Amok

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Les difficultés rencontrées et le combat quotidien d’un éditeur aux moyens modestes, au travers d’un entretien avec Yvan Alagbé, le fondateur en 1994 avec Olivier Marbœuf des éditions Amok, entre passion et exigence…

L’indispensable : Quel statut occupe à aujourd’hui la revue Le cheval sans tête, dans l’ensemble de votre production éditoriale ?

Amok : Au départ Le cheval sans tête était l’unique support. Nous publions donc des histoires courtes de tous les auteurs qui nous intéressaient. Quand la maison d’éditions s’est développée, nous avons pu offrir un peu plus d’espace à chacun des auteurs et publier leurs plus longs ouvrages par le biais de deux collections.
La revue reste le cœur de la structure, l’endroit où nous pouvons faire se rencontrer les différents auteurs, les faire converger sur des projets communs. C’est pour cela que nous lui inscrivons une thématique. Le thème est un moyen d’inviter les auteurs à se diriger vers d’autres domaines et investir d’autres sujets, de les faire collaborer, de proposer à tel dessinateur de travailler avec tel scénariste sur telle partie du dossier. C’est aussi une autre porte d’entrée pour un public qui ne lit pas traditionnellement de la bande dessinée.
Actuellement, c’est là où se manifeste le plus notre démarche d’éditeur. Les auteurs ne se rencontreraient jamais si nous n’avions que des albums.

L’I. : Comment se fait la relation avec les auteurs ? Qu’est-ce que vous souhaitez mettre en place quand un auteur vient vous présenter un travail intéressant ?

A. : Nous avons créé Amok parce que des œuvres nous plaisaient et n’étaient pas publiées. Ce qui nous intéresse, ce sont des démarches d’auteurs, des créateurs qui ont des univers forts, des écritures fortes. Nous ne publions pas des œuvres sur des critères économiques mais uniquement sur des critères artistiques. Notre travail en tant qu’éditeur est de rendre possible toutes ces démarches d’auteurs, et non l’inverse. Nous nous disons : « Comment rendre possible l’édition ce livre ? »

L’I. : L’intégration de Munoz et Mattotti dans la collection « Feu », a-t-il procédé de la même démarche ?

A. : Le principe de la collection « Feu » était de répondre à notre envie de voir exister les livres de ces auteurs sachant que nous n’avions pas beaucoup de moyens. Nous pouvions nous décider et éditer le livre deux mois plus tard. Par exemple, nous avons réalisé assez vite Faunes d’Aristophane.
Pour Munoz et Mattotti, c’était différent parce que nous avions modifié notre collection « Feu ». Nous voulions qu’elle nous permette de faire ce lien entre une famille d’auteurs qui ont déjà publié beaucoup de livres ailleurs et des auteurs plus jeunes, moins connus. Le récit de Mattotti avait déjà été publié dans des revues. Ce n’est pas un pavé de cinq cents pages. Mais je le trouvais suffisant pour faire un petit livre qui permette à cette histoire d’exister comme dans un écrin.
C’est beaucoup plus cohérent que chez les éditeurs chez qui ils sont apparus. Je ne parle pas des éditions Futuropolis, où il y avait déjà une cohérence. Par contre Mattotti, chez Albin Michel, est publié au milieu de tout et n’importe quoi. En créant les éditions Amok, nous trouvions que le type d’œuvres que nous voulions défendre était dans le pire des cas, le mouton noir chez un éditeur, l’auteur qui ne vend pas assez. Nous nous sommes trouvés dans cette situation-là. Une situation de dépréciation en fait. Dans le meilleur des cas, c’est la danseuse, l’alibi artistique. « Regardez, moi, en tant qu’éditeur je fais de la bande dessinée d’Art, je ne fais pas que de la merde ». Mais dans les deux cas, ce sont des manières de fonctionner qui n’ont pas de véritable considération pour le public.
Nous avions envie de rassembler ces auteurs-là en seule maison d’édition qui soit cohérente et qui n’ait pas de moutons noirs, ni de danseuses, que tous soient réunis autour d’une même idée et d’une même exigence de création en bande dessinée.

L’I. : Avec l’étranger, en Allemagne, en Espagne,….. il y a une sorte d’observatoire autour de la création. À travers vos albums collectifs, nous pouvons constater l’émergence d’un certain nombre de créateurs. Comment voyez-vous la bande dessinée en Europe à travers tous les contacts que vous avez aujourd’hui ?

