Kevin Huizenga
L’œuvre de Kevin Huizenga m’évoque avant tout un charme particulier et presque désuet. Glenn Ganges, le personnage dont l’auteur s’est entiché, pourrait être tout droit sorti de la grande époque de la ligne claire belge avec son nez rond et ses yeux formés de simples ovales. Au travers de la physionomie « sympathique » de son héros, Kevin Huizenga nous emmène tour à tour dans des aventures fantastiques, des instants choisis du quotidien tranquille d’un trentenaire américain et de vastes réflexions exégétiques ou scientifiques. La cohérence qui se dégage du recueil Malédictions paru chez Coconino Press/Vertige Graphic dévoile en effet le savoir-faire d’un auteur en quête d’authenticité qui parvient à captiver notre attention au point de nous faire oublier l’hétérogénéité de son univers.
Nicolas Verstappen : Quand avez-vous créé le personnage de Glenn Ganges ? Pensiez-vous alors en faire un personnage récurrent ?
Kevin Huizenga : Je pense que la première histoire que j’ai dessinée avec le personnage de Glenn Ganges date de 1999. A l’époque, je n’envisageais pas qu’il soit récurrent mais à chaque fois que j’entamais une nouvelle histoire, je me disais : «Glenn Ganges trouverait bien sa place ici».
Le nom de «Glenn Ganges» trouve son origine dans un panneau de sortie d’autoroute que je croisais souvent en roulant quand j’habitais dans le Michigan. Si vous empruntez cette sortie, vous avez le choix entre deux routes ; l’une mène à Glenn, l’autre à Ganges.
NV : J’ai le sentiment qu’on retrouve dans les récits de Glenn Ganges ce rapport de deux routes opposées qui coexistent pourtant. Certaines parties du récit sont très poétiques (séquences muettes et impressionnistes) tandis que d’autres sont très informatives voire scientifiques. Dans The Moon Rose/The Sunset, on assiste à un véritable cours sur les phénomènes atmosphériques entrecoupés de moments plus contemplatifs. Est-ce une manière de présenter le rapport entre la Foi et la Science ?
KH : Je n’avais jamais fait le rapport jusqu’à présent entre le nom de Glenn Ganges et cette idée de deux directions — c’est une bonne question. Je ne veux pas explorer dans mon travail quelque chose comme «la Foi contre la Science» même si mes récits peuvent donner cette impression. Ces derniers mettent parfois en scène des scientifiques et des hommes de foi et ces personnages semblent être en conflit (comme dans The Moon Rose au sujet de l’explication du phénomène de la pleine lune rouge). Je ne m’intéresse pas à un système qui se base sur le principe du «soit une solution soit l’autre» ou même celui considérant «les deux solutions comme valables».
Nous avons ce genre de discussions aujourd’hui aux Etats-Unis car quelques conservateurs religieux tentent de se battre contre les cours de biologie concernant l’évolution dans nos écoles. Ce qui m’intéresse, c’est d’aborder une présentation visuelle dense de l’information. Que cette information soit de type religieuse, poétique ou scientifique ne me préoccupe pas. J’essaie principalement de raconter une histoire intéressante et ensuite, parce que c’est une bande dessinée, je veux que mes dessins soient complexes et suggèrent la complexité de la réalité. J’aime les diagrammes.
Ce qui m’intéresse dans un deuxième temps, c’est d’introduire cette information dans un récit avec des personnages. Je dirais que je suis intéressé par des personnages qui se préoccupent de ces questions plus que je ne m’intéresse aux questions elles-mêmes.
NV : Dans votre ouvrage collectif The USS Catastrophe Election 2004, vous prenez pourtant part personnellement à une question politique. L’album a été créé dans le but de lever des fonds pour la campagne de Kerry. Avez-vous ressenti la réélection de Bush comme un véritable échec ?
KH : Depuis les dernières élections, je suis très cynique et négatif concernant notre politique. Je ne m’y étais jamais vraiment intéressé jusqu’aux élections de 2000 que j’ai suivies sur Internet depuis mon lieu de travail. Après ça, j’ai continué d’y porter de l’attention au travers de blogs, et tout spécialement après que le World Trade Centre soit détruit. Mon approche première était très ouverte. Je lisais aussi bien des auteurs conservateurs que des auteurs plus libéraux. J’ai alors été convaincu que ces derniers étaient plus honnêtes et rationnels. Ces années ont été effroyables. L’escalade jusqu’à la guerre en Irak m’a semblée invraisemblable. Cela m’a démontré à quel point Bush était un homme épouvantable et je me suis retrouvé très investi dans la lutte contre sa réélection.
