Manga 10 000 images

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Si les amateurs de bande dessinée ont parfois des difficultés à trouver des réelles critiques dans les revues ou sites dédiés, du côté du manga l’indigence est sans égale. En 2008, la revue Manga 10 000 images tentait de renverser ce postulat en proposant d’étudier par grands thèmes divers aspects genre avec la passion de l’amateur et le sérieux du spécialiste. Atypiques et bienvenues, les éditions H ont depuis trouvé leur rythme de croisière, entre revue annuelle et publication de mangas.

Maël Rannou J’ai déjà lu des papiers dont tu es l’auteur par ci par là sur Internet, ce qui prouve qu’il y a bien eu un «passif critique» avant Manga 10 000 images. Peux-tu me raconter un peu ce parcours ?

Hervé Brient En fait, je participe à plusieurs forums sur des sites spécialisés dans la bande dessinée et le manga (Mangaverse depuis 2002, Bulledair depuis 2003, etc.). J’ai aussi rejoint fin 2004 l’équipe qui a fait ressusciter sur internet le magazine gratuit MangaVoraces des éditions Tonkam. C’est une partie du site d’Akata qui est consacrée à des chroniques de mangas qui sont mises en ligne toutes les deux semaines. Il y a quelques années, j’ai écrit un article pour le défunt site culturel Aterlio sur une planche de la série japonaise Gon et un autre sur l’histoire du manga pour du9. Mais je ne m’intéresse pas qu’au manga. Je suis un ancien gros lecteur de bande dessinée franco-belge et il y a eu un moment, vers 1995, où j’ai estimé en avoir fait le tour. C’est à cette époque que j’ai découvert le manga. Bizarrement je n’accroche que très peu aux comic books, alors que les mangas je ne m’en lasse pas, même si j’ai un peu décroché du genre entre 1997 et 2002.

MR Comment, de ce statut d’amateur «éclairé», tu en es venu à créer Manga 10 000 images ? Pour moi, qui ne suis pas spécialiste du manga, j’avais vu de nombreuses revues proposant des chroniques mais la bande dessinée japonaise était vraiment traitée de manière très succincte, voire franchement indigente. Là on a une vraie réflexion historique, une vraie critique, en plus sur des thèmes parfois peu vus — je pense tout particulièrement au numéro 1 sur le yaoi[1] qui m’avait plutôt surpris.

HB C’était justement ça, le but : surprendre ! J’ai eu envie de créer la revue parce que je cherchais des ouvrages me permettant d’aller plus loin que la simple information et je n’en trouvais pas. Il n’y a pas grand chose sur la bande dessinée franco-belge mais là, on avait juste des ouvrages du type «J’apprends à dessiner des mangas», autant dire que ça n’allait pas bien loin. En fait, il y avait un livre, quasiment introuvable, de Thierry Groensteen et quelques numéros du Virus manga. Concernant ce dernier, là encore, ça n’allait pas assez loin à mon goût, avant tout par manque de place, et aussi parce que le magazine cessa de paraître assez rapidement.
Le monde de la bande dessinée, et du manga plus encore, est un petit monde. On a donc vite fait de savoir qui s’y connaît réellement sur le sujet et qui sait écrire. J’ai rapidement eu mon équipe de rédacteurs, composée de personnes venues de différents horizons (universitaires, pigistes de magazines, traducteurs, libraires, lecteurs éclairés, etc.). La société a été créée en septembre 2007 et le premier numéro est sorti en mai 2008 avec pour but d’en sortir un tous les six mois. En fait, nous allons essayer d’en faire un par an et ce sera déjà pas mal. J’avais très largement sous-estimé le travail nécessaire.

MR Le choix du thème s’est fait naturellement ?

