Nicolas Mahler
Enfance & influences
Maël Rannou : Bien que vous pratiquiez l’autobiographie, on sait peu de choses de vous, de votre environnement familial. Le peu que vous laissez transparaître laisse entrevoir un milieu pas particulièrement propice à l’art. Quand et comment avez-vous découvert le dessin ?
Nicolas Mahler : J’ai toujours fait du dessin, bien sûr dans mon enfance mais aussi plus tard pour passer le temps ou bien quand les conversation entre adultes m’ennuyaient un peu trop. Le dessin a toujours été pour moi une façon d’ »échapper à la réalité », surtout durant la puberté.
Maël Rannou : En Autriche la bande dessinée n’est pas aussi institutionnalisée qu’ailleurs en Europe. Vous avez cependant rendu hommage à Dick Bos, pulp policier néerlandais plutôt violent, et à travers lui à une certaine bande dessinée de gare. À quoi aviez-vous accès enfant, quelles seraient vos influences revendiquées, même si totalement invisibles dans votre œuvre ?
Nicolas Mahler : Quand j’étais petit je lisais bien sûr des histoires de super-héros, Astérix, etc. C’est la forme qui m’a toujours intéressé, plus que les contenus. Les longues histoires m’ennuyaient souvent, j’ai toujours préféré les formes courtes, l’humoristique. À l’âge de 14 ou 15 ans j’ai découvert Gotlib, une influence importante. Il m’a montré que tout était possible en bande dessinée. Ses jeux avec les possibilités de la bande dessinée me fascinaient à l’époque. Plus tard, ce furent le Krazy Kat et, plus généralement, les strips publiées dans les journaux des années 20 et 30.
Maël Rannou : Vos livres se montrent assez critiques à propos des écoles d’art et vous semblez de toute manière autodidacte dans votre pratique, mais avez-vous suivi un cours, des études, etc. dans ce domaine ?
Nicolas Mahler : Je ne me suis jamais inscrit en tant qu’étudiant en fac d’art, mais j’ai suivi (de façon très irrégulière) des cours magistraux d’histoire de l’art à l’université de Vienne. Le dessin, je l’ai appris en autodidacte. À l’époque, il était impossible à Vienne de faire des études de bande dessinée ou d’illustration.
Maël Rannou : Vous semblez toutefois évoluer avec quelques collègues, une micro-scène semble exister en Autriche. Vos publications extérieures vous ont aussi forcément mis en contact avec d’autres œuvres. Y a-t-il des auteurs actuels ou passés qui vous semblent particulièrement intéressants dans votre cheminement artistique ?
Nicolas Mahler : J’ai déjà mentionné Gotlib et Herriman. Plus tard, ça a été l’entourage de L’Association, ou des dessinateurs tels Jason ou Tom Gauld. Des dessinateurs français classiques comme Bosc ou Chaval m’ont également influencé. Le style très varié de Tomi Ungerer me fascine.
Maël Rannou : Graphiquement, vous pratiquez un minimalisme assez radical. Avez-vous pratiqué un travail plus réaliste avant de vous en détacher ? Quels ont été les phases marquante de votre évolution graphique ?
Nicolas Mahler : Herriman a été très important pour moi sur le plan du style. Au début je m’étais essayé au style funnies plutôt « commercial », mais ça n’a pas vraiment marché. En tout cas, c’est certainement grâce à Herriman que je suis parvenu à un plus haut degré de réduction.
Maël Rannou : Vous avez beaucoup pratiqué le strip, format que vous dites apprécier. Est-ce à l’origine lié à des conditions de publication – notamment à une facilité à publier en revues plutôt qu’en livres – ou à une véritable volonté ?
Nicolas Mahler : Il est bien évidemment plus facile de faire des strips par-ci par là. Mais fondamentalement ce sont la forme et les contraintes du strip qui m’ont fasciné. Pour moi, l’intérêt dans le dessin c’est l’art de diluer et de condenser. Dans les strips, c’est un nécessité.
Les éditeurs
Maël Rannou : Vous êtes publié en Autriche, mais vous décrivez souvent un très petit milieu, et une « élite culturelle » très peu réceptive à la bande dessinée. Y êtes-vous lu ?
Nicolas Mahler : Parmi tous les pays où je suis publié, c’est en Autriche que mon public est le moins important. Ça a bien sûr quelque chose à voir avec la taille du pays.
