Olivier Texier

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Olivier Texier est un dessinateur prolifique qu’il est difficile de ne pas croiser quand on s’intéresse un peu à l’auto-édition. Indépendant en son sens le plus strict, il trace son identité graphique avec une grande cohérence depuis près de vingt ans.

Maël Rannou : Tu as toujours été très actif dans l’auto-édition, même quand tu as commencé à publier des planches chez des éditeurs installés. C’était quasiment une boulimie, le nombre de fanzines se succédant à une vitesse effrénée est impressionnant,[1] comment l’expliques-tu ?

Olivier Texier : Premièrement parce que j’adore ça, faire des petits livres à la main. Pour moi c’est un passe-temps hyper agréable : relier, agrafer, massicoter… C’est un vraie passion qui, en plus, me permet de regarder des films à la télé, chose que je ne fais qu’à ce moment-là. J’adore les films SF bas de gamme, comme le très mauvais Judge Dredd ou l’atroce Maîtres de l’univers. En règle générale, j’ai toujours besoin de faire deux choses à la fois.
L’autre explication, c’est qu’à une certaine époque j’étais un vrai maniaque du dessin. J’en faisais tout le temps, je me lançais dans pleins de projets en même temps. À peine avais-je terminé une série de dessin qu’il y en avait deux autres en cours. J’allais bien trop vite pour pouvoir présenter ça à des éditeurs. Le seul moyen de les montrer c’était donc d’en faire des livres photocopiés et d’en déposer chez des libraires, ou de les distribuer autour de moi. Enfin, ça correspondait à un moment où j’étais objecteur de conscience dans une mairie, avec une photocopieuse pas loin de mon bureau. Je trouvais ça très excitant de faire une série de dessins, de les photocopier à 100 exemplaires et de faire un livre quasi-immédiatement.

MR : Tu me parles de séries, c’est vrai que c’est une constante chez toi. On en voit pas mal dans ta production, tes recueils sont rarement des dessins épart comme on voit souvent dans les graphzines mais des livres thématiques comme 69 dessins sales, 25 dessins sado-maso, 25 slogans publicitaires illustrés, etc…

OT : Là je n’ai pas vraiment d’explication. C’est exact que je ne conçois pas un dessin «seul», et que je me lance toujours dans des séries… Je vais en faire 20, 50 ou 100, toujours une chiffre rond et avec la même technique graphique. Un dessin tout seul, je ne trouve pas ça très enrichissant. J’aime bien quand il est entouré, encadré. J’aime aussi pousser au bout une logique, partir d’une idée et l’épuiser pour voir ce qu’il y avait derrière. Parfois au bout du trentième ou du quarantième dessin, je sèche un peu, mais je me bats quand même pour arriver au cinquantième, si c’était mon objectif initial.

MR : J’avoue que moi aussi j’aime quand c’est encadré, que l’ensemble forme un sens qui se suit. Dans le fond ça ne m’étonne pas que tu penses comme ça, il y a beaucoup d’illustrateurs qui ont du mal à faire de la bande dessinée car ils ne se font pas à l’enchainement, chez toi il n’y a pas du tout ce problème. Il faut dire que tu as tout de suite fait de la bande dessinée en parallèle, tu autoéditais déjà Le Bar, la série qui t’a permis d’entrer dans le monde professionnel.

OT : Le Bar, ça a commencé comme une série de strips complètement absurde que je faisais en cours de maths, en seconde au lycée. J’étais dans une filière artistique où personne n’était doué en maths, je les dessinais pour distraire mes potes pendant ces cours. Au bout d’un moment, j’en ai fait un petit recueil photocopié que j’ai mis dans une librairie du centre de Nantes qui prenait les fanzines. Je l’ai aussi envoyé à la presse spécialisée, et c’est comme ça que j’ai eu deux brèves très élogieuses le même mois, dans Fluide Glacial et dans Bodoï. Ce petit fanzine m’avait permis d’être remarqué alors j’ai continué, j’ai dessiné Le Bar tome 2, le tome 3, etc. Parallèlement, j’envoyais ces strips de manière régulière au Psikopat de Carali, et au bout de cinq ans il a commencé à en passer, d’abord un, puis trois/quatre sur une page. C’est ce qui m’a permis de publier dans le premier support professionnel, d’être diffusé et rémunéré. Cette série de strips a été ma clef d’entrée dans le monde de la bande dessinée.
Paradoxalement, j’ai mis beaucoup de temps à m’en défaire puisque ces deux brèves élogieuses m’étaient montées à la tête : puisque ça avait été remarqué, j’ai cru qu’il fallait que je reste sur cette série, et du coup je m’y suis un peu enfermé pendant quelques années.

