Egozines

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Avant de commencer, l'égozine, qu'est-ce que c'est? Il est vrai que le terme est loin d'être répandu. L'idée est simple: tout fanzine mettant en scène son auteur, parlant de lui, l'utilisant comme personnage, est un égozine. On peut aussi parler de «personal-zine», ou même de «one-man-zine» -- tout cela se vaut, l'idée centrale étant que l'auteur choisisse, dans le cadre d'une publication, de se donner à voir au monde, et pas juste à ses copains ou ses voisins.

Maël Rannou : Nous sommes quatre ce soir, avec des trajectoires bien différentes. Pour ma part je publie un égozine, Ceci est mon corps[1], où je tente d’écrire une autobiographie par le biais du corps.
À ma droite il y a Laurent Lolmède qui, sans vouloir le vieillir, fera un peu figure d’autorité morale ce soir. Laurent publie en effet depuis le début des années 90 de très nombreux fanzines, notamment les Extraits Naturels de Carnets, journal autobiographique en bande dessinée à parution très régulière. Une partie d’ailleurs été publiée en album à la Comédie illustrée et chez Alain Beaulet. Tu as ensuite arrêté la bande dessinée pendant pas mal de temps pour te consacrer au dessin, là aussi de choses vécues : paysages, carnets de voyages, compte-rendu d’expos, achats de brocantes, etc. Tu viens justement de revenir à la bande dessinée en publiant Carnet d’Alger qui raconte sous cette forme un festival en Algérie[2].
À ma gauche Archna, qui vient du milieu du manfra, une grande communauté du fanzinat où des auteurs français reprennent les codes du manga pour raconter leurs histoires. En tant qu’auteure ton activité principe est un récit d’aventure, Water Lily Island, que tu auto-édites et vends en convention. Mais tu publies aussi un petit strip humoristique, racontant à la manière des blogs originaux des petites anecdotes de vie familiale par le biais d’un alter-ego du nom d’Archnou. Un recueil est sorti sur papier : Archnou au pays d’Archnou[3].
Et notre dernier invité est Rodolphe Cobetto-Caravanes, qui lui ne vient pas de la bande dessinée. Réalisateur, photographe, éditeur et sans doute plein d’autres choses, il est surtout ici pour Petit Monde Caravanes, un fanzine assez unique créé en 1996 et dont le 88e numéro sort aujourd’hui. PMC, c’est un fanzine où il y a un peu de dessin mais surtout du texte, qui parle de tout ce qui te passe par la tête. Certains numéros abordent ta famille, d’autres une chose qui t’a marqué dans la journée, beaucoup tournent autour de la pratique artistique, tu t’essaies aussi souvent à la critique – je me souviens par exemple d’un numéro entièrement dédié à la chronique d’un festival de cinéma, etc.
La première question pour mes interlocuteurs sera simple : pourquoi avoir décidé de se raconter, pourquoi avoir décidé de devenir vos propres personnages plutôt que d’aller vers de la fiction totale ?

Archna : Tout ça a commencé à cause de mon petit mari, qui se moquait régulièrement de moi. C’était plutôt drôle et comme la bande dessinée c’est mon moyen de m’exprimer, j’ai retranscrit ça dans Archnou au pays d’Archnou. C’était d’abord pour nous, je lui montrais, puis je l’ai mis sur Internet sans savoir si ça intéresserait grand monde. Finalement, il y a eu de bonnes réactions alors, de fil en aiguille, on en est arrivé à la version papier.

Rodolphe Cobetto-Caravanes : Comme tu l’as dit en introduction, je fais plein d’autres choses en dehors des fanzines. En fait j’ai toujours fait plein d’autres choses – du cinéma, de la musique – et je trouvais qu’on ne parlait vraiment pas assez de moi dans les médias traditionnels. Alors j’ai créé Petit Monde Caravanes, mon média traditionnel à moi, en 1996. Au début je parlais aussi beaucoup des gens autour de moi qui faisaient des choses intéressantes, et petit à petit ça a glissé vers le côté autobiographique. Après je joue avec ça, il y a des numéros qui sont strictement vrais, d’autres qui sont autofictionnels, d’autres où je ne parle pas du tout de moi : par exemple j’ai laissé un numéro entier sous la responsabilité de Dominique Petitgand[4], un musicien contemporain qui y a réalisé un abécédaire totalement libre.

