Samandal, deuxième rencontre

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Depuis notre première rencontre en 2011, Samandal a beaucoup changé. Plus audacieuse, plus exigeante, plus mure, la revue est passée à un rythme de publication annuel, chaque numéro étant dirigé par un artiste différent et ayant son thème et son format propre.

Samandal tisse sa toile : travaillant avec des auteurs de toute la planète, le premier numéro de sa nouvelle formule (paru en 2014 et dirigé par Barrack Rima) convoque des auteurs inattendus, tels que Louis Joos, Baudoin ou le peu connu Ahmed Bouanani, tout en rendant hommage dès les premières pages au maître Alberto Breccia. Avant cela, Samandal ancienne version avait sorti un numéro en partenariat avec l’Arab Image Foundation, traduit plusieurs récits de Mazen Kerbaj et abandonné (au moins provisoirement) les traductions systématiques de ses récits.

En parallèle, ses auteurs continuent le dialogue avec les pays voisins, participant à la naissance d’une nouvelle scène arabe du 9e Art, et ancrant de plus en plus la revue dans une nouvelle géographie. Car si l’influence de la bande dessinée européenne reste forte, Samandal est avant tout une revue arabe.

Mais ces dernières années ont aussi été marquées par un procès pour blasphème (pour résumer) suite à un numéro publié en collaboration avec l’Employé du moi. Il ne s’agit pas ici de revenir sur les faits, l’historique et le déroulement de ce procès, dont d’autres ont déjà longuement parlé[1], mais bien de rappeler à quel point cette expérience semble avoir marqué ses auteurs. Le thème revient en filigrane dans les conversations. Et probablement ne faut-il pas s’étonner de la quasi-homonymie entre Joseph Kai, interviewé ci-dessous et Joseph K., autre personnage confronté à un irrationnel et incompréhensible procès.

Voitachewski : La dernière fois qu’on s’est parlés remonte déjà à 2011… Je sais que depuis, vous avez eu ce procès, mais vous en avez déjà beaucoup parlé dans un entretien avec The Comics Journal (et vous avez peut-être marre qu’on vous interroge en permanence sur ce sujet). Mais j’ai quand-même envie de vous demander ce qui s’est passé depuis…

Lena Merhej : La condamnation a été une claque, on n’a jamais eu de clarification sur ce qui s’est passé, même le ministre qui s’occupait du cas a oublié de quoi il s’agissait. Pendant cette période, il y avait beaucoup de tensions dans la rue, on a eu assez peur.
Mais on a décidé de changer de politique éditoriale en 2012. On a alors eu deux nouveaux membres, Joseph Kai et Raphaëlle Macaron. Et on a décidé de ne plus fonctionner sur le principe de l’open call à contribution, mais de changer et de faire un album chaque année édité par une personne et avec une sous-thématique. Samandal a été créé pour constituer un espace thématique sur la bande dessinée, et encourager la lecture de bandes dessinées. A chaque nouveau numéro, on organisait lors du lancement un workshop, un événement… Aujourd’hui, chaque éditeur décide ce qu’il va faire en fonction de son projet. Il le développe et les autres membres l’aident. Pour ça, on a commencé avec un artiste qui vit en Belgique, Barrack Rima. Il a décidé de travailler sur le thème des influences, avec un premier groupe d’artistes à qui il a demandé quelles sont leurs influences, puis il a contacté ces influences-là pour leur demander leurs influences.

Joseph Kai : Il a essayé de créer une généalogie des influences, ce qu’on appelle une généalogie horizontale.

Voitachewski : Il a fait cela pour quel numéro ?

Lena Merhej : Pour le premier livre, qui s’appelle Généalogies [paru en 2014].

Voitachewski : C’est avec ce numéro que vous avez changé de format.

Lena Merhej : Le format est décidé par l’éditeur. On a ouvert cette option. On a une nouvelle imprimeuse qui produit les livres avec des lithographies faites à la main. Et on imprime la moitié du tirage en France et l’autre moitié au Liban.

Joseph Kai : Le deuxième numéro s’est intitulé Géographie. Après le livre de Barrack, j’ai voulu continuer le travail des relations entre les artistes mais d’un point de vue géographique. Puis, j’ai pensé que cela m’emmenait vers un sujet plus politique. Et c’est à ce moment que le verdict du tribunal est tombé. Ce numéro est donc une façon de parler de la géographie, de nos influences, de nos limites, de ce qu’on peut se permettre de dire ou pas. La sélection est plus limitée que celle de Barrack, j’ai voulu travailler avec douze auteurs. Le numéro doit se lire comme une promenade qui se déroulerait au Liban, dans le monde arabe et au Pérou.

Voitachewski : Ce livre me semble intimement lié au procès. J’ai eu l’impression qu’il exprimait votre volonté de faire exploser les frontières étriquées du Liban, de vous rattacher à des géographies où la censure ne porte pas.

Joseph Kai : Le livre est une réaction au procès. Mais on n’a pas voulu réagir de manière hyper forte ou radicale. J’ai voulu garder quelque chose de léger et pas extrémiste ; prendre un peu de distances. Ça n’est pas un statement.

