Daniel Ceppi

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Le mois d’Avril 1998 aura été marqué par la signature du Traité de Stormont à Belfast destiné à ramener la paix en Irlande du Nord. Ce conflit en Ulster est au centre de l’album Belfast, l’adieu aux larmes, huitième volume de la série Stéphane Clément, chronique d’un voyageur. Son auteur, Daniel Ceppi, affirme avant tout faire de la fiction. Si Stéphane, son personnage principal, a désormais fini de jouer le traditionnel redresseur de torts d’une série d’aventures, il sert depuis Pondicherry, filiation fatale à mettre en lumière la réalité contemporaine mais ne change en rien le cours de l’Histoire. Il est dans Belfast le prétexte qui nous révèle le contexte politique de l’Irlande du Nord et les difficultés que rencontre le processus de paix. Par son attachement à la série de bande dessinée, Daniel Ceppi n’entend pas rester neutre et se singularise en lui donnant cette dimension politique et une lecture proche de celle d’un documentaire. Les hélicoptères surveillent Falls, le quartier catholique de Belfast. Ils sont présents sur toutes les images d’extérieur de ce quartier.L’Indispensable : Pourquoi ce choix de la bande dessinée pour aborder ces thèmes politiques ?

Daniel Ceppi : Je suis quelqu’un qui est dans la vie et qui est forcément intéressé par ce qui se passe dans le monde, aujourd’hui encore plus qu’avant, avec la mondialisation, la globalisation…. Ça m’a toujours passionné de toute façon et là, en prenant un peu d’âge, et de bouteille, je peux aborder plus facilement ce type de problème que quand j’étais plus jeune. Quant au fait que ce soit en bande dessinée, en toute franchise, je préfère écrire que dessiner, je suis plus dans l’écriture que dans le dessin. Comme il se trouve que je fais les deux, d’une manière logique c’est de la bande dessinée.

L’I. : En bande dessinée, s’est affirmé le besoin d’avoir plus de pages. Est-ce qu’elle ne reste pas pour traiter ce genre de thème, une limite par rapport à l’écriture seule ? Avez-vous la quantité de pages que vous souhaitez ?

D.C. : Comme il n’y a plus de prépublication, les 44 pages habituelles ont tendance à disparaître. Nous avons maintenant parfois des 120 pages. Il n’y a donc plus ce problème de distance, comme il n’y a plus de prépublication, pour l’éditeur cela revient au même.
Les coûts de fabrication avec les techniques digitales et autres ont beaucoup baissé. J’entendais des éditeurs discuter et affirmer : «Dans quelques années, quand le digital sera au point, tirer un bouquin à 3000 exemplaires ou a 300 000 exemplaires coûtera le même prix à l’unité». Pour l’instant, il faut rentabiliser un bouquin sur un tirage de 10 ou 15 000 alors que dans quelques années, ce ne sera plus le cas. Les coûts de production seront plus bas, les prix baisseront, occasionnant un énorme changement dans l’édition.

L’I. : Comment mettez-vous en place vos récits ? C’est une trame qui s’écrit d’abord avec des repères très balisés ?

D.C. : Quand j’ai une idée, comme le terrorisme et l’Irlande du Nord pour être précis, pendant plusieurs années, je découpe tous les articles de presse que je trouve sur le sujet. Je les relis de temps en temps, jusqu’au moment où dans ma tête, il y a un déclic qui se fait et je me dis : «Ah oui, je peux l’aborder par ce biais.» Je reprends toutes mes coupures de presse et j’écris le scénario. Ensuite, je vais sur place, en l’occurrence à Belfast. Je rencontre des gens dans les pubs ou ailleurs.
Là, je suis tombé sur un suisse membre du C.I.C.R. (Comité International de la Croix Rouge). Il travaillait dans les prisons. Il m’a raconté diverses anecdotes qu’il avait vécues et que j’ai mises dans le bouquin.

L’I. : Est-ce que vous recoupez vos informations comme les journalistes le font ? Est-ce que vous vous imposez cette discipline ? N’y a-t-il pas un danger de vous retrouver dans une situation où il y aurait manipulation d’informations ? Si la personne qui travaille dans les prisons vous glisse une dizaine d’anecdotes qui sont fausses, que faites-vous ?