Laurent Lolmède : Je ne sais même plus quand j’ai commencé tellement c’est vieux. Mais d’abord je remplissais des carnets, tout le temps, et j’ai voulu à un moment sortir ces dessins de ces carnets pour les diffuser un peu plus. J’avais envie que les gens voient mon travail et j’ai photocopié les premiers numéros, que j’avais appelés Extraits Naturels de Carnets. Au départ ce n’étaient vraiment que des dessins, la bande dessinée est arrivée vraiment par hasard pour raconter des petites tranches de vie : une ballade avec des copains, un mec qui se casse la gueule dans la rue… L’anecdote quoi.

Maël Rannou : Vous avez tous ce rapport au quotidien, aux «petits riens». Or, Archna le disait bien au début, c’est très difficile de juger ce qui peut être intéressant hors d’un cercle très restreint de proches. Comment abordez-vous cette difficulté et sélectionnez-vous ces «anecdotes» ?

Laurent Lolmède : En fait, raconter le quotidien, c’était raconter ce qui sortait du quotidien : le mec qui se casse la gueule dans la rue, ça n’arrive pas tous les jours. Je me disais «Tiens, il s’est passé ça aujourd’hui», ça m’amusait de le mettre en bande dessinée, sans réfléchir. S’il faut juger ce qui intéressant ou pas, c’est vrai que ce n’est pas du tout évident, souvent ça ne vole pas très haut en fait, mais il faut juste être motivé je pense. Avoir envie, croire que ça peut donner quelque chose.
Quand j’ai commencé ENDC, c’était déjà naïf dans la forme, mon dessin est comme ça, alors j’ai voulu mettre ça aussi dans le récit. Surtout pas avoir à inventer d’histoire, quand je fais un numéro [il fouille dans un paquet de fanzines puis en sort un], par exemple : «Une semaine à la montagne». Il s’agissait, une semaine après, de se remémorer les choses à partir de quelques croquis en en sortant les éléments marquantes. Il se passe plein de choses dans le quotidien, mais si on ne les note pas, on oublie. Je m’en suis rendu compte en faisant ça, et je trouverais vraiment dommage qu’on oublie tout ça. Parce que parfois c’est très drôle, ou cela dit quelque chose de l’époque ou du moment.

Rodolphe Cobetto-Caravanes : En ce qui me concerne, c’est par période. Au début je ne me posais vraiment pas la question, je racontais ce que j’avais envie et point. Mais au bout de quelques numéros j’ai commencé à me poser la question du lectorat, aussi réduit soit-il. Malgré tout, parfois je l’oublie encore, il le faut de temps en temps…
Laurent a dit une chose très belle sur la mémoire, la mémoire des petites choses. Je relis parfois des vieux numéros, quand j’en refais un, ou que j’ai un souvenir flou de quelque chose, et je redécouvre plein de trucs oubliés. Ma mémoire est là et ça c’est assez formidable, c’est aussi une manière de ne pas s’encombrer de choses, ça crée du temps de cerveau disponible…

Laurent Lolmède : Je reprends justement ce merveilleux sur la montagne là. Je vois qu’on a fait une partie de scrabble et les mots qu’on a placé c’est «gamine», «beauté» et «suce», ça si je ne l’avais pas noté je ne m’en rappellerais pas. Pourtant c’était drôle, je m’en souviens — on commence à jouer et on se retrouve avec ça, on n’avait pas fait exprès, il y a un décalage. Alors ce sont des détails de vie, rien d’exceptionnel, mais qui font sourire. Après voilà, la gastro, la bouffe… Tout ça serait totalement oublié si je n’avais pas fait ce fanzine.

Maël Rannou : Une chose intéressante pour vous trois c’est aussi le rapport à Internet : vous y êtes tous de manière différente. Rodolphe et Lolmède venez du papier et avez «migré» sur Internet, Laurent avec un blog qui reste ponctué par de nombreux fanzines (ne reprenant pas forcément le blog), et Rodolphe avec une page Facebook «Daily Minor», où tu notes des brèves, des aphorismes, tout à fait dans l’esprit de PMC. Il n’y a d’ailleurs plus eu de papier depuis longtemps chez toi. Archna c’est un peu différent, tu es plus jeune et tu commences d’abord par le webcomic avant de ponctuellement passer à des fanzines. Comment voyez-vous l’articulation entre les supports[5] ?

Archna : J’aime le bouquin en lui-même, je suis peut-être jeune mais je trouve important de conserver ce lien au papier dans un monde peut-être un peu trop moderne où tout va sur Internet puis disparaît. Après, pour moi Internet est une phase de test, je publie et on voit les réactions en ligne, sur les réseaux sociaux, on m’en parle en convention, etc. Ça permet de savoir s’il y a une demande suffisante et de lancer le format papier.