Maël Rannou : Avez-vous des retours du public allemand, la scène de la bande dessinée alternative étant plus riche en Allemagne ?
Nicolas Mahler : J’ai eu de très bons retours de la scène alternative, mais j’ai été fortement attaqué à mes débuts par des lecteurs et des auteurs mainstream. Il y en a beaucoup qui ont perçu mon style comme une insulte à l’égard d’autres dessinateurs. Pour beaucoup, c’est encore le cas aujourd’hui.
Maël Rannou : Vous commencez à publier en France dans les années 90, comment vos travaux ont-ils été repérés ? Avez-vous démarché les éditeurs francophones ou sont-ils venus à vous ? Connaissiez-vous leurs travaux ?
Nicolas Mahler : J’ai découvert les publications de L’Association lors d’un séjour à Paris. Elles m’ont tout de suite passionné, sur le plan du contenu comme de la maquette. Puis j’ai traduit une de mes histoires en anglais et je la leur ai envoyée. Le livre est paru seulement quelques mois après (Lone Racer). C’était un vrai coup de chance et ça a marqué un tournant pour moi.
Maël Rannou : Votre travail se répartit principalement chez deux éditeurs : L’Association et La Pastèque. Bülb Comix a également publié plusieurs de vos ouvrages ce qui vous fait être représenté de manière curieuse par des éditeurs de trois zones francophones différentes (France, Québec et Suisse). Des dizaines d’ouvrages sont parus, avez-vous une explication pour cette étonnante réceptivité du public (ou en tous cas des éditeurs) francophones pour votre œuvre ?
Nicolas Mahler : C’est surtout qu’en France on a clairement la possibilité de se faire une niche et d’y rester. Dans d’autres pays, où la situation de la bande dessinée est en général bien plus difficile, il est quasiment impossible de publier des trucs comme les miens. Mais, par ailleurs, je jouis probablement d’un bonus d’exotisme en France. Mon humour est extrêmement autrichien, et son côté singulièrement solitaire et dépressif est inhabituel pour un public français. Dans le meilleurs des cas, c’est parce qu’il existe un certain goût de l’inhabituel.
Maël Rannou : Quand on regarde votre bibliographie, les ouvrages semblent se répartir assez logiquement entre L’Association (bande dessinée au sens strict) et La Pastèque (ouvrages plus conceptuels, flirtant avec le livre d’artiste), d’autres titres spécifiques étant publiés ici où là. Est-ce une démarche consciente ? Le fruit d’un partage entre les éditeurs ?
Nicolas Mahler : Je produis vraiment pas mal de choses, d’où la répartition. Même dans l’espace germanophone, mes publications se répartissent entre quatre éditeurs. Cela dit, il y a une certaine logique là-dedans. Tous les éditeurs ne peuvent pas accueillir n’importe quel livre dans leurs collections ; et d’ailleurs, il arrive que beaucoup de livres marchent tout simplement mieux dans un milieu que dans un autre.
Maël Rannou : Votre livre Longueurs et retranchements se moque amicalement du milieu littéraire et des éditeurs.
Nicolas Mahler : Oui, ça, c’est bien entendu le côté autobiographique. Les éditeurs m’ont donné beaucoup de fil à retordre, et ça se voit dans le livre en question.
Les losers
Maël Rannou : Le loser est une des figures récurrentes dans votre œuvre, une quasi constante qui va avec un certain ton, un peu désabusé mais finalement assez affectueux. Un cow-boy un peu nul (Lame Ryder), un pilote loin de sa gloire passée (Lone Racer), une star porno décrépite (Emmanuelle Last flight)… Même quand vous parlez de vous et de votre collègue Neuwinger vous vous dépeignez quasiment en ratés alcooliques. D’où vient cet amour du loser ?
Nicolas Mahler : Et pourquoi donc faudrait-il qu’on s’intéresse aux vainqueurs ? Je trouve qu’il est normal de trouver que les losers sont plus intéressants et plus sympathiques. Mais c’est aussi une façon de régler leur compte à plusieurs conflits intérieurs. En tout cas, les vainqueurs ne m’intéressent guère, ni dans la fiction ni dans la vie réelle.