D.C. : J’ai le bonheur de faire de la fiction donc je peux raconter ce que je veux, avec malgré tout un souci d’exactitude, mais c’est de la fiction. J’ai utilisé en effet, une grande partie de ce qu’il m’a appris. Si j’avais été journaliste, le mec du C.I.C.R. ne m’aurait jamais raconté ce qu’il m’a raconté. L’avantage de faire de la bande dessinée, c’est que ce n’est pas sérieux donc les gens se confient. Ses anecdotes sont authentiques, j’en suis sûr puisque je lui fais confiance. Mais il ne les aurait pas dites à un journaliste parce que le journaliste aurait dû donner la source de ses informations et le nom de la personne ou mentionner le C.I.C.R. Dans le bouquin, je ne mets pas que c’est lui qui m’a donné ces informations. Je reste l’auteur.

L’I. : Est-ce la bande dessinée qui justifie les voyages ou ce sont eux qui déclenchent le thème ?

D.C. : C’est la bande dessinée qui me donne le thème du voyage. Choisir Belfast comme lieu de villégiature ne me serait pas venu à l’esprit. Y étant allé, je n’ai pas été déçu parce que c’est beau et attachant comme ville. Mais je n’y serais pas allé comme cela. Je suis plutôt «sud, plage et cocotiers».
Belfast, je n’y suis pas resté très longtemps, une semaine mais c’était passionnant. J’étais dans le quartier mixte. Tout y est propre. C’est fliqué évidemment. Il y a des caméras partout mais il n’y a pas d’hélicos. En passant dans le quartier catholique, les rues sont dégueulasses, les terrains vagues sont très nombreux. Les gens sont tristes, miséreux et pauvres et tu as sans arrêt au dessus de la tête, un hélico en position stationnaire. C’est de la folie. Quand tu te balades là, tu deviens vraiment fou. Je ne sais pas si vous pouvez imaginer être dans une ville où vous entendez sans arrêt : «Tchuuu, tchuuu, tchuuu…» toute la journée. C’est incroyable. Il faut y aller pour ressentir une telle émotion et la mettre dans le bouquin, sinon cela ne marche pas.

L’I. : Vous considérez-vous comme reporter ?

D.C. : En extrapolant un peu, je fais le métier de Tintin reporter qui lui, ne faisait jamais de reportages. Moi, je les fais et je crois que cela tient debout. J’ai reçu une lettre de remerciements de Monsieur Tony Blair lui-même. Il était très content du bouquin. Il n’a pas du être choqué par ce que je raconte.

L’I. : Quel rapport entretenez-vous avec vos personnages, le plus important dans vos livres étant le thème ?

D.C. : Tous les personnages secondaires ont finalement un rapport fort. Stéphane, lui, est neutre. Il est héros de bande dessinée sinon cela ne va pas. S’il prend trop position, je ne peux plus le faire bouger. Cynthia est beaucoup plus engagée que Stéphane parce qu’elle n’est pas au premier plan. Elle peut être intolérante alors que lui ne peut pas parce que s’il était ainsi dans un album, il ne pourrait pas être différent dans un autre. Je suis obligé de le laisser dans une espèce de mouvance floue. Tintin, c’est pareil, ce n’est pas le personnage le plus intéressant de la série d’Hergé.

L’I. : Cela ne peut pas devenir un handicap justement qu’il y ait ce personnage-là ?

D.C. : Pour être franc, dans ce que j’écris depuis quelques années, il pourrait très bien ne pas y avoir Stéphane, ce n’est pas le problème. Mais puisque c’est une série, pourquoi inventer un autre personnage qui sera pareil. Autant garder le même. Ce n’est pas l’itinéraire de mon personnage qui est intéressant, c’est ce que je raconte dans les histoires par rapport à différents pays du monde ou actions dans le monde. C’est cela qui est intéressant, pas les personnages.

L’I. : Les continents comme l’Afrique, l’Amérique du Sud, cela ne vous attire pas ?

D.C. : Je suis allé en Afrique, mais non, ce n’est pas un continent ni une mentalité qui m’attirent. Je ne suis pas à l’aise en Afrique. J’ai toujours aimé le Moyen Orient, l’Asie. Aux États-Unis, je n’y suis jamais allé. Cela ne m’intéresse pas particulièrement non plus. Je suis allé au Cameroun mais je n’ai pas pu sortir une histoire. Indonésie, non plus, Philippines, non plus, je n’ai pas pu sortir une histoire.