Maël Rannou : Sans le retour du lectorat, tu n’aurais donc pas fait le fanzine ?

Archna : Je ne sais plus vraiment, je fais aussi des choses spontanément, au feeling. Tu te dis «Bon allez, on va voir ce que ça donne et si ça marche j’en referai».

Rodolphe Cobetto-Caravanes : Je suis très très vieux. Je fais des fanzines depuis les années 80, c’est énorme… Ce qui m’ennuie sur Internet, c’est la notion de flux : une chose est publiée puis supplantée par autre chose, puis par autre chose. Ça m’embête un peu de n’exister que là, je l’ai en effet fait depuis trois ans puisque j’ai eu une petite fille à cette époque, et que ça prend un peu de temps, mais PMC n’est pas arrêté. J’avais toujours ce besoin d’écrire, donc j’ai ouvert cette page Facebook qui m’a permis de coucher tout ça, quand j’en avais envie, avant de revenir au papier. D’ailleurs, ce festival aujourd’hui m’a motivé, et j’ai amené le numéro 88 de PMC, qui revient donc en papier ! J’ai sélectionné un certain nombre de ces posts que j’ai mis dans le numéro. Mais ils n’y sont pas tous, les deux choses restent complémentaires et vont continuer. D’ailleurs, ce PMC n°88 s’appelle «Daily Minor volume 1 (2010-2012)», là aussi il y en aura d’autres, mais tous les PMC ne seront pas forcément des «Daily Minor».
Après, j’aime aussi beaucoup l’objet, du coup le papier n’est pas qu’une compilation d’Internet. Dans ce numéro, j’ai recopié manuellement chacun des textes, il y a des pages avec des papiers de toutes les couleurs, il y a une pièce de puzzle collée sur chaque couverture, etc. Il y a toujours un travail graphique, j’aime les objets de manière générale…

Maël Rannou : Ce qui est intéressant, c’est ce rapport «conjoint» aux deux supports, chez aucun d’entre vous l’un n’annule l’autre, et les publications ne sont pas forcément similaires.

Laurent Lolmède : Je poste moins sur mon blog en ce moment parce que je balance pas mal sur Facebook, mais j’y vois une espèce de vase communicant. Mais pour revenir à Internet, c’est vraiment ça qui m’a remis à faire des trucs. Comme tu l’as dit, j’avais quasiment abandonné la bande dessinée de 2000 à 2006, je ne faisais plus que de l’illustration. Le blog m’a vraiment redonné le côté journal, carnet. Poster tous les jours une image, un point de vue sur n’importe quoi, ça m’a remis dedans… Par contre je ne suis pas d’accord avec ce que disait Rodolphe, sur le défilement, le flux. Au contraire je trouve ça vachement pratique car l’archivage est hyper précis, je peux retrouver chaque dessin depuis 2006, tout est là, quand les fanzines papiers sont tout éparpillés.

Maël Rannou : Pour en revenir au lecteur, quelles ont été les premières réceptions de vos travaux (quel que soit le support) et qu’est-ce qui vous pousse à continuer ainsi ? Faire un numéro c’est très bien mais en faire 88 c’est autre chose. J’imagine qu’il y a quand même quelques personnes qui vous poussent. Comment vous placez-vous par rapport au lecteur et, malgré les thématiques, dépassez-vous le cercle des intimes ?

Archna : Pour moi, c’est venu par les commentaires sur les réseaux, les gens appréciaient. Cela donnait un peu l’impression d’une conversation au téléphone avec un ami, à qui on racontait sa journée. Quelque part aussi, les lecteurs se reconnaissent dans nos petites vies, ils me racontaient leurs anecdotes, «Ha oui, ça m’est arrivé aussi !», tout ça. J’ai eu des messages me disant «Alors à quand le prochain numéro ?» de personnes inconnues, forcément ça encourage.
Il faut dire aussi que j’avais laissé tomber les Archnou car je trouvais qu’à la télévision il y avait énormément de séries où des couples racontaient leurs vies, je trouvais que ça faisait trop. Et finalement j’y suis revenue presque malgré moi, pour faire une pause distrayante entre deux fanzines de la série que je faisais, et c’est reparti de plus belle !

