Olivier Bramanti et Frédéric Debomy
Olivier Bramanti est un auteur attaché aux parties sombres de notre histoire. Il les expose dans ses albums afin qu'ils ne sombrent pas dans l'oubli mais aussi parce que, d'une certaine manière, ils révèlent l'atrocité et la violence que cache l'homme en lui. La richesse plastique de ses planches se confronte ainsi souvent à l'évocation d'évènements dramatiques. De sa rencontre avec Frédéric Debomy naîtra Turquoise, poignant récit sur le génocide du Rwanda, sur la manière dont les médias se sont emparés de ce massacre et dans lequel est révélé une implication douteuse de la France dans l'action humanitaire qui donne son nom au livre.
Comment s’est faite votre rencontre et comment est née cette envie de faire le livre ?
Frédéric Debomy : Nous n’avions encore jamais travaillé ensemble comme scénariste et dessinateur, mais j’avais dirigé un livre collectif, Birmanie, la peur est une habitude, sur la situation politique en Birmanie dans lequel Olivier avait fait un récit. Ce n’était pas un simple album de bande dessinée : le livre proposait témoignages et fictions dessinées.
Olivier Bramanti : C’est à l’occasion du festival de Blois que nous avons commencé à évoquer ce projet sur le Rwanda.
Frédéric Debomy : Pour ma part, j’avais déjà les grandes articulations du projet, je savais ce que je voulais raconter et comment. J’en ai parlé à Olivier qui m’a confié avoir aussi envisagé de travailler autour du génocide des Tutsi du Rwanda. Ça a été le point de départ d’un travail qui a pris plusieurs années.
Olivier Bramanti : Je visualisais aussi un scénario mais qui était tout à fait différent de celui de Frédéric. Je travaillais encore à l’époque sur Jeanne, qui traite du défilé annuel du Front national devant la statue de Jeanne d’Arc. Je ne pouvais alors pas aborder deux sujets aussi importants en même temps, aussi cela me convenait que Frédéric assure cette partie d’écriture.
Frédéric Debomy : Pour moi, l’idée dès le départ était de dévoiler le décalage qu’il y avait eu entre la réalité de ce qu’il s’était passé au Rwanda en 1994 et la manière dont la télévision française avait représenté les évènements. Le récit se devait alors de montrer ce décalage, notamment par le biais de ce basculement, à un moment donné, d’un type d’image qui correspond à la réalité à un type d’image qui serait plutôt des images vidéos qui correspondent à ce qu’a raconté la télévision française. Il y avait aussi l’idée d’un cheminement qui serait celui de cette jeune fille, rwandaise tutsi, que nous suivons et qui, a un moment, disparait du récit. C’est elle qui, en quelque sorte, symbolise le génocide. Ce qui s’est passé en 1994, c’est que ce génocide, qui a fait de 800 000 à un million de morts, a été provisoirement oublié sous les drames suivants qui sont l’exode de population rwandaise au Zaïre (qui est désormais la République démocratique du Congo) et cette épidémie de choléra qui s’est déclarée quand ces gens se sont retrouvés dans des camps de réfugiés. Cet épisode a été beaucoup couvert par les télévisions alors que le génocide l’a peu été. On parle de 30 000 morts du choléra qui ont alors effacé toute l’atrocité du génocide. Le choléra est un drame sanitaire, le génocide est une extermination programmée. Je voulais donc raconter comment ce génocide a « disparu » provisoirement, expliquer comment cela a pu se faire et quelles relations cela avait avec la fierté ressentie par la presse qui, dès lors que l’armée française était impliquée dans une opération militaro-humanitaire, l’opération Turquoise (qui donne son nom au livre), a souvent été plus soucieuse de célébrer la grandeur de la France qui agit au Rwanda que de voir ce qu’il y avait derrière, qui n’était pas toujours aussi glorieux.
Olivier Bramanti : Et comment, sous couvert d’humanitaire, l’Etat français a servi ses intérêts.
Frédéric Debomy : Je préfère rester prudent avec ce genre d’affirmations. Ce sont des choses difficiles à résumer comme ça.
Olivier Bramanti : Alors pourquoi est-ce le seul Etat à s’engager sur l’humanitaire ? On avait une implication au Rwanda que d’autres n’avaient pas.