Les élections de 2004 m’ont rendu malade. J’ai cessé de lire et de suivre les actualités. Je me suis senti très abattu face à la politique américaine. J’ai grandi parmi des chrétiens conservateurs pour qui le seul problème politique semblait être l’avortement. Ils votaient pour n’importe quel politicien qui était contre la légalisation de l’avortement et tout ce qu’il pouvait penser d’autre était sans intérêt. S’il était contre l’avortement, il était du même bord. Je pense que beaucoup de ces chrétiens conservateurs se préoccupent essentiellement d’interdire l’avortement et d’empêcher la légalisation des mariages homosexuels et ces préoccupations l’emportent sur des sujets comme la guerre, l’économie ou l’environnement.
C’est de là que provient — selon moi — énormément du soutien pour Bush.
NV : Faites-vous partie des fondateurs de cette association d’auteurs baptisée «USS Catastrophe» ?
KH : Non, elle a été fondée par Ted May et Warren Craghead. Je l’ai rejointe après mon emménagement à Saint-Louis en 2000. J’ai lancé la boutique «Catastrophe Shop» qui est l’une des composantes du site internet Catastrophe et où l’on vend les mini-comics d’autres artistes. Cela a débuté après que John Porcellino ait fermé son catalogue de distribution de mini-comics baptisé «Spit and a Half». Un vide s’était créé et il devenait difficile d’acheter ces ouvrages autoédités. Actuellement, il y a plusieurs sites qui proposent ce service dont un groupe nommé «Global Hobo».
NV : Vos mini-comics Or Else sont réédités par Drawn & Quarterly. Comptez-vous malgré tout rester proche du mouvement de l’autoédition ?
KH : J’aime produire mes propres albums et je compte poursuivre cette activité en plus du travail qui est publié chez d’autres éditeurs. Même si dans le petit monde des comics alternatifs nord-américains les éditeurs vous donnent un large contrôle en tant qu’artiste, le caractère informel, la liberté de jouer, d’expérimenter et la maîtrise que l’on a en faisant des mini-comics me manquent souvent.
NV : Quand avez-vous commencé à publier ce type d’albums ?
KH : Mes amis et moi avons débuté l’autoédition durant nos études secondaires. A cette époque, nous n’avions lu que des comics de super-héros. Je faisais donc déjà de l’autoédition lorsque j’ai découvert les «comics alternatifs».
NV : Comment êtes-vous passé chez un éditeur comme Drawn & Quarterly ?
KH : A l’époque où j’ai découvert les «comics alternatifs», je savais que je n’étais pas assez bon. Je n’envisageais même pas être publié un jour par un éditeur. Un jour, Chris Oliveros a lu un de mes mini-comics autoédités et m’a proposé de participer au Drawn & Quarterly Showcase. Je me suis alors dit que je pourrais tenter l’expérience.
NV : Votre travail sur ces quarante planches pour le D&Q Showcase devait ressembler à un vrai défi.
KH : Oui, ce fut un défi. Mais heureusement, j’avais eu à l’époque des lectures sur de nombreux sujets qui semblaient tous s’accorder les uns aux autres. J’ai donc conçu un trio d’histoires à partir de ces sujets : la planification d’une naissance en région suburbaine, les espèces exotiques en Amérique du Nord, les Enfants Perdus du Soudan et les contes folkloriques. Je suis assez content de la tournure qu’a prise ce projet.
Anders Nilsen aurait dû participer aussi à cet album mais son histoire est devenue trop longue pour y être finalement incluse.
NV : Votre entrée dans le catalogue de Drawn & Quarterly vous permet-il de vivre de vos récits ?
KH : Non. D’après ce que j’ai pu comprendre, il est quasi impossible de vivre de cela uniquement. Même pour les dessinateurs nord-américains les plus connus. Je suis publié par Drawn & Quarterly et certains de mes albums paraissent en Europe mais cela ne permettra pas d’en vivre. Je n’ai plus d’emploi pour le moment (je travaillais 30 heures par semaine comme designer graphique pour un musée des sciences). Cependant, ma femme et moi parvenons quand même à nous en sortir.
Cela fait sept mois que je suis mon «propre employé».
NV : Cinq de vos récits vont être traduits en français dans l’album Malédictions. Comment s’est opérée la sélection des histoires qui le composent ?
KH : J’ai sélectionné ces récits en accord avec les éditeurs (Vertige et Coconino). Malédictions reprend les trois histoires du Drawn & Quarterly Showcase, l’histoire du Kramers Ergot et celle baptisée Green Tea.
NV : Cette dernière fait partie d’une anthologie de nouvelles d’horreur adaptées en bandes dessinées. C’est l’éditeur qui vous a imposé le récit à adapter ?
KH : J’ai choisi ce récit. J’ai lu quelques nouvelles et Green Tea est le récit que j’ai préféré. C’est une histoire extraordinaire et j’ai pris beaucoup de plaisir à l’adapter.
NV : Pourquoi avez-vous introduit le personnage de Glenn Ganges dans votre adaptation ?