Rodolphe Cobetto-Caravanes : PMC est d’abord vraiment paru pour parler de moi et des gens autour de moi. Le premier numéro, c’était une feuille A4 pliée tirée à 30 exemplaires. Je la donnais au gens que je croisais, comme ça, mais au bout de six ou sept mois il s’est passé quelque chose : les gens ont commencé à me la réclamer. C’était un mensuel et il y avait des accros ! Alors le fanzine a évolué, on est passé à quelque chose de plus épais à dos carré, avec une vraie couverture, et les gens ont suivi. Quand je dis «des gens» ce n’est vraiment pas beaucoup, j’ai toujours plus ou moins une cinquantaine d’abonnés, plus les ventes dans les librairies où je les dépose. Le tirage est d’ailleurs toujours assez peu élevé, là le dernier est à 199 exemplaires.
Mais chez ce petit cercle, il y a une vraie demande, qui m’étonne toujours. Quand j’ai annoncé que le nouveau numéro serait prêt aujourd’hui, j’ai eu plusieurs messages de gens me disant «Enfin ! Pressé de savoir ce qu’il s’est passé en trois ans, etc.». Il y a une volonté de suivre l’auteur sur la durée, c’est assez intéressant.

Laurent Lolmède : En effet, quand j’ai sorti les premiers numéros, vers 92-93, et que je les ai déposé au Regard Moderne, j’ai été très surpris qu’un mec m’appelle un jour pour me dire qu’il avait acheté le fanzine. Ce mec-là c’était Franck Cascales[6], un peintre qui ne fait plus beaucoup de fanzines aujourd’hui mais qui m’en a fait découvrir énormément à l’époque. J’avais fait un fanzine mais je n’en lisais pas, je n’imaginais même pas qu’il y avait des gens qui faisaient la même chose. Ce n’était vraiment pas mon idée au début de faire des fanzines ou de la bande dessinée.
Je suis allé chez Cascales et j’ai rencontré énormément de gens très sympathiques, dont André Igwal, qui est décédé en 2000 et qui s’occupait de la rubrique fanzines de Fluide Glacial. Il m’a beaucoup soutenu, a pas mal chroniqué mes fanzines. Cela ne m’apportait pas tellement de lecteurs mais qu’un mec comme ça, qui connaissait très bien le milieu et les créations du moment, dise du bien de mes livres, ce n’est pas pour avoir de l’ego mais c’est un type qui avait du goût, quoi ! Il parlait de choses que j’aimais beaucoup, et j’étais heureux d’être lu par lui.
Avec sa chronique, j’ai aussi découvert plein de gens, et rencontré d’autres auteurs ensuite avec cette petite bande. Je me souviens de Moolinex qui paraissait vraiment bizarre et faisait ses premiers fanzines sur la table de Cascales, j’ai rencontré Filipandré… Pour faire court, quand en 92 on découvre l’Association, c’était vraiment dans l’air cette histoire d’autobiographie. À peine après avoir fait quelques numéros, je tombe sur des numéros de Lapin où je vois des choses comme ça, dans la musique aussi. Je n’y connaissais pas grand-chose, mais il y avait un mec comme Beck, qui dans le rock incarnait vraiment l’idée «j’enregistre un truc dans ma cuisine…». Le fait d’être publié par un éditeur normal n’était vraiment pas envisagé. Pour ce qu’était un éditeur normal d’ailleurs, parce qu’à la fin des années 80 c’était assez triste : il n’y avait plus un journal, Futuropolis se cassait la gueule… Il y avait vraiment ça dans l’air, ce côté «je me démerde tout seul».

Maël Rannou : Tu abordes un sujet intéressant, déjà survolé par Rodolphe tout à l’heure, celui de la fabrication même. Le fanzine, autobio ou non, c’est aussi une volonté de tout contrôler tout seul. Un rapport artisanal qui est aussi cohérent avec le côté «intime» : même si le ‘zine est lu par des inconnus, on contrôle encore sa diffusion.

Rodolphe Cobetto-Caravanes : Faire un objet j’y tiens, ça prend beaucoup de temps, mais je n’ai pas envie de juste imprimer un pdf. C’est un truc que je fais tout seul généralement, sur ce numéro ma fille de trois ans m’a aidé à coller la pièce de puzzle sur la couverture, généralement ma femme ou des amis m’aident pour le pliage. C’est qu’il y a quand même 199 exemplaires, un nombre que j’aime bien, et PMC est parfois épais. Voilà pourquoi j’ai de la corne aux doigts.

Maël Rannou : C’est une vraie différence avec les autres présents, tout de même. Pour ma part je donne en effet juste un fichier HD maquetté à l’imprimeur, Archna fait de même, Lolmède a toujours pratiqué la photocopie et assez peu l’objet. Chez toi, il y a un vrai rapport à la fabrication.

