François Schuiten
En compagnie de Benoît Peeters, François Schuiten nous invite depuis près de trente ans à explorer l’univers des Cités Obscures, création tentaculaire qui s’incarne dans des formes diverses — bande dessinée, guide de voyage, recueil de journaux ou encore exposition monumentale. Rencontre avec son Grand Architecte.
Stéphane Beaujean : L’architecture occupe une place prépondérante dans votre œuvre.
François Schuiten : J’utilise effectivement l’architecture pour ciseler mes univers. C’est un bon outil pour échafauder un espace dramatiquement puissant en bande dessinée. Sans doute cette inclination m’est venue par mon père, lui-même architecture et peintre. Car son regard sur l’architecture était avant tout celui d’un artiste ; ses projets, il les pensait à l’aide de gestes de peintre. J’ai été imprégné sans en prendre conscience de ses croquis et de ses gestes.
SB : Gestes d’architectes et gestes de peintre, comment les distinguez vous ?
FS : Dans l’après-guerre il fallait savoir vendre. Et mon père était aussi bon vendeur qu’architecte. Lorsqu’il débarquait chez un client, il dessinait le projet envisagé. Ses rendus aux lavis détaillaient les cieux, travaillaient les atmosphères. Ces projets devenaient porteurs d’histoire, parfois même d’une dimension fantastique ou grandiloquente. C’est le début de la dramaturgie, du drame et du mystère. Et cette dimension rare dans le dessin d’architecture venait probablement de sa formation de peintre, comme de son envie d’éblouir ses potentiels clients. Au cas où ces derniers n’étaient pas convaincus, il encadrait son dessin et le posait sur un des meubles avant de se retirer, que le projet les obsède jusqu’à la décision. (Rires).
SB : Et vous-même, comment traduisez-vous cet héritage, du dessin et de l’architecture ?
FS : Intérioriser un édifice en passant par la main, par une expression physique et interne, permet des sensibilités dans les détails, qui se ressentent dans l’espace. Ce qu’il y a de frappant, dans une architecture dessinée, c’est que je devine la main, les fragilités, des choses perceptibles.
SB : Vous considérez-vous comme un dessinateur architecte, comme cela s’entend parfois ?
FS : Je suis parfois agacé par le résumé de notre travail à l’idée d’architecture dans la bande dessinée, ou par l’idée que l’architecture en est le héros. Je préfère désormais parler de notion d’espace. Je n’ai jamais voulu être architecte même si le travail de scénographe me rapproche de ce métier. Il n’existe, dans mes récits, quasiment aucun dessin sans personnage. Je n’éprouve pas tant de plaisir à dessiner les bâtiments pour eux-mêmes. Je les aime dans la mesure où ils peuvent m’aider à donner une échelle, à raconter une histoire, à nourrir des champs de tensions.
SB : Comment donnez-vous du sens aux bâtiments ?
FS : De la même manière que l’on se glisse dans la peau d’un héros, on se glisse dans celle de l’architecte qui à conçu tel ou tel édifice. Dessiner une architecture permet de la comprendre, de retrouver son sens et son projet, en décomposant la multitude de couches qui racontent une histoire, la sienne, à travers sa fonction par exemple.
SB : Architecture et bande dessinée ont-ils des liens naturels ?
FS : Pas nécessairement. Mais il y a des points de rencontres identifiables. Par exemple, l’une des choses primordiales en bande dessinée, c’est de faire entrer l’œil dans l’image, et en cela, l’architecture est un bon outil car il permet de guider, d’orienter, le regard à travers les jeux matériaux et de lumières. Ce qui m’intéresse également, c’est la composition. La planche, ça se rapproche d’une topographie, ça joue des rapports de vide et de plein. On peut donc approcher l’écriture et la composition d’une planche de bande dessinée avec des préoccupations d’architectes.
SB : Vous rapprochez d’ailleurs souvent la ville, et la bande dessinée, à des systèmes.
FS : C’est ce qui m’intéresse. On traque cela avec Benoît Peeters, le personnage pris dans un système. Comment un environnement nous construit, nous révèle ou nous détruit. Quels liens organiques la cité tisse-t-elle avec nous. Ces liens fractals qui se créent entre choses très petites et très grandes. La bande dessinée et l’architecture sont de bons outils pour en parler.
SB : Comment l’architecture révèle-t-elle, ou sublime-t-elle, le système, en bande dessinée ?
FS : Le plus souvent à travers des choses très précises, proches, palpables, infimes. La crédibilité des espaces tient à ça et j’aime beaucoup m’en préoccuper. Les petites choses doivent refléter la dimension du système, le détail devient synecdoque, porteur de sens. Pour moi, là encore, il y a un lien possible à faire si on le souhaite entre architecture et bande dessinée. La bande dessinée est l’art du signe, et à travers la mise en scène des détails des bâtisses, on peut exprimer beaucoup. Le dessin a cela comme particularité qu’il offre beaucoup de lisibilité en architecture.
SB : Qu’entendez-vous par lisibilité du dessin en architecture ?
FS : J’aime beaucoup les moments où les choses se brouillent, où le corps des villes devient illisible. Le dessin, parfois, a l’avantage de la photo, permet de redonner un peu de lisibilité à l’architecture. Parfois je cours après le cinéma, parfois après à la photo, mais dans le dessin réaliste je sens quelque chose d’unique, entre le dessin et l’architecture.
SB : Aujourd’hui, vos utopies dessinées trouvent des incarnations dans le réel (métro Arts et Métiers à Paris ou Porte de Hal à Bruxelles, plusieurs pavillons d’expositions universelles). Ce couronnement n’est-il pas un paradoxe ?
FS : Le risque du dessin de l’utopie, c’est qu’il ne s’incarne plus, qu’il devienne éloigné du réel, qu’il se complaise dans son invention et se détache de la rugosité du réel. Alors quand on travaille sur des mondes, on a envie de les tester. Le glissement vers la scénographie me l’a permis, et en échange a modifié mon regard de dessinateur. Le va-et-vient entre les deux formes d’expression crée une conscience nouvelle de ce que le dessin peut apporter et que le réel ne peut pas.
[Entretien réalisé à Paris en mai 2010.]
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