Maël Rannou : Parmi vos losers magnifiques on compte Flaschko, héros de strips, de plusieurs livres, d’une série d’animation… On sent presque qu’il vous a dépassé. On est ici loin du héros positif (Flaschko est un homme vivant dans une couverture chauffante, devant la TV, chez sa mère), mais même du anti-héros. Flaschko c’est juste rien, une vie inutile dont il se satisfait pleinement. À ce stade c’est une figure assez rare.
Nicolas Mahler : Pour moi, cette série était un vrai défi : il fallait tirer autant de variations que possible à partir d’une situation minimaliste. C’était une sorte de test pour savoir si je pouvais trouver une chute ou une pointe (voire pas de chute du tout) à partir de cet ensemble d’éléments. En effet, il y a pour toute situation un nombre infini de chutes possibles. Je pense avoir dessiné toutes les possibilités existantes pour Flaschko.
Maël Rannou : Kratochvil peut aussi entrer dans ce cadre. Petit employé de bureau, toujours bien mis et projeté dans la nature sauvage. Là où l’on pourrait s’attendre à le voir répondre à l’appel de la forêt, il est obnubilé par son retour à l’usine, à la vie la plus monotone qui soit. Kratochvil est d’ailleurs un livre très acide, malgré quelques envolées poétiques. On vous imagine le dessinant, en rentrant d’un boulot alimentaire, après avoir observé un monde toujours plus morne.
Nicolas Mahler : Le travail du dessinateur de bande dessinée a beaucoup de points communs avec celui d’un simple employé de bureau. Le boulot est long et prenant, on doit généralement suivre un planning précis, on a besoin d’énormément de discipline… Le fruit du travail est, après tout, une sorte de livre.
Maël Rannou : Curieusement, dans cet océan de médiocrité vous traitez finalement très peu de la tristesse, de la dépression, qui est souvent la suite logique chez des auteurs traitant de losers.
Nicolas Mahler : Il y a pas mal de gens qui trouvent le livre déprimant. Mais je trouve que la dépression et la tristesse sont des conditions importantes dans le cas de l’humour.
Super-héros et pulp-culture
Maël Rannou : Face aux losers vous affichez aussi un grand amour des super-héros, qui sont parfois un peu des deux (Engelman). Quand avez-vous découvert ces comic books ? Étaient-ils populaires en Autriche ? Les lisiez-vous en version originale ou en allemand ?
Nicolas Mahler : J’ai commencé à lire des comics de super-héros à 12 ou 13 ans. Les détails des histoires ne m’a jamais vraiment intéressé : j’ai toujours trouvé que les couvertures promettaient bien trop par rapport au contenu réel. Mais à l’époque, en Autriche, les comics étaient ce qu’on pouvait se procurer le plus facilement. J’ai d’ailleurs peu après arrêté d’en lire… Cela dit, je m’intéresse beaucoup à la question des genres parce qu’il y a des codes précis, et qu’on peut construire quelque chose à partir de cela en se passant d’explications. Surtout, quand on travaille, comme moi, avec autant de simplicité, il est bien d’employer des archétypes ou des modèles.
Maël Rannou : Êtes-vous un amateur réel de comic book ou aimez-vous simplement déconstruire le mythe ?
Nicolas Mahler : Je ne suis pas fan de comics, mais j’aime travailler avec leurs clichés.
Maël Rannou : Au-delà des super-héros vous avez publié un livre autour du détective Dick Bos (Dick Boss Anthology) ainsi qu’un certain nombre d’ouvrages autour de personnages issus de la culture horrifique (Série Z, Les Souffrances du jeune Frankenstein…). Ce brassage de culture populaire tranche avec un traitement que certains jugent peu accessible (le fameux « Mahler je ne lis pas, c’est de l’Art »). Est-ce une confrontation consciente, ou un simple goût du pulp ?
Nicolas Mahler : Je pars du principe que c’est justement cela qui rend la lecture intéressante ! A mon sens, l’humour naît lorsqu’il y a quelque chose qui ne va pas, lorsqu’il y a un décalage, autrement dit, des frictions. Et des frictions, il y en a quand on présente des éléments de la culture populaire de la façon la plus encombrante et la plus sèche possible. Ça me fait marrer : ça trompe en quelque sorte les attentes du public.