HB Les cinq ou six premiers thèmes, je les ai fixés dès le début, en fonction de ce qui m’intéressait. Après, il n’y avait plus qu’à trouver l’ordre de parution et les rédacteurs. Je voulais aussi trouver quelque chose d’assez accrocheur car les revues un peu, disons «intello», sur la bande dessinée, se vendent mal. Il y en a plus d’un qui m’a dit «Mais qu’est-ce que tu vas faire ? Regarde Comix Club et 9ème Art, ils se sont arrêtés, etc.». Il me fallait donc un thème qui surprenne mais qui bénéficie d’un public que nous pouvions toucher assez facilement.
C’est pour cela que j’ai choisi le yaoi car il y a une base qui est assez active sur les forums et lors des conventions. Mieux encore, c’était aussi un thème qui n’avait jamais été véritablement abordé, nous étions donc des défricheurs. Et de plus j’avais en tête les personnes qui pouvaient écrire dessus de manière intéressante. D’ailleurs, c’était bien calculé car nous avons largement dépassé notre seuil de rentabilité en vendant plus de 2000 exemplaires de ce numéro 1. Je prévois d’ailleurs de le réimprimer dans une nouvelle édition revue et corrigée. Il est nécessaire de le remettre à niveau du point de vue de la présentation et de le mettre à jour car le marché du yaoi a beaucoup évolué en France ces trois dernières années.

MR Mais le deuxième numéro, outre sa présentation (il est en effet plus gros et plus beau), a un thème plus large, beaucoup moins spécifique, puisqu’il parle d’Osamu Tezuka, ce qui déborde du cadre du manga. Cette revue ne s’adresse quand même pas qu’aux fans de mangas, mais aussi aux gens qui s’intéressent de manière globale à la bande dessinée.

HB Tout à fait. D’ailleurs je l’annonçais dès le premier éditorial : notre but est de s’adresser à tout le monde, mais si l’on peut toucher un noyau de fans, on a plus de chances de réussir à atteindre un niveau minimal de ventes. Tezuka touche aussi un public de fans, même s’il va au-delà. De plus, nous avions de bons contacts avec Tezuka Production, et tout cela faisait que Tezuka était une thématique qui s’imposait pour le deuxième numéro. L’idée était aussi de continuer à surprendre, peut-être plus les fans de manga pour le coup. Je rappelle aussi que pour Tezuka, il n’y avait rien en français à part la biographie hagiographique en bande dessinée chez Casterman. S’il y a plus de pages, c’est aussi parce qu’il y a plus à dire sur le sujet. Néanmoins, nous allons nous arrêter sur cette pagination. Elle est bien, elle permet une vraie densité de contenu et la réédition du numéro 1 sera aussi dans ce format.

MR Outre le fait que la revue donne une vraie place à la critique, il y a deux choses qui me semblent vraiment particulières à Manga 10 000 images. D’une part, il y a la volonté que chaque numéro comporte aussi une partie création présentant des travaux inédits en France. D’autre part, la place qui est laissée aux entretiens avec des éditeurs…

HB Pour le manga de fin de volume, l’idée était de proposer un plus aux lecteurs, du concret venant illustrer le thème du numéro. Je me suis inspiré des revues 9ème Art et Comix Club qui mélangeaient articles de fond et bande dessinée. Cependant, cela crée un problème supplémentaire : trouver des histoires inédites et avoir le droit de les publier. Là aussi, il a été nécessaire de faire appel à nos connaissances et au bouche à oreille. Pour le yaoi, nous avons eu un premier souci à résoudre : les éditeurs de mangas voulaient bien nous rencontrer mais ne voulaient pas nous céder de droits tant que nous ne leur montrions pas nos publications, ce qui sous-entendait que nous devions déjà avoir publié du manga pour pouvoir en publier. C’est d’ailleurs un problème dont l’éditeur Asuka s’est beaucoup plaint lors de sa création.
J’ai donc demandé à une connaissance, Den Sigal, un ancien rédacteur du Virus Manga et auteur du Grapholexique chez Eyrolles si, au niveau des dôjinshi (le monde des fanzines) ou des travaux de fin d’étude, il connaissait un yaoi qui pourrait être intéressant. Il m’a répondu «oui, j’ai vu ça dans la revue d’une école de mangas.». Donc, mon associé Hadrien de Bats, qui maîtrise parfaitement le japonais, a contacté l’école qui nous a alors mis en relation avec l’auteure qui était très intéressée et qui nous a fourni ses planches originales.
Pour Tezuka, ce fut une démarche différente. Xavier Hébert, un de nos principaux rédacteurs et grand spécialiste de Tezuka a vu avec Hadrien quelle histoire, à la fois inédite et de qualité, pourrait être présentée dans la revue. De plus, j’avais repéré une nouvelle dans un recueil que j’avais acheté à la librairie d’occasion Book Off de Paris. C’est de l’otona manga, quelque chose de très différent de ce que l’on connaît de Tezuka et il me semblait intéressant de mettre en avant ce type de travaux. Hadrien s’est rendu ensuite dans les locaux de Tezuka Productions à Tôkyô pour présenter le projet et montrer, grâce au numéro 1, ce que nous étions capable de faire.