Frédéric Debomy : Il faut être prudent : dire que l’opération Turquoise n’a été montée que pour maquiller ce que la France avait fait de contestable au Rwanda est peut-être un peu rapide. Les acteurs politiques en France sont divers, on était en période de cohabitation avec un président socialiste et un gouvernement partagé entre chiraquiens et balladuriens : il n’est pas sûr qu’ils aient tous eu les mêmes motivations. C’est un peu la particularité de Turquoise, qui a sauvé des vies mais qui a aussi eu pour effet de contribuer à camoufler toute cette implication.
Olivier Bramanti : Cette opération a toujours été présentée comme une opération humanitaire.
Frédéric Debomy : Les parlementaires français, qui ont travaillé dessus en 1998, ont établi que Turquoise avait aussi été montée pour tenter de geler la situation sur le terrain, car la France était alors du côté des génocidaires qui étaient en train de perdre la guerre qui les opposait au Front patriotique rwandais. Il y avait donc dans cette opération un objectif stratégique clairement contestable, mais aussi, sans doute, une part humanitaire. Un historien, Gérard Prunier, avait parlé d’une opération « littéralement schizophrénique ». Ce qui est certain, c’est que, pour beaucoup de téléspectateurs français, la France avait été formidable au Rwanda. Dans ce livre, nous disons que derrière cette façade, il y avait d’autres choses.
Olivier Bramanti : Il ne faut pas oublier que la France était alors en cohabitation, mais que le chef des armées était Mitterrand.
Frédéric Debomy : Ce qui est compliqué avec un tel sujet quand on veut en faire une bande dessinée, c’est le côté récent de cette histoire, qui est encore en cours d’écriture. Etablir une échelle précise des responsabilités est encore assez délicat.
Votre objectif était ici clairement d’exposer cette double implication de la France, et de montrer l’atrocité de ce qu’il s’est passé dans cet envers du décor qui n’a finalement été que trop peu évoqué. Une façon de dévoiler ce que la France a voulu camoufler en quelque sorte, ce qu’elle a fait avec succès par l’intermédiaire des caméras de journalistes.
Frédéric Debomy : Encore une fois, quand on dit « la France », je tique un peu. « La France », c’est une abstraction. C e qui est en jeu, c’est déterminer qui a décidé quoi. Et de trancher entre la part d’engagement et la part d’égarement.
Olivier Bramanti : Ce que nous savons, c’est que les images sont restées dans les camps de réfugiés, alors que la caméra aurait facilement pu se déplacer, prendre de la hauteur et couvrir les collines qui étaient jonchées de cadavres.
Frédéric Debomy : Du Zaïre, des journalistes se sont déplacés à l’intérieur du Rwanda au moment de Turquoise. Mais la plupart du temps, ils se contentaient d’accompagner les soldats français. L’indépendance a un coût que toutes les rédactions ne pouvaient assurer, sans parler des questions de sécurité. Avant Turquoise et pendant le génocide, il y avait eu aussi des équipes de télévision française au Rwanda, mais c’était plus rare.
Comment s’est fait votre travail de recherche ? Pour un sujet aussi imposant et délicat que celui-ci, cette part du travail à dût être particulièrement importante. Mais dans une représentation quelque peu faussée, vers quelle documentation vous êtes vous tourné ?
Frédéric Debomy : J’ai beaucoup travaillé sur les archives de l’INA. J’ai aussi énormément lu et j’ai assisté en 2004 aux travaux de la commission d’enquête citoyenne sur les responsabilités de la France dans le génocide des Tutsi du Rwanda. J’ai finalement moi-même participé à un colloque, à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, à l’invitation de l’historien franco-rwandais José Kagabo. Mon intervention portait sur ce qu’on trouvait dans les archives de l’INA. J’ai donc poussé les recherches un peu loin. J’ai aussi échangé avec des gens concernés par le sujet, par exemple avec un journaliste du Monde qui, au moment de Turquoise, avait été dépêché là-bas. Pour le travail de bande dessinée, il fallait éviter de montrer l’horreur du génocide avec des corps à ciel ouvert partout. Ne pas montrer les massacres du tout aurait été étrange, et les montrer trop aurait été s’engouffrer dans une esthétique de la montagne de crânes des plus indécentes. Nous avons voulu rester dans un certain équilibre. Le dessin d’Olivier est facilement lyrique, mon texte ne l’est pas. Si mon écriture avait été plus sensible, moins froide, cela aurait pu être emphatique, un peu gênant, « poétique » dans le mauvais sens du terme. Je pense que le livre fonctionne vraiment sur cet équilibre.