MR : C’est lorsque Le Bar sera réédité aux Editions Humeurs que tu signeras ton premier album 100 % personnel, après la bande dessinée de Girafe aux Requin marteaux. Cet album est un peu particulier d’ailleurs, tu me disais ne plus trop en assumer le dessin, c’est une histoire parodique d’aventure avec un dessin réaliste assez raide, très figé, très peu Olivier Texier en fait.

OT : Cette bande dessinée a été faite avec X-90, le scénariste qui est aussi un très bon copain. Il trainait pas mal à Albi à ce moment-là, avec les gens de Ferraille. C’est même un personnage de bande dessinée, il y avait ses aventures dedans ! Pour moi c’était important de faire cette bande dessinée qui me permettait d’être présent dans Ferraille, alors que lorsque je leur proposais des bandes dessinées personnelles, ils les refusaient. D’ailleurs, je n’ai pas eu d’autres participations avec cette équipe, le peu de choses que je leur ai montrées a toujours été refusé. Certains projets étaient peut-être trop crades… je me rappelle avoir eu des réactions complètement outrées sur un projet d’histoire qui parlait d’inceste (rires) ! Je me suis fait engueuler, du genre : «T’as pas les épaules pour faire ça, cette famille qui baise entre elle, t’es pas assez mature !».
Les Aventures de Girafe, c’est une histoire complexe, avec de la grosse baston mais un fond très barré et plutôt ésotérique. Ce n’est pas un projet que j’aurai dessiné tout seul, mais j’étais prêt à la dessiner pour avoir le plaisir de travailler avec X-90, et l’honneur d’être dans Ferraille, qui était vraiment un magazine enthousiasmant. Quant au dessin, effectivement il est complètement figé, il m’a fallu du temps pour libérer mon trait.

MR : Puisque tu parles toi-même du crade et du trash, on va pouvoir parler d’un projet qu’on vient de mener ensemble, Porno Crade. J’avais lancé ce projet de bouquin anti-porno chic et il y avait un bon accueil de la part de pas mal d’auteurs, mais peu se sont autant plu dans ce projet que toi, jusqu’à être à la base d’un appel lancé aux auteurs et colonne vertébrale du livre. Tu peux un peu me parler de ce rapport au trash qui est vraiment présent dans ton travail, que ce soit là, dans Grotesk ou pour diverses illustrations et planches (dans L’Horreur est Humaine notamment).

OT : C’est vrai que mon travail se divise vraiment en deux parties, d’abord les bandes dessinées d’humour absurde, comme Le Bar ou Croisière Cosmos, qui peuvent plaire à tous, y compris aux plus jeunes, et puis tout ce qui explore les limites, notamment en matière de sexualité. Ca me passionne depuis que je suis petit, même si je suis incapable d’expliquer pourquoi… je me rappelle avoir lu Les Onze mille verges d’Apollinaire vers 12-13 ans et d’avoir trouvé ça fascinant. Toutes les sexualités dites «déviantes», le transgenre, ce sont des sujets qui m’intéressent, même si dans ma vie de tous les jours, je n’ai rien de bien extrême : ni tatouage ni piercing, pas d’abonnement dans un club échangiste ou de carte de fidélité dans une back-room. Disons que ces thématiques sont très excitantes pour moi à un niveau intellectuel, et que toute la liberté du désir me paraît devoir être défendue et promue, sans relâche. C’est pour ça que ton idée de lancer un collectif qui ferait la nique au «porno-chic» qui est revenu à la mode dans la bande dessinée en ce moment, et où ce sont toujours les éternelles bourgeoises qui se font prendre par leur chauffeur à l’arrière des limousines, je m’y suis retrouvé tout de suite ! Il y a pourtant quelques auteurs que j’aime bien dans la production de bande dessinée érotique actuelle, comme Baldazzini qui dessine des choses troublantes avec des femmes munies de pénis, ou encore le maître Magnus et son immortel Nécron, mais quand je regarde l’actualité bande dessinée porno, je trouve qu’on est dans le même pauvre registre que le cinéma X tout-venant. Certes, il y a des beaux dessins, et je conçois qu’une scène de sexe bien dessinée c’est joli mais bon, ça ne va pas bien loin.
Je crois à l’idée qu’il suffit de montrer les choses pour que ça les débarrasse un peu de l’interdit qui leur est collé dessus… les amours homosexuelles, le transgenre, les sexualités «hard» restent très mal acceptées, malgré l’apparente tolérance de notre société. En matière de pornographie, apporter un regard différent me paraît nécessaire, et je trouve important de montrer les choses différemment, de ne pas se contenter d’un porno classique, avec des scènes redondantes. En plus une bande dessinée ne met en scène que des dessins, on est en dehors de la réalité : cela devrait permettre d’aller très loin, alors pourquoi s’en priver ? C’est pour ça que j’aime des auteurs comme Mike Diana, qui peut être très choquant … mais ce n’est que du dessin ! Je ne vois pas pourquoi il y aurait lieu de s’offusquer.