Rodolphe Cobetto-Caravanes : En plus je n’ai pas vraiment de fichiers, je ne suis pas très doué en informatique. Basiquement, j’imprime toutes les pages sur des carnets, j’ai préparé les carnets sur ordinateur c’est vrai, puis je plie. Il m’arrive aussi parfois de faire 199 fois une page à la main, pour que chaque numéro soit unique. J’ai aussi fait un numéro avec un rébus dessiné à la main avec à chaque fois un rébus différent.
Ce n’est pas le cas sur celui-ci car je n’avais pas le temps, mais on retrouve cette idée d’exemplaire unique sur une page. Dans ce numéro, je parle de la mort de mon père, et à chaque fois que j’allais à l’hôpital le voir, je récupérai son menu du jour, qui était imprimé. J’en ai mis un par numéro, chacun correspondant à un jour différent. J’aime aussi beaucoup ça, récupérer des choses, laisser des traces de choses sensées rester éphémères. Dans le même esprit, j’avais fait la couverture d’un numéro uniquement avec du carton découpé dans mes cartons de déménagement jaunes. J’aime vraiment cette récup’, et on retrouve là une certaine intimité dont tu parlais, il y a un acte unique pour le lecteur. Au-delà même de la fabrication, ce sont des exemplaires vraiment différents.

Laurent Lolmède : Tu fais les 199 d’un coup ? Tu ne te dis pas «Je vais en faire 50, puis j’en retirerai 50 jusqu’à 199» ?

Rodolphe Cobetto-Caravanes : Je les photocopie tous d’un coup, après je les façonne au fur et à mesure. Il faut le temps. Aujourd’hui, pour être tout à fait franc, je n’en ai fait que 30, mais les autres m’attendent. Et je finis toujours par les faire à la fin, même s’il y en a vingt qui resteront dans un placard éternellement. Il faut aller jusqu’au bout. 199 ça correspondait à une norme, j’ignore si elle est encore valable, mais en dessous de 200 on était considéré comme une «publication sauvage», ne nécessitant pas de numéro ISSN et de déclaration. C’est pour ça que je tiens vraiment à ce nombre, même si la loi n’est plus en application. [Dans la salle, une spectatrice travaillant à la BNF confirme que la norme n’est plus d’actualité] Voilà, ça n’existe plus, je suis un dinosaure. J’aimais ça moi pourtant, le côté «sauvage»… J’espère que je ne vais pas avoir une mise en demeure !

Maël Rannou : Sur l’intimité, outre Laurent qui a publié des livres distribués en libraire, est-ce que le rapport de «connaissance» avec le lectorat compte pour vous ? Pour expliciter, dans mon cas je suis toujours extrêmement curieux du retour que pourrait avoir n’importe quel lecteur, inconnu ou non, ça m’obsède presque. Ça ne ferait pas changer ma pratique d’ailleurs, mais l’idée d’avoir un tirage faible (100 ex.) me permet de rencontrer chacun des lecteurs, de «contrôler» cela. Ce sont des questions que vous vous posez ?

Archna : Au départ c’est vraiment parce qu’on n’avait pas le choix, on imprimait les exemplaires à la maison donc on ne pouvait pas faire d’énormes tirages. Je n’aimais pas trop la photocopieuse car je faisais des trames informatiques, qui sortaient mal avec ces machines. On l’a donc fait en jet d’encre, le rendu était plus joli, mais la cartouche partait en cinq fanzines, ce n’était donc pas possible non plus.
On est donc parti avec un imprimeur professionnel pour faire des petits tirages, qu’on retire au besoin. L’idée est de ne pas avoir de trop gros stocks car on fait beaucoup de conventions, on a pas mal d’autres produits (pas forcément des fanzines ou des bandes dessinées).

Laurent Lolmède : Pour moi, c’est surtout que quand tu fais les choses toi-même, tu n’as pas de comptes à rendre. Si tu fais une connerie, c’est de ta faute et puis voilà. Tu peux publier n’importe quoi et c’est très bien. Dans mon cas c’est aussi parce que personne n’en veut ! Si je ne le fais pas, personne ne le fera, alors autant se démerder tout seul. Après, il y a un vrai plaisir à imaginer le livre qu’on va faire. Il y en a qui aiment bien travailler en équipe, moi j’aime bien travailler tout seul.

Maël Rannou : Je reviens sur la question de l’intimité avec le lecteur. Je pense notamment à ce que tu viens de faire pour Carnet d’Alger, où tu proposes de dédicacer un exemplaire à chaque personne qui te commandera le bouquin dans une enveloppe illustrée. Là, tu ne peux pas nier que tu cherches à créer un lien !