Olivier Bramanti : A la lecture, il y a vraiment un glissement entre la réalité du génocide et les images imposées par la télévision. Tant que je n’avais pas vraiment travaillé la matière, c’est-à-dire tant que je n’avais pas essayé d’être dans ce glissement, je ne pouvais pas savoir si cet équilibre marchait. J’ai moi aussi visionné les images sur le génocide, qui au final sont peu nombreuses. Dans la représentation, la difficulté est de rendre ce glissement immédiat, presque imperceptible. Dans le livre, ça crée vraiment une « parenthèse Turquoise » en encerclant la mauvaise représentation des événements du Rwanda qu’a généré la couverture médiatique de l’opération. Nous évoquons ce décalage par l’image. J’ai toujours travaillé plutôt dans l’évocation que dans la représentation. Je n’avais surtout pas envie de représenter toutes les cicatrices, toutes les blessures sur un corps. Je ne me plais pas à une certaine morbidité. Avant de commencer plastiquement, je pouvais passer plusieurs jours, voir des semaines, sans vraiment m’y mettre. J’avais besoin de me priver d’un plaisir de peinture pour, quand le besoin se faisait assez fort, revenir à Turquoise. Je posais alors mon travail sur le récit de Frédéric. Je recréais son cheminement et c’était un besoin pictural qui m’y amenait, tellement le sujet pouvait être lourd. Par exemple, dans la scène de l’église, il y a des images qui ont été réalisées avec plusieurs années de différence. Après la réalisation de quelques peintures, j’étais parfois obligé de m’arrêter, tellement les faire pouvait être éprouvant physiquement. Le sujet prend rapidement le dessus sur le plaisir pictural du travail de la matière. J’étais donc presque dans une extrême urgence de peindre parce que je savais que mon plaisir n’allait peut être duré que deux heures, ou même une demi heure.
Comment avez-vous pensé ce rapport du texte au dessin ? Il y a particulièrement un fort travail sur les silences, qui prennent beaucoup de place et d’espace, et qui créent une dynamique particulière dans cet échange entre la plasticité des images et la radicalité du texte qui permet vraiment à l’un de se faire l’écho de l’autre et vice versa. Quelle place ont pris ces silences dans votre approche de ce livre ?
Frédéric Debomy : Cette dimension du silence est venue tardivement. Par contre, l’idée de ce rapport du texte et de l’image tel qu’il est à l’arrivée était présente dès le début.
Olivier Bramanti : Les silences sont venus quand nous avons pu constituer toute la matière du livre, c’est à dire à partir du moment où nous avons pu poser au sol tout l’ensemble de notre livre. Dans l’intervalle, j’ai notamment eu quelques difficultés dans cette séquence où la jeune fille porte un enfant et qu’elle se retrouve en plein exode dirigé par les militaires français : je n’arrivais pas vraiment à répondre aux attentes de Fred. Je faisais des propositions intéressantes plastiquement, mais qui ne collaient pas à ses visuels et restaient trop éloignées du texte. On a réalisé de vrais storyboards au fusain. Je me suis alors appuyé sur ces fusains pour réaliser mes peintures.
Frédéric Debomy : Il fallait réussir ce moment où le récit bascule, celui où on laisse la jeune fille, où le récit « l’abandonne », « l’efface ». Plastiquement, tout change. Les premières images vidéo arrivent sur la fin de la séquence qui précède le chapitre proprement consacré au traitement télévisuel des événements.
Olivier Bramanti : En tant que dessinateur je n’ai jamais vraiment aimé ces plans et j’étais presque réticent à les faire. Je me rends compte finalement qu’ils fonctionnent bien.
Frédéric Debomy : Ce basculement était essentiel, présent dès le début du projet. Par contre, cette idée de découpage en chapitres n’était pas là. J’étais même contre car j’avais peur qu’un tel découpage casse cette continuité et ce glissement. Finalement, l’éditeur l’a suggéré et il avait raison. J’avais au départ cette même crainte pour les silences.
Olivier Bramanti : Et après, tu as posé les silences.
Frédéric Debomy : C’est maintenant pour moi une totale évidence qu’il fallait ces silences.
Ces silences et chapitres permettent une certaine pudeur, mais aussi de faire tampon, en quelque sorte, afin de laisser le lecteur récupérer d’une lecture difficile.