MR : On retrouve totalement ça dans Grotesk, qui est ce que je préfère dans ton travail. C’est une série de strips vraiment très drôles sur tout ce qui peut être le plus répugnant dans le monde, les déviances, les tabous. Si on retrouve l’absurde la différence avec Le Bar est radicale, y compris dans le dessin qui passe de quelque chose d’assez aseptisé à une plume tremblante et salie.

OT : Le Bar commençait à être figé surtout parce que je me mettais sans doute trop de pression là-dessus : je croyais que c’était ce qui allait marcher. J’ai eu un beau succès d’estime, notamment grâce à l’album aux éditions Humeurs, mais j’ai fini par tourner la page car je ne m’amusais plus.
Comme je suis plutôt à l’aise dans les formes courtes de récit, j’ai continué à faire des strips mais avec un dessin qui était volontairement tout le contraire de «figé». Sans crayonné, sans croquis préparatoire, dessinés directement au feutre sur une pauvre feuille de papier machine, et puis dans le bus en allant au boulot pour être sûr que le trait tremble… Bref, des strips de quatre cases en totale impro. J’essaie juste de trouver une chute qui soit tout l’inverse de ce qu’on peut attendre, et contourner tous les lieux communs. Si en lisant le strip on se dit «Tiens ça va finir dans un bain de sang» ce sera au contraire très doux, et quand on s’imagine que ça va être moral et gentil, ça finit très mal. Le but, qui est celui de tout strip, est vraiment de surprendre le lecteur. J’en suis actuellement à 400, tous publiés dans le Psikopat, mais j’ai décidé de passer à autre chose, pour éviter de me répéter. C’est atroce de commencer une histoire et de devoir s’autocensurer en se disant «Non, là ça ressemble trop au strip 139»… J’ai donc débuté une nouvelle série de strips, mais muets cette fois. C’est encore sale, débile et idiot, mais l’absence de texte et de paroles change la manière de faire… C’est un petit défi que je viens de me lancer.

À l’origine, ma série «Grotesk » m’a aussi permis de me lancer sur Internet et de créer mon blog, que j’alimente très régulièrement depuis. En pratique, le blog a peu à peu remplacé mes auto-éditions, parce qu’il permet de montrer mon travail aux gens de manière rapide, mais de façon beaucoup plus large. Ce blog me permet aussi de montrer mes séries de dessins, que j’alterne avec mes strips. Pour la série «Mal Faits», c’est amusant d’ailleurs car un éditeur, Les Rêveurs, a publié le recueil après avoir aimé mon blog…

MR : Tu as dit que tu allais au travail tout les matins en dessinant dans le bus, c’est assez intéressant de voir que tu conserves un emploi alors que tu publies chez des éditeurs solides (Delcourt, Dargaud, Le Lombard pour les plus récents) et dans la presse (des apparitions dans Spirou…). Tu m’as dit un jour qu’avoir un travail en dehors du dessin était pour toi la condition sine qua non de ta liberté d’auteur, mais tu n’as jamais eu envie d’un jour ne faire que ça ?