Laurent Lolmède : Oh ça c’est venu comme ça, j’ai reçu une enveloppe, je l’ai mise sur Facebook… En fait c’est plus de la com’, ça m’amuse et ça donne une occasion de parler du bouquin. C’est un prétexte en fait, qui fait vivre le truc au-delà du livre, un peu comme Rodolphe qui colle un truc. Ce qui amusant c’est de trouver une idée comme ça, qui fonctionne et interpelle, qui créé un dialogue en effet. J’adorerais avoir des commandes comme ça tous les jours, pas que pour l’argent, mais pour pouvoir poster plus d’enveloppes.
Après sur les lecteurs, je ne cherche pas vraiment à créer le lien plus que ça, je rencontre des gens, s’ils sont sympas, si ce sont des auteurs talentueux, ça peut aller plus loin, mais je ne vais pas aller les chercher. Si, une fois j’étais vraiment étonné d’un lecteur et je l’ai marqué dans un ‘zine d’ailleurs : c’est quand Robert Hue s’est abonné à Extraits Naturels de Carnets !

Rodolphe Cobetto-Caravanes : Pendant que vous parlez, je me mets à penser au faible tirage. De fait, quand on édite à si peu d’exemplaires, ça ne peut pas aller très loin autour de toi. Mais ce qu’il y a de magique, c’est quand ça échappe justement à ton contrôle : parce qu’un type a lu le ‘zine chez un copain, qu’il l’a trouvé chez un libraire… Typiquement, quand Maël m’a écrit sur Facebook il y a six mois pour m’inviter à cette table ronde, il venait de rédiger un article sur un Petit Monde Caravanes de 1999[7] ! Je n’imaginais pas que ça puisse me retomber dessus comme ça, plus de dix ans après, et ça c’est génial.
Après l’intimité oui et non, je vois l’autofiction comme un documentaire. Le documentaire, les gens te disent toujours «c’est la réalité» — non, un documentaire c’est toujours un point de vue. Je joue beaucoup avec ça, PMC est un regard sur moi-même et je triche à fond. Un jour j’ai prétendu que j’étais boulimique, c’était drôle dans le propos, quelqu’un l’a cru et a voulu me mettre en contact avec quelqu’un faisant une enquête sur ces sujets ! Alors non, c’était une blague, c’est de l’autofiction, tout n’est pas vrai.
Je vais spoiler le dernier numéro mais bon, à un moment j’écris tout un chapitre où je décris comment je tue des rats : je n’ai jamais tué de rat de ma vie, mais je suis sûr que des tas de gens vont le croire. Comme il y a quand même des vrais trucs tout le temps, c’est un peu mélangé et ça permet cette dérive qui me plaît beaucoup. Ce qui est un peu embêtant, c’est par rapport à la mémoire qu’on évoquait tout à l’heure, parfois je me relis et je me dis «Ah j’ai fait ça ? Mais je ne m’en rappelle pas du tout», or c’est peut-être totalement faux. Je me piège moi-même.

Maël Rannou : Tu abordes ici une autre question essentielle, celle de l’image qu’on projette. L’image de soi, qui peut surprendre — ma compagne a très peu aimé le portrait que je fais de moi dans Ceci est mon corps, elle trouve que j’ai l’air d’un gros tas laid et idiot — mais aussi l’image des autres. Quand on fait de l’autofiction, les autres personnages sont aussi réels et peuvent être en désaccord avec le portrait que l’on fait d’eux. Fabrice Neaud a beaucoup eu de problèmes avec ça… Vous vous posez ce genre de questions, des limites ? Et un peu comme le coup de l’enquête sur la boulimie, est-ce que parfois vous vous êtes retrouvé dépassés par le réel ?

Archna : On se cantonne à l’histoire d’un couple, tout est très mignon et je m’interdis tout ce qui est réellement intime, notamment tout ce qui peut se passer au lit. Comme je le disais, Archnou au pays d’Archnou c’est un peu téléphoner à un ami, ou à sa famille, et lui raconter les nouvelles : on ne rentre pas dans ce qui se passe au lit.

Maël Rannou : C’est marrant, parce que s’il y a bien des gens à qui j’ai envie de raconter des trucs graveleux c’est bien à mes amis moi ! Plus qu’à mes lecteurs c’est sûr.