A. : À la différence d’autres structures un peu similaires à la nôtre, nous avons tout de suite beaucoup travaillé avec de nombreux auteurs étrangers — qui par ailleurs pouvaient appartenir à d’autres collectifs ou travailler chez d’autres maisons d’éditions. Une revue comme Strapazin en Suisse existe depuis quinze ans, ce n’est pas rien !
Nous allons chercher un auteur précisément parce que nous aimons son travail. Nous avons l’habitude de dire que nous sommes éditeur français, mais nous n’allons pas publier spécialement des auteurs français. Quelque part, si nous étions en Allemagne, en Espagne ou ailleurs, nous publierions les mêmes livres, nous publierions les mêmes auteurs français, espagnols, allemands, suisses ou portugais.
Cela revient à dire que je n’aime pas la bande dessinée en général. J’aime certains auteurs, que je pourrais lister. Je n’aime pas la bande dessinée espagnole en général, mais j’aime certains auteurs espagnols. C’est ceux-là que nous voulons publier.
Nous sommes quand même intéressés, dans la plupart des cas, par des auteurs qui s’affranchissent d’une certaine tradition, qui ne sont pas dans le gros de la production, qui s’approprient le moyen d’expression, et le transcendent pour faire une œuvre. En France, nous avons beaucoup d’auteurs mais une bonne partie d’entre eux sont dans le même moule. Amok s’intéresse à la partie qui est en dehors. Nous la retrouvons facilement dans d’autres pays — même quand ce moule n’y existe pas. Les auteurs n’ont alors plus à s’affranchir de la tradition, car il n’y en a pas. Ils sont donc plus spontanés, ils sont déjà décalés.
Je crois que ces différentes initiatives éditoriales — que ce soit L’Association, Amok ou d’autres, … et dans différents pays, Fréon, Strapazin, Elokrokiniko, et aussi les créations des auteurs, accréditent petit à petit l’existence espace pour une bande dessinée différente dans laquelle il y a une grande diversité. Il ne faut pas qu’il y ait un très bon livre ni deux mais beaucoup de très bons livres pour que le changement s’effectue et que cette différence soit enfin reconnue.

L’I. : On parle beaucoup de label indépendant pour essayer de regrouper tous ces éditeurs sous une même bannière. Est-ce que vous revendiquez ce qualificatif ou au contraire vous considérez-vous comme un petit éditeur plus que comme un éditeur indépendant ?

A. : Indépendant est un beau terme. Mais actuellement, ce serait un mensonge de dire que tout ce qui se fait chez les petits est bon parce que ce sont des petits. Se dire petit est une faiblesse. Il faut dépasser cela. Quelque part c’est un stade, un palier. C’est bien que les différences deviennent plus importantes que les ressemblances parce que ce sont elles qui offrent une véritable richesse.
Ce n’est pas d’avoir une tripotée de petits éditeurs qui prétendent faire tous la même chose et que tout est bien, que tout est sympa. En tant qu’éditeurs nous avons une position qui est même plus ferme que celle de pas mal d’autres éditeurs, et je ne vois pas pourquoi on mettrait un quelconque adjectif pour se caractériser. C’est pour des œuvres que nous sommes éditeurs. La structure est au service de démarches d’auteurs. Et en plus de cela, elle génère elle-même des rencontres et des créations.
Si cela ne fonctionnait pas, nous n’éditerions pas d’autre chose pour autant. Cela n’aurait aucun sens. Si cela devait vraiment ne pas marcher et s’écrouler complètement, alors nous arrêterions.

L’I. : Berlin 1931 est en couleurs. Est-ce que son édition posa des problèmes aux choix éditoriaux de Amok ?

