David Basler
David Basler constitue sans conteste un pionnier dans le monde de l’édition suisse, et de la bande dessinée en langue allemande. Il est d’abord le créateur d’Edition Moderne , au début des années 1980, qui commence par traduire les classiques de la bande dessinée (hier Tardi, Munoz et Sampayo ; aujourd’hui David B, Satrapi, Sacco) et rapidement découvre de grands auteurs suisses ou allemands (Thomas Ott). En parallèle, David Basler travaille chez Strapazin, revue de bande dessinée d’auteurs créée en 1984. Depuis presque trois décennies et avec quatre numéros par an, Strapazin continue à identifier et faire découvrir des auteurs d’avant-garde de tous les pays (voir le numéro 30 en 1993 sur les auteurs issus de l’Allemagne de l’Est ou encore le numéro 37, consacré à l’Association dès 1994).
Voitachewski Qu’est-ce qui vous a poussé à vous lancez dans les aventures d’Edition Moderne et de Strapazin dès le début des années 1980 ?
David Basler Ma mère est bilingue français et allemand et j’ai grandi en lisant le Journal de Spirou. Puis en 1977-1978, je suis parti passer un an à Paris. Il se trouve que j’habitais juste à côté du siège de Hara Kiri et que je fréquentais pas mal les auteurs. Je connaissais donc bien la bande dessinée de langue française, elle-même déjà diffusée en Suisse francophone. Il faut savoir qu’il existe deux espaces culturels distincts en Suisse : d’une part la Suisse Romande (francophone) qui appartient à l’espace culturel français ; d’autre part, la Suisse alémanique qui se rattache à l’espace culturel allemand et germanophone.
Or, au début des années 1980, on voyait apparaître des bandes dessinées adultes ; notamment dans les revues (A Suivre) et Charlie Hebdo. Mais rien de tout cela n’était traduit en allemand : seuls une centaine d’albums sortait par an en langue germanique. Avec Edition Moderne, j’ai donc commencé par publier des auteurs comme Munoz et Sampayo que j’aime beaucoup, ou encore Tardi. Le premier livre date de 1982, c’est un travail de Gérald Poussin.[1]
En même temps, il se passait pas mal de choses en Suisse… Fin des années 1970 — début des années 1980, nous avons eu le mouvement de «Révolte des jeunes » qui correspond à une espèce de révolution à la Mai 68 mais réservée au domaine de la culture. Ce mouvement a commencé avec une manifestation devant l’opéra, pour réclamer un centre culturel autonome. Puis, c’est devenu un mouvement de masse qui concernait les Suisse romande et alémanique ; il y avait 10 000 personnes dans la rue.
Dans cet esprit, beaucoup de fanzines sont apparus dans les années 1981 – 1982. Tout se faisait de manière assez spontanée et pas très légale. Strapazin est la suite logique de ce mouvement. Il s’agit d’un collectif fondé en 1984 par le Luxembourgeois Pierre Thomé qui avait étudié à Stuttgart et vivait à Munich. Il travaillait alors dans une espèce de Pariscope qui s’appelait Blatt München, destiné à la culture alternative. Il a décidé de créer Strapazin et m’a contacté dès le numéro 1 pour obtenir des droits sur les œuvres que je publiais chez Edition Moderne. C’était exactement la revue dont je rêvais, j’ai donc décidé d’y participer. Peu après, Blatt München a fait faillite et Strapazin a déménagé à Zurich où elle est encore basée aujourd’hui, avec également une antenne à Munich mais qui ne s’occupe que de distribution.
V Strapazin, cela signifie quoi ? Quelle est la relation avec Edition Moderne ?
DB C’est un jeu de mot entre aspirine en allemand et « Strapaze » qui signifie stress quotidien. Strapazin, c’est un remède contre le stress quotidien. Strapazin et Edition Moderne échangent leurs auteurs. Des auteurs allemands comme Mahler, Anke Feuchtenberger, Martin tom Dieck ont commencé dans Strapazin avant d’être publiés chez Edition Moderne.[2]
V Strapazin existe donc depuis presque trente ans et continue à découvrir de nouveaux auteurs, à maintenir une ligne éditoriale très exigeante et innovante, tout en tirant à 3000 exemplaires et en publiant quatre numéros par an. C’est un cas unique. Comment expliquer une telle réussite ?
DB Strapazin est un miracle qui existe depuis 27 ans ! Il existe deux principales raisons qui expliquent ce miracle.
D’abord, la publicité. Dans chaque numéro, nous publions huit à dix pages de petites annonces carrées, ce qui donne 500 petites publicités sous format d’autocollant. Cela permet de financer le journal. Ce sont de beaux autocollants, dessinés par les auteurs eux-mêmes. Il n’y a pas de bons à imprimer, les annonceurs découvrent leur publicité dans le numéro. Strapazin paraît quatre fois par an, et financièrement, on réussit à s’en sortir avec neuf pages de publicités par numéros. Ça nous permet également de payer les auteurs pour chaque publication et ce depuis quinze ans. Cela nécessite un important travail de démarchage. D’ailleurs, nous avons conseillé aux Chinois de Special Comix de faire la même chose et ils s’y sont mis récemment.