L’I. : Parmi toute l’actualité, quels sont les points que vous avez envie de traiter dans la même veine que Belfast ?

D.C. : Ils sont déjà écrits c’est donc très simple. Le prochain se passe à Genève et concerne la mafia russe. Elle est très active, aussi bien à Paris, à Bruxelles qu’à Genève. Je l’aborde par un biais anecdotique, cela reste toujours au niveau des rapports humains.
Les deux albums d’après sont sur les problèmes de l’eau au Moyen Orient, dans le Kurdistan avec le partage du Tigre et de l’Euphrate, en Syrie, en Irak…

L’I. : Comment vous documentez-vous ?

D.C. : Toujours à partir d’articles de presse, évidemment. Des copains qui bossent à la police et à la sûreté de Genève me donnent également quelques renseignements. Des bouquins sont sortis récemment sur ce thème, je les ai lus bien évidement. C’est donc un amalgame entre tout ça. La mafia russe est en sous-marin par rapport à l’histoire, ce n’est pas ce qui prime. C’est plus le côté humain de l’embrigadement dans ce genre d’organisation qui m’intéresse.

L’I. : Donc finalement, par l’amalgame, vous arrivez à apporter votre touche supplémentaire au thème ? Suffisamment par rapport à ce qui a déjà été écrit ou filmé ?

D.C. : J’aimerais faire partager ces préoccupations aux lecteurs. Ce n’est pas toujours facile car le lectorat «bande dessinée» est très particulier, en général peu informé et peu cultivé, je m’excuse pour lui. J’ai l’impression que quand j’aborde des sujets comme ceux de Pondicherry ou Belfast, il y a beaucoup de lecteurs pour qui tout cela passe par dessus la tête. Je m’en rends compte en discutant avec eux. Ils s’intéressent au personnage de Stéphane mais ils ne voient pas ce qu’il y a autour et ce que je veux vraiment raconter. Stéphane, il est là comme un pion. Je pourrais mettre quelqu’un d’autre, ce n’est pas lui qui vit la situation. Cela pourrait être n’importe qui.

L’I. : Cela ne vous interroge pas sur votre travail ?

D.C. : Je me dis que peut-être dans une dizaine d’années plus ou moins, je n’en sais rien, le lectorat «bande dessinée» sera plus ouvert et comprendra mieux ce que je veux faire passer. Autrement, je vendrais 300 000 albums, ce qui n’est pas le cas. Je sais que c’est compliqué ce que j’aborde comme thème, que ce n’est pas d’une lecture simple, donc cela restreint beaucoup le nombre de lecteurs mais tant pis, je ne pourrais pas faire autrement de toute façon.

L’I. : Comment se fait le découpage, à partir d’une histoire complète, ou y-a-t’il une élaboration qui se fait au fur et à mesure de l’écriture ?

D.C. : J’écris le scénario de manière littéraire sans indication de décors. J’écris une rédaction. Depuis le temps que je fais cela, je connais le rythme des pages donc je me rends très bien compte que là, il me faudra trois pages, là une page et là deux. Et puis ensuite, je fais un découpage très rapide une fois que le scénario est fini et en général, je retombe sur mes pattes. Ce n’est pas plus compliqué que cela.

L’I. : Vous disiez que vous étiez plus dans l’écriture que dans le dessin, ce n’est pas difficile de dessiner une histoire qui est déjà en place ?

D.C. : Pour moi, quand le découpage est achevé, le bouquin est fini. J’ai toutes les images à dessiner, j’ai les couleurs à faire et pendant un an et demi, je travaille sur un bouquin fini. C’est comme cela.

L’I. : Et vous n’avez pas envie de donner cette partie à faire à quelqu’un d’autre ?

D.C. : Comme j’essaie d’avoir de la rigueur dans ce que j’écris et ce que je raconte, autant par rapport aux documents que j’ai pris sur place et à l’ambiance générale que j’ai vécue à Belfast ou ailleurs, j’ai envie de la restituer au plus juste. Je pense qu’il n’y a que moi qui peux le faire. On ne peut pas d’après le National Geographic ou autres, restituer une ville. Il faut y être allé. Autrement cela me paraît impossible. Pour tous les Stéphane que j’ai écrits et dessinés, je suis toujours allé sur place.

Propos recueillis par Bruno Canard. Entretien précédemment publié dans L’Indispensable n°1 en juin 1998.

Entretien par en juin 1998