OT : Si, et je l’ai d’ailleurs fait pendant quatre ans entre mon objection de conscience et mon travail actuel. Mais ça ne m’a pas plu. Je réalisais «Le Bar », justement, et de strips en strips le dessin se figeait de plus en plus : ça ne m’allait pas de me lever le matin et de rester chez moi à dessiner, d’y manger le midi, et d’être toujours là l’après-midi, j’avais l’impression d’être un zombie, coupé du monde. J’ai un peu déprimé en fait, ce n’était pas pour moi et finalement j’ai trouvé une annonce de boulot dans la mairie où j’avais bossé durant mon objection, j’ai passé les entretiens et j’ai décroché le poste. J’ai découvert que ça m’équilibre de devoir courir après le temps, de gagner mon argent pour payer mon loyer et d’organiser le reste de mon temps libre comme je l’entends, pour dessiner ce que je veux.
Je connais un peu la vie d’auteur de bande dessinée professionnel : à Nantes il y a un petit microcosme de la bande dessinée, des copains, et lorsque j’ai accumulé assez d’heures supplémentaires je vais passer une journée dans l’atelier de Brüno et d’Hervé Tanquerelle. Mais je vois bien que ça me ferait flipper de devoir dépendre de la bande dessinée pour vivre. Ce serait une source de stress incroyable.

C’est sûr que mon choix de vie m’oblige à des contraintes, comme me lever à six heures pour dessiner avant d’aller au boulot, puis dessiner dans le bus et encore dessiner le midi en même temps que je mange… Et puis, je dois aussi me réserver du temps pour sortir le soir et le week-end, histoire d’avoir une vie sociale, et de consacrer du temps à ma chérie. En contrepartie, ne pas avoir à gagner ma vie avec le dessin m’évite de penser à ce que mes dessins devraient me rapporter comme argent. Ça me permet de participer à des fanzines, de me lancer dans des projets qui n’intéressent que moi, etc.
Enfin, c’est important pour moi d’avoir une sorte de «vie ordinaire», avec des horaires de boulot, un salaire, des collègues… Je ne sais pas pourquoi, je trouve ça tout aussi excitant que la vie d’artiste… Peut-être parce que ça me donne l’impression d’être un peu «subversif» ?

MR : Le fait que tu te sentes libre de bosser dans des fanzines ne t’empêche pas non plus de travailler pour des gros éditeurs, en particulier Delcourt chez qui tu as signé Croisière Cosmos. Comment es-tu arrivé dans la collection «Shampooing», j’ai du mal à imaginer Trondheim te contacter pour une collection qui, si elle ne fait pas du strict livre pour enfant, se destine quand même d’abord à la jeunesse.

OT : Au début je voulais faire une bande dessinée de science-fiction avec des petits extra-terrestres débiles, un peu comme les personnages de Le Bar mais dans un environnement de space-opéra, genre que j’adore. Je suis parti sur des histoires d’une page que je destinais au magazine «Tchô», mais ça ne les a pas intéressés. Je les ai montrées à un autre copain nantais, Fred Blanchard, par ailleurs directeur de collection chez Delcourt. Il m’a aiguillé vers Trondheim, qui dirigeait la collection «Shampooing» qui, lui, m’a dit que mes histoires d’une page ne l’intéressaient pas mais que si j’étais capable d’en faire une histoire complète, pourquoi pas…
Chose amusante, Trondheim me connaissait sans que je le sache puisque c’est à cette période qu’il a publié les histoires de Frantico dans le Psikopat. J’avais écrit à Frantico pour lui dire que j’aimais beaucoup ses bandes dessinées et j’ai un peu correspondu avec lui sans savoir que c’était Lewis. Il m’avait répondu que Grotesk était une des choses qu’il préférait dans la revue, du coup il m’a fait confiance pour le livre alors que je n’avais jamais fait de bande dessinée si longue, ni pour un public si large. J’ai d’ailleurs eu du mal à la boucler : au bout de cent pages Lewis et moi nous sommes rendus compte que j’étais mal parti et j’ai voulu tout recommencer, puis ma maison à brûlé et j’ai sauvé mes planches in extremis, alors que les pompiers bombardaient mon appartement de milliers de litres d’eau… bref, ça aurait pu être album maudit, mais au final il est sorti, il a eu de très bons retours dans la presse et je crois même qu’il s’est plutôt bien vendu. Après une mise en jachère de deux ans histoire de faire autre chose, notamment deux projets de livres de dessins pour l’éditeur marseillais Le Dernier Cri, je prépare une deuxième bande dessinée un peu dans le même esprit que Croisière Cosmos. Avec Yoann, l’actuel dessinateur de Spirou, nous mettons ainsi la touche finale à l’album des Captain’z, histoire à suivre avec des super-héros complètement improbables. Ça devrait sortir au Lombard à la rentrée.

[Entretien réalisé à Nantes le 22 août 2010.]

Notes

  1. On peut se reporter à la bibliographie établie par Sylvain Gérand sur le site des éditions Humeurs.
Site officiel de Olivier Texier
Entretien par en septembre 2010