernant Hachette, on en apprend aussi de très intéressantes sur Dupuis, on accède au fonds de Robial sur Futuropolis… En définitive, Publier la bande dessinée est un livre qui mérite la lecture. Si vous comptez lire deux ou trois livres propos de la bande dessinée, vous pouvez mettre celui-ci dans votre liste, vous ne le regretterez pas.
Je termine à propos de ce livre par une petite chose amusante qui va nous distraire. J’invite les éditeurs à lire les livres qu’ils éditent avant de les publier, ça leur éviterait par exemple de mettre sur la couverture un énorme « BD » en gaufrage alors que l’auteur a pris la peine d’écrire dans l’avertissement qui figure en page 7, immédiatement après le sommaire : « nous avons systématiquement et délibérément employé le syntagme “bande dessinée”, sans recourir à l’abréviation “BD”. Cette abréviation renvoie en effet, selon nous, à des connotations enfantines et familières, plus dommageable que les répétitions inévitables du terme ». Nous avons là un éditeur qui se fait plaisir à contredire son auteur dès la couverture du livre, ce qui est tout de même un exploit. Bravo Les Presses de l’Enssib !

Dossier de en juin 2020