Mahler et l’Art
Maël Rannou : Puis que l’on parle d’Art, vous avez dépeint avec horreur votre rapport à ce terme – qui n’a pour vous qu’un intérêt fiscal. L’idée d’un Ministère de la Culture semble être synonyme d’Art officiel et vous terrifier…
Nicolas Mahler : Mais bien sûr ! !
Maël Rannou : Vous êtes aussi assez moqueur avec certaines « figures » de l’art Autrichien. Dans L’Art selon Madame Goldgruber vous dépeignez la vacuité de plusieurs artistes contemporains. Vous le pratiquez parfois pourtant : êtes-vous un pur cynique ou appréciez-vous les installations, l’art contemporain, que ce soit comme pratiquant ou en spectateur ?
Nicolas Mahler : Je ne me désignerais pas d’abord et avant tout comme un artiste mais plutôt comme quelqu’un qui publie des livres drôles (espérons). Si l’on parle d’art à propos de certains de ces livres, je n’ai rien contre. Cependant, mon but n’est pas, d’abord et avant tout, de faire de l’art. Si ça arrive, c’est plutôt par hasard. J’aurais envie de comparer cela aux films américains de série B des années 40 : ils ont été produits pour une industrie, mais on trouve indéniablement dans certains de ces films (ils ne sont pas nombreux) des moments de grand art. Mais ce n’était pas le but de leur production. C’est tout simplement que parfois il y a des choses qui réussissent mieux que d’autres. Je dois dire que, sur ce point, j’ai une façon plutôt pragmatique de voir les choses. C’est ce qui me rend incapable de faire des demandes officielles de subventions.
Maël Rannou : Dans ce livre vous indiquez sans fard obéir à une commande pour faire plaisir à un galeriste tout en marquant un désintérêt profond pour toute théorie ou réflexion sur votre œuvre. Vous décrivez aussi une visite d’expo où vous vous bornez à donner les matériaux, les tailles de vos planches… Vous ne manquez pourtant pas d’esprit théorique, notamment quand vous expliquez que l’œuvre n’est pas la planche mais le livre !
Nicolas Mahler : À mon avis, la théorie, c’est un luxe. Quand on travaille un matériau assez longtemps, la théorie se développe de toute façon toute seule. On remarque certaines choses, on réfléchit çà et là. C’est tout à fait normal, je trouve. S’il est possible d’en tirer une bonne histoire, je n’ai aucun problème à employer le concept de théorie.
Maël Rannou : Vos travaux aux éditions de la Pastèque sont souvent conceptuels. Naissent-ils en livres où existent-ils auparavant en expositions, installations ? Je pense notamment à Secret Identities ou à Poèmes qui sont vraiment des ouvrages-concept.
Nicolas Mahler : Secret Identities c’était, au départ, une série sérigraphique composée de six motifs. Je suis cependant plus familier du format livre, parce que je préfère faire des publications peu chères et à plus grand tirage. Quant à Poèmes, l’ouvrage est né assez subitement, le point de départ étant un ensemble de dessins tirés de mes carnets d’esquisses, produits de façon arbitraire. En revanche, le vrai travail a été de trouver un titre pour le recueil.
Maël Rannou : Dans les Goldgruber, Pornographie & Suicide ou dans Shitty Art Book on sent finalement que vous ne haïssez pas tant l’art ou la réflexion que le milieu gravitant autour — que ce soit le cosplayer comme le critique. Avec peut-être plus de sympathie pour le premier et son côté loser. Cela vous semble-t-il juste ?
Nicolas Mahler : Oui, cette impression est juste. J’éprouve une sympathie totale pour les cosplayers. Bien sûr, on peut bien se payer leur tête, mais je pense qu’ils le font déjà eux aussi. Je trouve qu’ils se livrent sincèrement à une activité dont ils éprouvent la nécessité intérieure, chose que je ne peux pas dire, le plus souvent, à propos des galeristes ou des critiques.
L’Œuvre jeunesse
Maël Rannou : L’aridité de votre trait comme la dureté de votre humour vous réservent souvent aux adultes. Vous avez cependant créé des œuvres jeunesse. Appréciez-vous de travailler pour ce public et, surtout, marquez-vous la moindre différence d’approche ?