Olivier Bramanti : Le sujet étant vraiment lourd, certains lecteurs auront du mal à tout lire d’une traite. Ils auront effectivement besoin de faire une pause et de reprendre le livre plus tard.
Frédéric Debomy : Les silences marchent bien à plusieurs endroits. Par exemple dans le passage de la traque où on voit, à la fin, des miliciens courir. Il y a alors une zone d’incertitude accompagnée d’images silencieuses, qui finit avec une image plus nette. Ce travail du silence est important dans la scène de l’évocation de la mise à mort d’une jeune fille (pas celle du récit mais une de ses camarades) par les génocidaires, qui est une des plus cruelles du livre. J’avais dès le départ cette idée de mettre un texte très cru et de faire comme si le regard se détournait de l’abominable. Le lecteur voit alors des paysages pendant que nous décrivons cette mise à mort. Juste après viennent deux images muettes, assez sombres, qui permettent de bien conclure la scène, et de se reposer un peu, sans vraiment parler de détente parce que ces images ne sont pas non plus apaisantes.
Olivier Bramanti : Pour les paysages, je proposais un vaste choix de matières dans lequel Frédéric venait se servir.
Frédéric Debomy : Je prenais, dans les dessins qui arrivaient, ceux qui pouvaient s’insérer dans ma trame. Il y avait des trous, et je discutais alors avec Olivier de ce dont nous avions besoin pour le livre. On a ensuite procédé de diverses manières, en fonction des scènes, jusqu’à ce que le livre tienne debout.
Olivier Bramanti : S’agissant de la respiration du livre, il faut aussi ajouter que les cases sont séparées par des blancs assez importants, créant ainsi des sortes de pauses ; de leur côté, les chapitres engendrent des blancs plus importants encore, des espaces plus longs.
Frédéric Debomy : Il faut souligner aussi que, si nous suivons cette jeune fille presque tout le temps, nous ne la dessinons pas tant que ça. Il y a aussi un autre personnage assez présent, Ferdinand (un des tueurs) que nous n’avons jamais vraiment représenté, excepté d’une fois où on voit sa nuque : nous ne le connaissons vraiment que par le texte. On est ici dans un procédé bien loin de ce qui se fait en bande dessinée classiquement. Je suis assez content de ne voir que sa nuque, je trouve que c’est suffisant, qu’on n’a pas besoin de plus.
Il me semblait pourtant le voir autre part, notamment dans ce passage dans lequel vous exprimez son envie de tuer.
Frédéric Debomy : Oui, parce qu’on voit les tueurs, alors il est peut être présent, mais peut être pas…
Olivier Bramanti : Je n’ai jamais voulu dessiner Ferdinand.
A part ce Ferdinand, vous ne nommez rien dans ce livre. Vous restez, à l’image de certaines planches, dans une évocation constante des protagonistes et des évènements, même lorsque vous parlez de choses bien concrètes comme l’opération Turquoise, ou même de certaines catégories de populations rwandaises.
Frédéric Debomy : Oui, tout à fait, c’est pour donner un coté plus universel. Aussi, en situant les choses, c’est-à-dire en nommant la France, le Rwanda ou le Front patriotique rwandais par exemples, les personnes qui pensent à tort bien connaître cette histoire vont lire le livre avec l’œil de celui qui croit savoir. Si les choses ne sont pas trop situées, le lecteur sera plus à même de s’ouvrir à ce que nous lui disons. Je me suis rendu compte assez tard que vouloir raconter une telle histoire, dans toutes ses nuances, en se privant de nommer les choses, était pour le moins téméraire. J’ai beaucoup retravaillé le texte avec notre éditeur, Frédéric Pajak, qui me demandait de clarifier quand il ne comprenait pas : il y a eu un véritable travail en commun de ce côté là.
Olivier Bramanti : Personnellement, j’étais partant dès le départ de ne rien nommer. C’est comme ça que j’ai travaillé sur la Yougoslavie.
Frédéric Debomy : Mais sur ce livre, il t’arrivait de vouloir nommer certaines choses, comme les Tutsi par exemple, mais j’ai résisté.
Olivier Bramanti : Je me suis rendu compte qu’en mettant immédiatement Hutu et Tutsi, on rentrait dans une logique de classification et, d’une certaine manière, dans une lecture de type ethniste. Tout le livre a été le fruit de longues et nombreuses réflexions.