A. : La couleur est plus chère, c’est aussi simple que cela. L’emploi du noir et blanc est motivé par des choix économiques, mais il y a aussi la question esthétique. Les deux sont très proches. Nous avons privilégié le noir et blanc parce que c’est moins cher mais aussi pour l’économie esthétique, l’économie narrative et la force qui peut en découler.
Nous ne sommes pas pour autant hostiles à des œuvres en couleurs si elles doivent l’être et si elles ont été conçues comme cela. Être éditeurs pour nous, c’est avoir une dimension, une sensibilité artistique que ne peut pas avoir une maison d’éditions traditionnelle — qui a une logique plus industrielle. Nous n’avons pas pour autant une logique d’opposition, les petits contre les grands. Quand nous avons un travail en couleurs, il nous faut trouver les moyens de le faire. Si nous ne les avons pas, nous ne l’éditons pas. Ça ne veut pas dire qu’on ne le fera pas. Nous pouvons le publier plus tard.
Le travail d’éditeur est, pour nous, de tout mettre en œuvre pour que les livres, les œuvres, les créations arrivent aux lecteurs.

L’I. : Et votre propre travail d’auteur ? En étant éditeur, ce n’est pas trop difficile de poursuivre ce travail créatif ?

A. : Ce sont des fonctions qui la plupart du temps sont détachées, même à l’intérieur d’une structure comme la nôtre. Il n’y a pas un conflit, mais une confrontation utile et productive car c’est ainsi que nous concevons l’édition. Être soi-même éditeur, c’est un peu être l’auteur des livres que nous publions. En l’éditant, je participe déjà au fait que le livre existe parce que s’il reste dans un carton, il n’existe pas. Faire un travail en tant qu’auteur, c’est passer du temps à poursuivre une sorte d’idée fixe. C’est quand même passer un an, deux ans, sur un livre que quelqu’un va lire en une demi-heure. Il y a cette idée d’aller le plus loin possible dans la particularité, dans la singularité.
Pour n’importe quel auteur, créer veut vraiment dire mettre en forme. C’est concret. Nous allons donner des pages, des dessins à l’encre, à l’acrylique, (qu’importe la technique) et le travail d’éditeur est peut-être l’aboutissement du travail d’auteur. Editer un livre, c’est continuer à mettre en forme et à assurer le fait qu’il puisse être partagé avec d’autres personnes. Cela fait partie de l’envie qu’il soit lu.

L’I. : Est-ce que vous imaginez être publié par un grand éditeur ? Est-ce que c’est envisageable vu la filiation que vous évoquez entre le métier d’auteur et celui d’éditeur ?

A. : C’est naturel que ce que je fais, s’inscrive dans les publications d’Amok. Le fait que je ne gagne pas ma vie avec n’a aucune importance, parce que ce n’est pas la raison pour laquelle je fais ce travail. Si je peux gagner ma vie avec, tant mieux. C’est naturel que mon travail d’auteur soit publié dans le cadre dans lequel il a été pensé. Amok est le cadre créé pour cela.
Faire quelque chose pour de l’argent, qui soit assez loin de moi, cela ne me pose pas plus de problème que cela. Dans le cadre d’Autrement, c’était un travail d’auteur. Ce fut différent parce qu’à un moment donné, quand le travail que tu dois rendre le lendemain n’est pas encore fini et qu’il faudrait encore une semaine pour qu’il soit au point, un dilemme se pose : si tu as besoin d’argent, c’est donc plus intéressant de précipiter ton travail, de le rendre pour le lendemain et d’être payé. Par contre, si tu ne le fais pas pour l’argent et bien tu te dis : «non tant pis, c’est dans une semaine et puis basta !». En fait, c’est des questions de choix et j’aime bien que cela soit le plus clair possible. Je fais tout pour me détacher des contingences qu’il peut y avoir dans un autre cadre que Amok. C’est une éthique.

L’I. : Économiquement, aujourd’hui, Amok peut-il financer votre travail d’éditeur ?

A. : Non, nous ne nous rémunérons pas en tant qu’éditeur, pour l’instant ce n’est pas possible. A terme nous verrons. Notre travail c’est gérer, trouver des solutions, combiner… c’est de toute façon mettre en œuvre l’intelligence pour trouver des manières de fabriquer.
Nous rejoignons le travail d’auteur qui est un travail à la fois très mental et très concret, comme la main et le pinceau. Le travail d’éditeur, c’est des imprimeurs, des procédés d’impression, des formats, des livres imprimés en amalgame, une manière de diffuser, d’organiser des événements, de trouver des financements…. Les livres que nous publions sont la seule raison d’être d’Amok.

Entretien initialement publié dans L’indispensable n°2 d’octobre 1998.
Depuis l’année 2001, Amok est devenu Frémok en s’associant avec les éditions Fréon.

Site officiel de Amok
Entretien par en octobre 1998