Ensuite, Strapazin est un collectif avant tout. Nous sommes une bande de copains et on travaille tous dans un atelier qui rassemble pas mal de monde. C’est donc un prétexte pour rester en contact, sans ça on ne se verra pas aussi souvent.
Une dernière raison, c’est qu’on se fout du lecteur ! On publie ce que l’on veut, en totale liberté, sans chercher à plaire.
V Comment réussissez-vous à identifier des jeunes auteurs ? Par exemple les Chinois auxquels vous avez consacré votre numéro 100 ? Quelles sont vos relations avec les éditeurs étrangers ?
DB Nous tirons à 3000 exemplaires, ce qui est pas mal et nous permet d’être identifiés. Nous sommes reconnus mondialement, ce qui nous a permis de faire dans les années 1990 un tour du monde la BD alternative. Etre connu permet d’attirer des auteurs. Par exemple, l’un des Chinois de Special Comix avait trouvé Strapazin dans une boutique à Vienne et nous a contactés par la suite. Il se trouve que la copine de Christoph Schuler, l’un des membres du comité éditorial, est chinoise. Cela a facilité les choses, par exemple pour les traductions. Et le gouvernement suisse, via un programme culturel, nous a financé un voyage en Chine. Nous sommes tous allés à Nanjing et à l’Exposition universelle de Shanghai.
Dans le même genre, en France nous avons un partenariat avec l’Association. On a tout de suite été très proches d’eux, au début des années 1990. Ils étaient parmi les premiers éditeurs à ne pas être braqués sur la bande dessinée francophone ; ils se sont aussi ouverts par exemple au canadien Drawn and Quarterly.
Il existe aujourd’hui une vraie mouvance internationale des petits éditeurs indépendants de bandes dessinées. On se retrouve régulièrement, à l’occasion des grands festivals comme ceux d’Angoulême, d’Helsinki ou de Lucerne. Nous sommes aussi très proches de l’éditeur suisse Atrabile qui est le pendant francophone d’Edition Moderne et Strapazin.
V Comment fonctionne Strapazin ? Je n’ai pas réussi à comprendre qui était le rédacteur en chef…
DB Nous n’avons pas de rédacteur en chef. Nous organisons une réunion à la fin du mois d’octobre, chaque année. En général, nous sommes une vingtaine et des gens extérieurs à Strapazin y participent. Alors, nous décidons des thèmes des quatre à cinq prochains numéros. Par exemple, nous nous apprêtons à faire le planning pour les numéros qui s’étaleront jusqu’au printemps 2013. En 2011, nous avons eu deux numéros pilotés par des auteurs extérieurs au comité de rédaction. Les numéros se font dès lors en fonctions des contacts et goûts du rédacteur en chef du moment. Cela permet de réaliser des numéros à chaque fois très différents, de conserver un esprit indépendant et de rester avant-gardistes. Notre seule exigence est de publier des histoires jusqu’alors inédites en langue allemande. Récemment, je me suis d’ailleurs chargé d’un numéro spécial sur les fanzines français.
V Et quel est votre public ? Comment a évolué le tirage de la revue ?
DB A l’origine, nous ne touchions que le lectorat traditionnel de la bande dessinée. Mais, au fur et à mesure, beaucoup d’auteurs de Strapazin sont passés dans l’enseignement. Il n’y a pas encore d’études de bandes dessinées en Suisse, alors ils enseignent les beaux-arts, le graphisme, etc. Ils ont donc parlé de Strapazin à leurs étudiants ce qui nous a permis d’élargir notre audience.
Quand Strapazin a été lancé, nous tirions à 2000 exemplaires. Puis il y a eu des hauts et des bas… Aujourd’hui, nous sommes donc à 3000 exemplaires dont environ 50 % d’abonnements… ce qui ne représente que 15 % de nos recettes !
V Revenons un peu à édition Moderne. Quels sont vos plus gros succès ?
DB Satrapi. Avec 100 000 exemplaires, c’est la meilleure vente. Ensuite, ce sont principalement les auteurs régionaux qui marchent bien, ce qui permet aux trois personnes qui travaillent pour les éditions d’en vivre. Il y a en particulier Mike Van Audenhove qui écrivait en suisse-allemand. C’est un patois parlé par seulement 4 millions d’habitants, son travail ne dépasse donc pas les frontières. Or, cet auteur a sauvé Edition Moderne dans les années 1990 ! Mike est né et a grandi aux Etats-Unis mais a fini par s’installer en Suisse. Il est décédé en 2009, il était encore jeune… En revanche, d’autres auteurs à renommée internationale comme David B par exemple ne rencontrent pas un très grand succès (pas plus de 200 exemplaires).
V Et aujourd’hui, quels sont d’après vous les auteurs allemands les plus prometteurs ? Quels auteurs sont traduits en français ?