KH : Je voulais que Glenn encadre le récit afin que ce dernier soit considéré comme une «histoire de Glenn» et puisse un jour être repris dans un recueil des aventures de Glenn Ganges. De plus, les récits de fantômes de l’époque victorienne sont souvent encadrés par un narrateur qui évoque une histoire qui lui a été rapportée. Il y a un narrateur dans le narrateur un peu comme dans les fameuses poupées russes. Cela m’intéressait et j’ai voulu ajouter mon cadre personnel.
NV : Dans le récit Jeepers Jacobs (repris de l’anthologie Kramers Ergot #5), vos planches sont souvent découpées en quatre bandes horizontales d’une hauteur égale. Pour quelle raison avez-vous choisi ce découpage particulier ?
KH : Ce système de bandes est semblable à celui utilisé dans des albums comme ceux de Tintin ou d’autres ouvrages du même type. Je préfère le système de quatre bandes à celui de trois car on peut y introduire plus d’éléments par planche.
NV : Les albums de Tintin ont une influence directe sur votre approche du découpage ?
KH : Tintin au Tibet est le seul album que j’ai lu avec attention. J’ai copié quelques cases de plusieurs albums dans mes carnets de croquis comme exercice. Malheureusement, je n’ai pas lu grand-chose d’autre même si je pense souvent à m’asseoir un jour et tous les découvrir enfin.
Je mentionnais Tintin uniquement pour donner l’exemple d’une autre bande dessinée avec quatre bandes égales. Cela dit, je suis intéressé par Tintin et d’autres séries européennes qui utilisent la ligne claire comme style narratif. J’en ai lu très peu car, d’une manière étrange, je crains d’être trop influencé par elles. Je veux être influencé par elles mais juste en jetant un coup d’œil et imaginer ensuite ce qu’elles renferment. J’ai ce même rapport face aux comics des journaux américains. J’aime les survoler et imaginer dessiner mes récits dans le même style mais lorsqu’il s’agit de les lire plus attentivement, je ne trouve pas le temps car je dois travailler sur mes propres planches.
NV : De nombreux auteurs alternatifs nord-américains semblent redécouvrir les auteurs classiques de strips pour journaux. Comment avez-vous approché leurs œuvres ?
KH : Lorsque j’étais adolescent, je lisais une revue baptisée Destroy All Comics. On y retrouvait parfois de vieux strips et ceux-ci ont attiré mon attention. A l’université, j’ai acheté le Smithsonian Book of Newspaper Strips et cela a été une véritable source d’inspiration. J’ai aussi eu la chance de vivre près d’une bibliothèque qui possédait une très bonne collection de livres qui reprenaient de vieux comics mais je ne m’y suis intéressé qu’à partir de l’université.
A l’inverse de quelques dessinateurs que je connais, je ne parcours pas E-bay ni les marchés aux puces dans le but de trouver quelques coupures de journaux. Je ne sombre pas dans l’obsession lorsqu’il s’agit de collection.Lors de mes premiers pas pour comprendre comment dessiner des comics, des strips comme Mutt and Jeff, Thimble Theater, Little Orphan Annie, Baron Bean ou Gasoline Alley m’attiraient beaucoup car j’y voyais le «jargon» de la bande dessinée dans leur façon de présenter les personnages et l’action.
NV : L’action est très présente dans vos histoires courtes baptisée Fight or Run (avec le personnage de Chopper). Elles se composent de longues séquences de combat où vous jouez avec les déformations et une approche épurée. Ces récits sont des terrains de jeux entre deux «présentations visuelles denses de l’information» ?
KH : Oui. Ces comics sont le résultat de diverses idées. J’ai essayé de me pousser à travailler sur des récits qui ne demandent pas beaucoup de recherches ou de préparation. Aussi j’aimerais créer des «jeux» pour la Bande Dessinée, avec leurs règles et leurs paramètres définis, des comics que d’autres pourraient dessiner aussi s’ils en ont envie.
Fight or Run était le premier de ces récits. C’était aussi le résultat d’une réflexion sur la violence dans les comics et d’une recherche sur la façon de montrer des combats ou de la violence mais sous la forme de dessins abstraits — et donc de manière moins violente.
NV : A l’opposé des ces séquences d’action, on peut découvrir des listes interminables de mots et de noms dans vos livrets photocopiés (comme Untitled KH Book 4). A quoi correspondent-elles ?
KH : Ces listes sont des idées de titres pour différents projets que je tentais de baptiser. Les pages reprises dans Untitled ont été écrites sur plusieurs années. Je n’ai pas écrit tout cela d’affilée.
NV : Quels sont vos nouveaux projets ?
KH : Or Else #4 et Ganges #2. Un autre recueil d’histoires courtes devrait aussi paraître en Europe et chez Drawn & Quarterly en 2006. Je travaille aussi sur divers livrets photocopiés et autoédités dont l’un est mon journal de lecture.
[Entretien réalisé par courrier électronique entre Octobre et Décembre 2005 pour le neuvième carnet XeroXed. Traduit de l’anglais par Nicolas Verstappen avec l’assistance de Sandra Renson.]
Super contenu ! Continuez votre bon travail!