Nicolas Mahler : Je suis bien trop égocentrique pour cela. Je suis incapable d’estimer quel public va réagir à quel ouvrage. Bon nombre de ces histoires étaient, à la base, tout simplement « interdites aux mineurs », et se prêtaient à un traitement individuel, puis sont devenues des « livres pour enfants ». Elles n’ont en tout cas pas été taillées sur mesure pour un public jeunesse.
Maël Rannou : Êtes-vous vous-même lecteur de littérature jeunesse ? Si oui, quels sont vos auteurs favoris et qu’est-ce qui les distingue à vos yeux ?
Nicolas Mahler : J’aime les livres qui ne prétendent pas avoir une « valeur pédagogique ». Du coup, il n’est pas question que je m’intéresse à toute cette vague récente de littérature jeunesse en allemand. Souvent, des ouvrages plus anciens sont bien moins coincés à cet égard. Quelques-uns des livres d’Astrid Lindgren, par exemple, sont tellement tristes et lugubres, qu’ils ne seraient plus très bien vus, à mon avis, chez les éditeurs d’aujourd’hui. Et pourtant, je les trouve géniaux.
Maël Rannou : En France seuls trois titres explicitement dirigés vers la jeunesse sont parus (Madame Nénette et ses drôles de cheveux, Les Souffrances du jeune Frankenstein, Le Cauchemar). Vous ne semblez pas avoir beaucoup plus pratiqué ce genre et ces travaux sont très liés à des éditeurs ayant lancé des projets originaux, sont-ce les opportunités qui ont fait naître les livres où aimez-vous la littérature jeunesse ?
Nicolas Mahler : Quand l’idée pour ces deux livres m’est venue, je ne pensais à aucun éditeur en particulier. Des rencontres personnelles ont abouti à des possibilités ou des invitations à dessiner un livre pour enfants. Ça a été l’occasion de sortir ces histoires de leur tiroir.
Maël Rannou : Kratochvil, livre a priori pour adultes, a été adapté en théâtre pour enfant, visiblement avec succès. Croyez-vous que la plupart de votre œuvre puisse être ainsi décloisonnée ?
Nicolas Mahler : L’adaptation de Kratochvil au théâtre de marionnettes a très bien marché. Pour Flaschko, ça a été plus difficile. Je pense qu’on ne peut pas procéder de la même façon avec n’importe quelle matière. Il y a beaucoup d’histoires qu’on m’a proposées d’adapter en film (et je l’ai fait moi-même), mais il y en a d’autres qui ne marchent que sur papier. Mais il y en a également d’autres dont j’ai fait des audiolivres.
L’Adaptation
Maël Rannou : L’adaptation est justement le dernier point que j’aimerai aborder. Vous venez en effet de publier plusieurs adaptations, une de Bernhard et une de Musil. Ce sont tous deux des auteurs relativement récents, du XXe siècle, autrichiens. Ce sont des travaux de commande ? Un vieux désir ?
Nicolas Mahler : C’est l’éditeur (Suhrkamp Verlag), l’un des plus célèbres dans l’espace germanophone, qui m’a proposé de le faire. On m’a demandé si ça me tentait d’adapter en bande dessinée des auteurs célèbres faisant partie du catalogue historique de la maison. Quant au choix (Bernhard, Musil), c’est moi qui l’ai fait. Le travail d’adaptation a été entièrement laissé à ma discrétion.
Maël Rannou : Ces deux adaptations ont-elles été réalisées avec la même approche ? Dans les deux cas un aspect comique existe, était-ce la clef pour rendre possible la rencontre entre votre travail et le leur ?
Nicolas Mahler : C’est drôle. Je ne peux pas être sérieux (dans mon travail). Quand on travaille sur un modèle littéraire il faut une dose minimale d’humour. Il est intéressant de voir que je suis presque toujours revenu à des auteurs autrichiens, sûrement parce que je me sens proche de cette forme d’humour. N’empêche, je tiens à prendre très au sérieux ces modèles, histoire de ne pas faire n’importe quoi.
Maël Rannou : Les chefs-d’œuvre de la littérature vous semblent-ils abordables par la bande dessinée sans être paralysé par l’enjeu ? Ou voyez-vous simplement cela comme une autre œuvre ?