Pour Manga 10 000 images n°3, j’avais vraiment aimé ce qu’avait publié Junko Kawakami en France. J’ai eu l’occasion de la rencontrer à Angoulême lors de l’édition 2009 du festival et de lui demander s’il était possible de publier une ou deux nouvelles inédites. Elle nous a mis en contact avec son éditeur et cela s’est fait tout naturellement. Une fois qu’on a passé la première barrière, celle de montrer ce que l’on peut faire, les démarches deviennent plus faciles. Maintenant que nous pouvons donner des preuves de la qualité de notre travail, il n’y a plus réellement de problème.
Pour le numéro hors-série sur les mangas culinaires qui est en préparation, l’auteur, Sébastien Kimbergt, a rencontré dans le cadre d’un entretien l’auteur qu’il souhaitait mettre en avant et il nous a mis ainsi en contact avec le rédacteur en chef du magazine qui le publie. Ce dernier nous a renvoyé vers l’agent auprès de qui nous avons fait la demande de droits. Tout est affaire de connaissances et de rencontres. Mais pour cela, il est vraiment préférable de pouvoir se rendre au Japon, cela facilite énormément les démarches.

MR Voilà pour les nouvelles. Et quant à la volonté de publier des «Paroles d’éditeurs» ?

HB C’est vraiment un choix personnel. Des «paroles d’auteurs», on en voit tout le temps, il suffit qu’un mangaka soit à Japan Expo et il va y avoir 10 000 sites et magazines pour vous sortir une interview. Cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas avoir d’entretien avec des auteurs, d’ailleurs nous en publions, mais ça ne me paraît pas toujours intéressant. On se retrouve soit à interroger tous les même auteurs, soit des inconnus, ce qui ne présente pas toujours un grand intérêt, et pour nous et pour nos lecteurs. De plus, je trouve que les éditeurs ont beaucoup de choses à dire sur le monde du manga. Donc, oui, ça commence à devenir une spécialité de Manga 10 000 images. Je cherche toujours à en avoir plusieurs et ça apporte un véritable éclairage original sur le thème concerné.
Là aussi, on y arrive assez facilement par connaissances. Même au Japon, le manga est un petit monde où chacun connaît chacun et en s’y prenant suffisamment à l’avance, cela se passe très bien. C’est même plus rapide qu’avec les auteurs car il n’y a pas toute une hiérarchie à monter et à redescendre pour chaque entretien. Il ne faut pas oublier le rôle vraiment fondamental des éditeurs au Japon qui sont assurément plus influents qu’en France.

MR Par ailleurs, si Manga 10 000 images contient beaucoup d’articles de fond, tu tiens aussi à ce qu’il y ait toujours des chroniques d’albums, mais en leur laissant plus de place que dans les magazines spécialisés.

HB Oui, j’y tiens beaucoup parce que dans les magazines, les chroniques sont généralement indigentes, les rédacteurs n’ayant pas la place de s’exprimer. De plus, il y a trop de sorties chaque mois et ils n’ont pas le temps de tout lire. La plupart du temps, les chroniques dans les magazines spécialisés sont donc sans grand intérêt. Même sur le web où il y a plus de place, les textes ne sont généralement pas assez travaillés par manque de temps. En ce qui nous concerne, on se donne le temps et l’espace pour parler des titres qui nous intéressent.
Ensuite, l’idée derrière le «Coin des chroniques» est de faire au fil des numéros une sorte de guide pour les lecteurs, un peu à la manière de ce qu’avait réalisé Julien Bastide avec Le Guide des mangas chez Bordas. Cela apporte aussi un côté plus concret, plus pratique qui vient en renfort de la nouvelle de fin d’ouvrage. Si les lecteurs ont été intéressés par le sujet et les articles, ils pourront ainsi aller plus loin. Je pense que c’est important pour bien présenter les différentes facettes du manga.