Frédéric Debomy : Il y avait bien eu auparavant Stassen avec Deogratias, mais ça n’a rien à voir, aussi bien plastiquement, que narrativement.
Ce livre est effectivement très différent de ceux que tu peux faire d’habitude, Olivier. C’est par exemple ton premier livre en couleur.
Olivier Bramanti : Au départ, sur ce livre, nous pensions plutôt à des teintes de gris, puis la couleur s’est imposée au fur et à mesure. Traiter le Rwanda sans poser de vert aurait été une grosse erreur. Il n’y a pas de région aussi luxuriante en Afrique. C’est ce qui m’a le plus marqué sur les photos aériennes que j’ai consultées.
Frédéric Debomy : J’avais au départ dans l’idée qu’Olivier travaille comme sur ses autres récits, avec un faux noir et blanc. Mais la couleur s’est effectivement imposée.
Olivier Bramanti : Aussi, quand les images deviennent plus abstraites, la couleur vient aider à la lecture.
Est-ce que ce n’est pas non plus le plus abordable, le plus narratif ?
Olivier Bramanti : Je ne sais pas. Jeanne aussi me semble bien narratif.
Frédéric Debomy : Narrativement, ces deux livres sont très structurés.
Olivier Bramanti : A la différence que Jeanne, je l’ai fait sur le moment même, alors que Turquoise s’est fait sur plus de cinq ans.
Tu as peut être fait les photos sur le moment, mais le choix des textes que tu as apposés aux images a dû te prendre un certain temps.
Olivier Bramanti : Oui, les recherches m’ont prise deux ou trois ans de lecture et d’écriture. Et surtout, le plus long et le plus dur a été de lire sur le Front national. Ce travail a été aussi dur que plastiquement sur le Rwanda.
Frédéric Debomy : Pour revenir à cette difficulté de faire le livre, il faut encore insister sur le fait que c’est de l’histoire récente, c’est-à-dire, par exemple, que les rescapés sont toujours vivants, et qu’il y a encore des enjeux autour de cette histoire. Moi, j’ai ça sur les épaules. Il faut faire attention à quels mots on emploie, à quels faits on considère comme étant factuels, avérés, et voir aussi ce qu’on laisse parce que c’est davantage sujet à caution. Comment dire, enfin, qu’on a pas tout dit.
Olivier, tu travailles souvent sur des témoignages ou des reportages historiques. Comment ces expériences passées de tes précédents livres vous ont aidé dans ce livre ?
Olivier Bramanti : Pour Jeanne, c’est la première fois que je faisais du reportage. J’étais parti récupérer de la documentation, et c’est en avançant dans Paris que je me suis rendu compte que j’étais comme à la place de Jeanne, que j’ouvrais le défilé. D’un coup, je créais la narration. A l’époque, j’avais une carte mémoire qui me permettait de ne faire que 122 photos. J’avais donc un espace temps que je ne décidais pas, des lieux que je ne décidais pas non plus, ainsi qu’un casting imposé. Je ne décidais de rien. J’étais seulement dans la résistance à cette manifestation : je choisis alors de partir en avance pour ne pas les suivre, puis, à un autre moment de revenir en arrière pour être en lutte constante par rapport à ce qui était prévu. Je réfléchissais tout le temps à la narration, à chaque instant où je prenais une photo, même les ratés. Donc pour moi, ce n’est pas du reportage au départ, mais je pourrais le faire aujourd’hui de par cette expérience.
Il y a surtout dans tes livres une volonté de toujours laisser une trace d’événements historiques importants.
Olivier Bramanti : J’ai toujours été intéressé par la façon dont les hommes politiques se servent du passé pour appuyer leurs thèses. Ils ont toutes les raisons car l’histoire le permet, c’est-à-dire que selon les points de vue, elle peut répondre à toutes les interprétations. Prenons par exemple Jeanne ou le prince Lazar. Ce sont des héros mythiques repris par les nationalismes pour leur côté patriotique ; mais ces aspects là dépendent de qui les récupère, de quel politique en a besoin pour servir ses intérêts. Ce qui est grave c’est qu’ils effacent le nom d’un sculpteur ou d’une peinture, pour les mettre à leur nom. Par exemple pour la statue de Jeanne sur la place des Pyramides, personne ne sait qu’elle est l’œuvre d’Emmanuel Frémiet, qui était à l’époque un sculpteur de référence. Le Front national s’est tant emparé de ce symbole que l’extrême gauche en a fait une statue du Front national, ce qui est une aberration totale.