Nicolas Mahler : Quoi qu’il arrive, les ouvrages d’origine resteront à leur place dans les librairies, je ne me fais pas de soucis à cet égard. Mes versions des œuvres ne vont certainement pas remplacer l’original, elles ne vont pas priver le lecteur de cet accès à l’œuvre. Je vois ma version plutôt comme un bonus pour un public curieux, pas comme un ersatz destiné aux flemmards de la lecture. Ce qui veut dire que mes adaptations présupposent, en partie, des connaissances préalables assez considérables. C’est à dérouter bien des lecteurs qui se disent : « je vais me faire raconter ce pavé encombrant d’une façon amusante et facile à digérer. » Mais ça, je peux vivre avec.
Maël Rannou : Vous n’aviez à ma connaissance jamais adapté d’ouvrages auparavant, mais vous avez souvent repris des personnages existants. Super-héros, pulp culture, mais aussi tout récemment Alice, que vous promenez dans le Sussex. La rencontre avec Carroll semble évidente tant vous aimez le décalage, mais qu’aimez-vous tant dans la transformation des icônes ?
Nicolas Mahler : Comme je l’ai déjà mentionné, je n’aime pas m’encombrer de longues explications. La bande dessinée peut être merveilleusement parlante, directe. Du coup, je me mets au travail dès que je peux. Pour ce genre de travail, qu’y a-t-il de mieux que des motifs familiers pour un grand nombre de lecteurs ? Il s’agit aussi d’un jeu avec les attentes et avec les images qu’on a déjà dans la tête.
Maël Rannou : L’adaptation c’est aussi être adapté, vous l’avez été au théâtre et avez adapté plusieurs de vos propres livres en dessins animés : Le Parc, Flashko, Bad Job… Dans Goldgruber vous décrivez l’adaptation de Flashko comme une véritable gageure, mais vous persistez. Il y a donc bien quelque chose que vous aimez dans l’animation !
Nicolas Mahler : Pour l’instant j’ai arrêté les dessins animés. D’une part, parce que je n’en ai pas le temps. Mais la raison principale c’est le manque de soutien financier. Mon travail, et les films d’animation narratifs en général, n’est pas le genre d’ »art » qui, en Autriche, semble digne d’un soutien financier. Il n’y a d’ailleurs presque aucun canal de distribution à travers lequel un film d’animation pourrait assurer des bénéfices.
Maël Rannou : Comme pour tous les autres arts cités depuis le début, êtes-vous consommateur de cinéma, qu’il soit animé ou en vue réelle ? Regardez-vous la télévision ? Et surtout, trouvez-vous une inspiration dans d’autres productions ?
Nicolas Mahler : Les films ont toujours été ma principale source d’inspiration, bien plus que l’ »art ». Une grande partie de mes premiers travaux se réfère inlassablement au cinéma : on peut mentionner encore une fois les films américains de série-B, ou des comédies, comme celles des Marx Brothers, de W. C. Fields, etc ..
Maël Rannou : Les trois titres cités sont des adaptations de vos œuvres, vous n’avez jamais envisagé une œuvre directement réalisée en animation ?
Nicolas Mahler : Encore une fois, si ça ne marche pas, c’est à cause de l’argent.
Maël Rannou : Comment sont reçus vos courts-métrages ? Sont-ils passés à la télévision, ont été distribués, vus en festival ?
Nicolas Mahler : J’ai été sidéré par l’excellente réception de ces films, surtout Flaschko. Bien qu’on les ait tournés avec un tout petit budget, mes films sont passés dans plus de 200 festivals et galeries internationaux. À long terme, c’est aussi une sorte d’auto-exploitation, qu’on ne peut plus se permettre en vieillissant… Il faut quand même que je paie mon loyer !
Maël Rannou : Hormis le théâtre et les films animés, y a-t-il eu d’autres types d’adaptation de vos travaux (novélisation, adaptation radio, film en prise de vue réelle, etc.) ? Est-il prévu d’en réaliser d’autres ?
Nicolas Mahler : Je serais bien sûr intéressé par un film. Cela me fascine à chaque fois de voir les dessinateurs français s’arranger pour obtenir une production professionnelle de leurs œuvres. En Autriche, cela n’arriverait malheureusement jamais.
[Entretien réalisé par courriel en juillet août 2015, avec l’aide de Jean-Dominic Leduc / Traduit par Roberto Salazar. Initialement publié dans Gorgonzola n°21 (janvier 2016)]

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