Rodolphe Cobetto-Caravanes : Oui, ou toutes les soirées pas glorieuses…

Archna : Ha mais vous vous faites ce que vous voulez ! Mais moi c’est la limite que je m’impose, pas de sexe, juste des petites choses simples. Il y en a qui mettent du sexe, ça fait vendre, pas moi, ça ne m’intéresse pas de faire ça. Rien de ce que je décris ne peut vraiment porter préjudice à l’image de l’autre, je ne raconte que notre petite vie de couple et mon mari regarde toutes les pages avant publication, donc si quelque chose le gêne il peut me le dire et je n’irai pas la diffuser. C’est vraiment normal, je le dessine alors je trouve que la moindre des choses c’est quand même de lui demander ce qu’il en pense, s’il accepte d’être un peu ridiculisé. On travaille vraiment comme une équipe donc il n’y a pas de souci. C’est aussi simple que ça.

Laurent Lolmède : Les gens tiquent souvent sur la manière dont je les dessine car j’ai tendance à faire les gens moches, mais c’est bien car quand des lecteurs voient ma femme pour la première fois dans la vraie vie, ils la trouvent tellement mieux ! Au bout d’un moment les gens s’y habituent…
Mais c’est vrai que ce n’est pas évident au début. Quand j’étais aux Arts déco, je découvrais Ungerer, Topor, des génies du dessin et je voulais faire pareil mais je n’avais pas le niveau. Une fois j’ai dessiné ma mère et je me suis pris une claque monumentale. Ça s’est arrêté après parce qu’elle a compris, mais elle était vraiment vexée de la tête que je lui avais fait. Ça fait bizarre de s’en prendre une par sa mère à cet âge !
Après, sur le fond des histoires, c’est surtout ma famille et ça les amuse plutôt, ça les étonne que des gens puissent s’intéresser à ces histoires.

Maël Rannou : Tu as parlé rapidement de tes influences graphiques, au-delà du dessin, est-ce que vous vous êtes lancé dans l’egozine sous l’influence d’autres auteurs ? Laurent, tu disais ne pas avoir une grosse culture fanzine avant d’en faire mais les autres ? Rodolphe semblait baigner dans une culture alternative, et toi Archna ?

Archna : Je ne connaissais pas du tout, j’ai découvert ça en me baladant à la Japan Expo avec celui qui allait devenir mon mari. À un moment je suis tombée sur des dessinateurs, j’ai d’abord voulu leur proposer mon travail pour me faire un peu connaître, mais j’ai vu qu’il y en avait des allées entières ! Tellement que je me suis dit «après tout pourquoi pas nous ?» Je me suis renseignée, j’ai vu que ça s’appelait fanzine, alors va pour le fanzine ! D’ailleurs le mot «egozine», je ne l’avais encore jamais entendu avant qu’on ne m’invite à cette table-ronde.

Rodolphe Cobetto-Caravanes : Si ça peut te rassurer, moi non plus !

Archna : Bon, ouf alors ! En tous cas, après avoir découvert ça on s’est lancé dedans et toute cette culture on l’a découverte après, en faisant. Forcément, au fil des conventions on croise des gens, on discute de plus en plus avec d’autres dessinateurs, et j’ai découvert d’autres fanzines. Mais c’était après et ça reste une activité à côté de mon travail, donc je ne peux pas non plus y consacrer trop de temps.

Rodolphe Cobetto-Caravanes : Comme Maël l’a pressenti, j’étais un petit punk. J’habitais à Reims, dans l’est de la France, et les premiers fanzines que j’ai vu étaient de la mouvance punk, avec de la musique, des mises en pages à la hache et une énergie que j’aimais beaucoup. Les premiers fanzines que j’ai fait c’était donc ça, avec des copains, on était aussi vraiment fans de bande dessinée et on les tirait sur la photocopieuse du lycée. Ce côté récup’ dont on parlait, à tout ramasser, ça vient de ce mouvement punk auquel je suis très attaché sentimentalement et qui véhiculait ça.
C’est quelque chose qui a été évoqué par nous tous, moi j’étais trop jeune pour être réellement punk à l’époque du punk : en 1977, je faisais du skate. Mais j’en ai gardé ce que cet esprit a rendu possible, le DIY («Do It Yourself»). J’avais envie de créer, d’être lu et de tout gérer, grâce aux portes ouvertes par le punk. C’est pareil pour le rock, ou même pour le cinéma – je fais un cinéma en totale autarcie alors que c’est censé être un genre par équipe par excellence. Bien sûr, je bosse avec des acteurs et d’autres gens, mais il n’y a pas de grosse société derrière, ce n’est pas la grosse machine souvent décrite. «Fais le toi moi-même»…

Laurent Lolmède : Mais au cinéma, tu fais comme ton fanzine ou autre chose ?