MR À propos du numéro hors série sur le thème des mangas culinaires, il est écrit par un seul auteur. Peut-on parler d’une collection d’ouvrages critiques en parallèle de la revue ?

HB Pas vraiment, cela reste du Manga 10 000 images, il est bâti de la même manière : articles, chroniques, entretiens, manga, etc. Mais comme il est écrit par un seul auteur, je le millésime en hors série. Pour le HS1, c’est un rédacteur de Manga 10 000 images qui m’a demandé s’il pouvait proposer un gros travail sur ce thème qu’il connaît bien et qui est peu connu, comme énormément d’aspects du manga en France. Le HS2 devrait porter sur l’hybridation entre le manga et la bande dessinée franco-belge et le HS3 sur la perception des mangas par les adolescents, notamment en déconstruisant les idées arrêtées de certains concernant la représentation du sexe et de la violence dans la bande dessinée japonaise.
Le manga culinaire fait partie des mangas de métier. On connait un peu les mangas de sport et c’est à peu près tout. Pourtant, en ce qui concerne le culinaire, au sens large, on en a quelques-uns : Les Gouttes de Dieu, Le Restaurant du bonheur, Le Sommelier, Le Gourmet solitaire, etc. Dans la plupart, on retrouve une même structure, celle propre aux mangas culinaires. Il y a aussi toute une série de titres qui touchent en partie à la cuisine et à la nourriture mais dont ce n’est qu’un aspect… On retrouvera tout cela dans la partie «Chroniques» de notre hors-série. Enfin peut-être pas tous les mangas culinaires car il y en a quand même d’assez peu gouleyants, comme dans tous les genres.

MR Justement, dans le Tezuka, ce qui m’avait plu, c’est que vous n’hésitiez pas à chroniquer aussi un livre pour dire qu’il n’est pas bon, arguments à l’appui. C’était tout-à-fait instructif.

HB Oui, justement. Pour Tezuka, comme le thème portait sur un auteur unique, je voulais montrer que tout n’était pas bon dans son immense production, loin s’en faut. Le but n’était pas non plus d’aller chercher tout ce qu’il y a de mauvais et d’écrire que Tezuka est nul, ce qui aurait été tout aussi excessif que de dire que tout est génial ! Je voulais juste montrer son travail de manière emblématique, dans son entièreté au sein de ce qui était publié en français.
Pour le numéro sur le yaoi, le nombre de titres se rattachant plus ou moins au genre était suffisamment faible pour qu’on puisse être exhaustif et écrire aussi sur les œuvres de piètre qualité. Cette démarche n’est pas obligatoirement reprise à chaque fois. Pour les mangas au féminin, j’ai préféré que nous nous focalisions sur les sorties les plus enthousiasmantes et les plus emblématiques du thème.

MR Pour conclure, hors de Manga 10 000 images, les Éditions H ont aussi publié quatre mangas, uniquement des yaoi. Y aura-t-il d’autres types de mangas ou les Éditions H sont-elles destinées à ne publier que ce type de bande dessinée ?

HB Non, il s’agit là de la collection «Double H» dont s’occupe Hadrien. Quand on publiera les mangas que je veux éditer, ce sera complètement autre chose. Il est vrai qu’ayant fait notre numéro 1 sur le yaoi, nous avons eu des contacts qui se sont noués avec différents éditeurs et nous avons eu des opportunités pour en publier. Ceci dit, entre se lancer dans le shônen ou le shôjo, deux domaines très saturés, le seinen qui ne marche pas très bien commercialement parlant, et sans parler de l’alternatif ou du josei,[2] il ne me semblait pas très judicieux de choisir autre chose que du yaoi pour commencer.
En 2011, nous allons publier un recueil de Tezuka et un autre en 2012, avant d’aborder d’autres domaines et d’autres auteurs. Nous n’avons donc pas vocation à n’éditer que du yaoi ou même uniquement du manga. Un seul engagement, nous chercherons toujours à publier des titres intéressants.

Notes

  1. Mangas mettant en scène des relations homosexuelles masculines à destination d’un lectorat féminin.
  2. Shônen : manga pour adolescents ; shôjo : manga pour adolescentes ; seinen : manga pour jeunes adultes ; josei : manga pour femmes.
Entretien par en avril 2011