DB Je citerais Matthias Gnehm, édité chez Atrabile.[3]
Pour ce qui est des auteurs allemands traduits, il faut reconnaître qu’à l’origine on avait uniquement des Français traduits en allemand et pas l’inverse… mais les choses sont en train de changer. Je citerais par exemple Ulli Lust éditée chez Ça et Là ou encore Thomas Ott, qui a pour la première fois été publié chez Edition Moderne.[4]
Il faut aussi savoir que le marché de la de la bande dessinée en Allemagne et en Suisse alémanique est bien moins important qu’en France… mais en même temps, la bande dessinée y est mieux considérée qu’en France.
V Vous travaillez dans la bande dessinée indépendante depuis les années 1980… Quelles ont été les grands moments de ces trois décennies ?
DB Quand j’ai commencé dans les années 1980, c’était la période des classiques de Pilote et (à Suivre)… Il y avait aussi et surtout la revue Raw d’Art Spiegelman qui a beaucoup influencé Pierre Thomé quand il a fondé Strapazin. L’idée des petites publicités sous forme d’annonce vient d’ailleurs de là…
Une nouvelle bande dessinée est apparue après la chute du Mur de Berlin, d’un seul coup, on a découvert des auteurs de l’Allemagne de l’Est : Atak, Anke Feuchtenberger, Wagenbreth.[5] Ils étaient issus d’une culture complètement différente. Ils travaillaient dans les beaux-arts ou le design, sans être des auteurs de bande dessinée à part entière. Et ils ont inventé leurs propres styles, quelque chose de complètement neuf ; sans l’influence de Spirou, Hergé, Crumb ou Raw comme on le voyait tout le temps.
Enfin, une dernière étape importante est celle de l’apparition de la «nouvelle bande dessinée», au début des années 1990, pour reprendre le titre d’un ouvrage d’interviews de ces auteurs.[6]
Pendant ces trente années, ce qui a été très important, ce sont aussi les différentes initiatives d’éditeurs indépendants en Europe : en Espagne avec Max qui avait créé son propre journal, en France avec Jean-Christophe Menu, en Italie avec Igort. Il y a aussi une scène en Slovénie… Ce sont des personnages très importants… On forme tous un vrai réseau avec les éditeurs nord-américains comme Fantagraphics ou Drawn and Quarterly.
Au final, on voit que la bande dessinée évolue comme moyen d’expression, que les méthodes pour montrer des histoires changent. Et elle reste un mode d’expression très bon marché pour les auteurs.
[Entretien réalisé en octobre 2011 entre Paris et Zürich par skype.]
Notes
- Né en 1946 dans les environs de Genève, il publie à la fin des années 1970 — début des années 1980 Tendance débile, Papiers Gras, Les aventures de Buddy et Flappo, Le clan cervelas. Plus récemment, il a sorti Prise de bec aux éditions Zoé (2006).
- Nicolas Mahler est un auteur autrichien, il a notamment publié Kratochvil (trois volumes, 2002 et 2003), Flaschko (deux volumes, 2003 et 2007), L’art selon madame Goldgruber (2004), L’art sans madame Goldgruber (2008) ; le tout chez l’Association.
Anke Feuchtenberger a publié sur un scénario de l’écrivain Katrin de Vries La petite dame (l’Association, 1996) et La putain P (l’Association, 1999), La putain P fait sa ronde (FRMK, 2006), Si mon chien meurt, je me taille une veste (FRMK, 2006).
Martin tom Dieck, auteur allemand, a entre autres publié en français L’innovent passager (Seuil, 1996), Salut Deleuze ! (Fréon, 1998), Les nouvelles aventures de l’incroyable Orphée (le retour de Deleuze) (FRMK, 2002), L’oud silencieux (l’Association, 2003), Vortex (FRMK, 2011). - Il a publié Bouffe et châtiment (sur un scénario de Francis Rivolta, chez Hors Collection, 2001), Mort d’un banquier (deux volumes chez EP Editions en 2004 et 2005) ; Conversion doit paraître en janvier 2012 chez Atrabile.
- Ulli Lust est une auteure autrichienne. Quelques-uns de ses ouvrages ont été traduits en français : Airpussy chez l’Employé du Moi (2009) et le très remarqué Trop n’est pas assez chez Ça et Là (2010), qui a obtenu le prix de la Révélation du festival d’Angoulême 2011.
Thomas Ott est un auteur suisse connu pour ses courts récits muets très sombres. Il a entre autres publié en français : La bête à cinq doigts, (1996), La douane (2005), Cinéma Panopticum (2005), 73304-23-4153-6-96-8 (2008), RIP : Best of 1985 – 2004 (2010) ; le tout chez l’Association. - Atak a publié La chambre des merveilles (Les Etoiles et les Cochons, 1996), Alice (FRMK, 2002), Ada (sur une histoire de Gertrude Stein, chez FRMK), 2007), Comment la mort est revenue à la vie (avec Muriel Bloch, chez Thierry Magnier, 2007), Un monde à l’envers (Thierry Magnier, 2010), Flore (FRMK, 2011). A notre connaissance, Wagenbreth n’a jamais été traduit en français.
- Hugues Dayes, La nouvelle bande dessinée, Niffle, 2002. L’ouvrage comprend des entretiens avec Blain, Blutch, David B, de Crécy, Dupuy-Berbérian, Guibert, Rabaté et Sfar.

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