Rodolphe Cobetto-Caravanes : Ah non, au cinéma je ne suis pas du tout dans l’autofiction, ça se rapproche plus du cinéma expérimental, c’est très esthétique… Je travaille par contre beaucoup sur la matière, c’est un peu compliqué d’ailleurs avec l’arrivée du numérique. En ce moment je navigue entre ça et le Super 8.

Laurent Lolmède : Et ils sortent en salle tes films ?

Rodolphe Cobetto-Caravanes : Oui oui, mes films sont distribués. Bon, pas tous parce qu’il y en a trop, mais je suis diffusé par Light Cone, qui se consacre au cinéma expérimental, j’ai aussi des films à l’agence du court métrage, j’ai des copies de mes 35mm en pellicule et des copies numériques…
Après, le mauvais côté de bosser tout seul, c’est que personne ne vient frapper à la porte pour te chercher. Toi Laurent, ça t’es arrivé avec quelques éditeurs, tant mieux, mais ça arrive rarement que quelqu’un vienne chez toi pour te dire : «J’ai bien aimé ton travail, faisons un truc ensemble». C’est un peu le retour de bâton, quand on est seul, c’est jusqu’au bout. Avec le temps on s’en lasse un peu mais comme tu as gagné l’image du type qui se débrouille tout seul, alors tu continues tout  seul.

Laurent Lolmède : Ce que tu dis me fait penser à ceux qui font de l’art brut. J’ai toujours été passionné par ce courant et quand j’ai commencé j’étais plus là-dedans. À la fin des années 80, j’étais vraiment dans cette culture, dans la peinture, et on retrouve énormément d’artistes qui sont dans la solitude la plus totale, entièrement dans leurs œuvres, seuls avec leur art jusqu’à ce que quelqu’un vienne et trouve ça intéressant. C’est vrai qu’on peut retrouver ça dans nos pratiques, même si on tente de se diffuser, on n’a pas peur de la solitude.
Sinon, on parlait des influences tout à l’heure ? Moi j’ai commencé sans connaissance de la bande dessinée, mais j’ai très vite découvert des choses grâce à Cascales donc et à son fanzine qui s’appelait Ça peut plaire à des gens. Il m’a amené au Regard Moderne où j’ai pu acheter plein de ces comics. Parmi ceux qui m’ont le plus marqué il y a Julie Doucet, c’est la papesse de l’underground pour moi. On est de la même génération mais cet ego exposé, raconté par un point de vue de fille en plus ce qui était alors rare. Ça a beaucoup évolué, mais je me souviens qu’à l’époque, quand on allait à Angoulême, il y avait trois nanas au niveau des fanzines. Et encore, c’était souvent les copines d’un dessinateur. Maintenant il y a en a vachement, autrefois il n’y avait que Brétecher et Jo Manix…
Pour revenir aux influences «ego», Mattt Konture est aussi hyper important et puis, lui c’est même pas le pape c’est le Dieu, il y a Robert Crumb. Et puis il y a John Porcellino, j’ai tout de suite aimé dès que j’ai trouvé son fanzine dans la librairie. Lui, il dessinait comme s’il avait trois ans, et ça a pas trop bougé depuis. Il faisait King Cat Comics — qui existe toujours alors qu’il a publié des livres en France, en Suisse, au Canada — j’ai vraiment aimé, on a échangé. Porcellino est très important.

Maël Rannou : Porcellino est vraiment un auteur proche de cet «instant», de l’anecdotique mais avec beaucoup de «poésie». Il est aussi souvent cité parce qu’avec ses fanzines il publiait une sorte de catalogue avec des fanzines de tout un tas de pays, à une époque où Internet n’existait pas cela en faisait une référence essentielle pour qui s’y intéressait. C’était aussi un moyen de créer des ponts, de briser cette solitude.

[Table-ronde conduite en public le 25 mars 2014, dans le cadre du premier festival du fanzine et de l’édition modeste]

Notes

  1. Quatre numéros sont parus à ce jour, on peut en découvrir des extraits et les commander ici.
  2. De nombreux dessins sont visible sur ce site où l’on peut également commander plusieurs livres.
  3. Le travail d’Archna peut se découvrir ici et sur Facebook.
  4. Petit Monde Caravanes n°80, «ABCdaire Dominique Petitgand», 2005. On pourra également se référer au site de Dominique Petigand.
  5. On trouvera ici la page «Daily Minor» de Rodolphe Cobetto-Caravanes.
  6. Voir son site.
  7. Il s’agit de cette note sur 1fanzineparjour à propos du PMC n°29, paru en février 1999 et déniché au Regard Moderne treize ans plus tard.
Entretien par en mars 2015