Comment avez-vous pensé ces dessins qui tirent vers l’abstraction ? Ont-ils été le fruit de discussions, ou se sont-ils imposés progressivement dans ce déroulé graphique que vous formiez ?
Olivier Bramanti : Pour moi, il n’y a rien d’abstrait. Chaque fois qu’il y a de la représentation, je sais exactement où je mets le pinceau. Evidemment, il y a des accidents que je ne contrôle pas toujours, mais je joue avec, je sais ce que je fais. Même si c’est abstrait pour certaines personnes, c’est presque réaliste pour moi. Je pourrais aller beaucoup plus loin que ça, mais je dois répondre à un discours, à une histoire. Si j’allais vraiment dans l’abstrait, ces livres ne pourraient pas être édités.
Frédéric Debomy : Il y a effectivement des dessins qui sont plus dans l’évocation que d’autres.
Olivier Bramanti : Oui, ils permettent au lecteur d’avoir des respirations. S’il a du mal avec ces images dites abstraites, il sait qu’il y a une image réaliste qui l’amène à quelque chose de plus concret, sur laquelle il peut s’appuyer. On peut alors le refaire plonger dans quelque chose de plus évoqué.
Frédéric Debomy : Je me rappelle être intervenu pour les cadrages, trop proches au départ de ceux de la représentation télévisuelle. Et je me rappelle aussi avoir dit à Olivier, à un moment donné, qu’ il n’y avait pas assez d’images montrant du monde. Par contre, il ne me semble pas avoir dit quoi que ce soit sur le réalisme ou non d’une image. Olivier a travaillé à sa façon. S’il avait tout traité comme ce passage avec la fille et le soldat, c’est-à-dire avec ce réalisme, ça aurait été trop lourd. Mais aussi, si tout n’avait été qu’évoqué, il y aurait eu un côté un peu transparent, un peu diaphane qui aurait été gênant. Il y a des moments où on doit sentir les corps quand même, les vivants et les morts. Il fallait un équilibre.
Olivier Bramanti : C’est aussi ce qui crée le rythme. Ces rythmes s’entrecroisent dans le cheminement du récit et de la peinture.
Frédéric Debomy : Je suis intervenu pour homogénéiser le traitement graphique. Nous avions des choses qui pouvaient être très différentes et il fallait des dessins qui permettent la transition entre deux scènes différentes, créer des glissements sur le plan plastique.
Olivier Bramanti : Ses interventions étaient tout à fait normales, car c’est le récit de Frédéric sur le génocide des Tutsi du Rwanda. J’aurais pu, avec cette matière, faire tout autre chose.
Est-ce que vous vous sentiez investi de quelque chose pendant que vous réalisiez l’album, y avait-il un poids particulier quant à l’impact de ce que vous révélez ou la violence de cette histoire ?
Frédéric Debomy : Nous avions vraiment la responsabilité de ne pas faire n’importe quoi (on l’a toujours, du reste). Puis, ayant un fond assez militant en étant impliqué dans des choses qui ne relèvent pas toutes du domaine artistique, c’était aussi pour moi le moment de m’exprimer : en France, à l’adresse des citoyens français.
Olivier Bramanti : Après on peut faire des erreurs, mais on s’est donné les moyens de ne pas en faire, notamment par les nombreuses recherches qui ont été faites.
Frédéric Debomy : Ça a été un vrai travail d’archive, mais pas de terrain. Je ne suis encore jamais allé au Rwanda, et Olivier non plus.
Comment vivez-vous ce livre, maintenant qu’il est fini ?
Olivier Bramanti : Pour ma part, chaque fois que je finis un livre, j’ai besoin de l’oublier. Ce n’est pas aujourd’hui que cette interview devrait se faire, mais pendant que le livre se créait. J’aurais pu en parler autrement. Maintenant qu’il est derrière moi, je ne reste pas extérieur aux actualités pour autant. Quand je replonge dans une actualité que j’ai déjà traitée, j’ai une lecture rapide, et tout mon travail me revient. J’avais par exemple déjà perçu la succession des Le Pen.
Frédéric Debomy : Personnellement je ne le vis pas comme ça, comme quelque chose de passé. Mais il y a une grosse étape d’accomplie !
[Entretien réalisé le 27 janvier 2012, dans le cadre du Festival d’Angoulême.]

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