Lena Merhej : Sur la couverture, on retrouve le musée Sursock, je ne sais pas si tu le connais ? Leur première exposition portait sur le thème de la géographie. Et dans les tableaux, on retrouve le numéro de Samandal qui a été attaqué, ainsi que l’image qui a provoqué le procès. Et Géographie est aussi le premier numéro qui participe au Salon du livre francophone de Beyrouth.

Voitachewski : Effectivement, des amis m’ont dit avoir vu vos livres à cette occasion. Je crois aussi me souvenir d’avoir aperçu Géographie dans des librairies belges et françaises ; ce qui, sauf erreur de ma part, n’était pas le cas pour vos livres précédents. Vous avez changé votre mode de diffusion pour ce numéro ?

Lena Merhej : Joseph et Raphaëlle voyagent beaucoup en France. On a donc développé des rapports avec Serendip et on travaille avec eux. Et le livre est sorti dans la partie arabophone du Salon du livre.

Joseph Kai : On a aussi invité deux auteurs français en résidence à cette occasion, Paul Rey et Vincent Longhi. A cette époque-là, je travaillais avec la compagnie Zucoc qui fait du théâtre ; et la géographie et la migration faisaient partie de leur réflexion.

Voitachewski : Après Géographie, vous avez sorti à la fin de l’année 2016 un nouveau livre, Ça restera entre nous que tu as dirigé Léna.

Lena Merhej : C’est le résultat d’un long projet. Je voulais éditer le premier ou le deuxième ouvrage de la nouvelle formule de Samandal, et je voulais parler de sexualité, de LGBT. On fait de la bande dessinée adulte donc il faut discuter de ces sujets. On parle de cela en privé, mais pas en public. A cette époque, je rentrais d’Allemagne et j’avais cette impression qu’au Liban, il y avait eu une certaine retenue dans les médias sur le thème de l’homosexualité dans les années 2000. Puis, cela s’est renversé dans les années 2010. Les médias se sont mis à ré-utiliser des termes très péjoratifs pour décrire les homosexuels. Et il y a plusieurs événements… les autorités ont par exemple arrêté deux mecs, et leurs ont fait le test de l’œuf.

Voitachewski : Le test de l’œuf ?

Lena Merhej : Cela consiste à mettre en œuf dans l’anus, pour voir si la personne pratique la sodomie…

Voitachewski : L’homosexualité est pénalisée au Liban ?

Lena Merhej : La loi dit que tout « acte contre nature » est pénalisé, sans préciser ce que ça veut dire.

Joseph Kai : Mais le test de l’œuf a été interdit.

Lena Merhej : Une loi maintenant protège du test de l’œuf.

Joseph Kai : L’année 2016 a été importante en ce sens. Un juge a interprété de manière différente le sens de l’expression « acte contre nature ».

Lena Merhej : La société civile récolte le résultat de son travail. L’agenda légal est devenu très rempli, grâce aux différentes manifestations. Les gens sont aujourd’hui plus sensibles aux interdictions et plus prêts à discuter de la sexualité. Dans Ça restera entre nous, j’ai néanmoins décidé de nous protéger en amortissant le traitement du sujet avec les thèmes de la jeunesse et de la poésie. La sexualité est une sorte d’espace pour le rêve, la fiction et les jeux. J’ai commencé cela avec un symposium organisé en avril 2016 dans une université sur la bande dessinée et la censure. La question était de savoir ce que l’on peut censurer, et on fait intervenir Charles Brownstein, du Comic Book Legal Defense Fund. Il a parlé de son travail pour combattre la censure. J’ai aussi fait venir une spécialiste de la censure soviétique dans le cinéma d’animation, elle a montré comment les artistes parvenaient à détourner les interdits. Et puis l’avocate de Samandal qui a parlé de la censure au Liban avec un focus sur la bande dessinée. Elle nous a encouragés à repousser les limites. Elle a aussi donné des chiffres : 80 % des gens en procès finissent en condamnation avec des amendes très importantes à payer. J’ai fait circuler ce document aux artistes que j’avais choisis. Chacun a décidé ce qu’il voulait faire après. Et j’ai choisi des participants venant du Liban, mais aussi de l’Afrique du Nord, comme en Egypte. Il y a beaucoup de femmes qui ont tous beaucoup de choses à dire.

Voitachewski : Tu as entendu parler de la polémique d’Angoulême 2016 sur le nombre de femmes sélectionnées pour le Fauve d’or ?

Lena Merhej : La situation est différente dans le monde arabe. On n’a pas d’histoires de problème d’exclusivité masculine dans la bande dessinée arabe. Les gens qui travaillent dans le monde de l’art sont généralement plus des femmes, donc on ne sent pas cette discrimination. Quand j’étudiais, on n’avait que deux mecs dans notre classe.

Joseph Kai : Moi aussi, à l’université, j’étais le seul garçon de ma classe !

Lena Merhej : Et donc après ce symposium sur la censure, j’ai organisé un workshop pour réfléchir à tout cela. J’avais rencontré Simona Gabrielli et on a décidé d’imprimer les travaux chez sa maison d’édition Alifbata pour éviter les procès. Car la maison d’édition est basée en France [et ne peut donc être attaquée par la censure libanaise]. Il y a donc eu un workshop à Marseille et on a invité des artistes d’Afrique du Nord, des gens comme Barrack Rima ou des Français comme Lisa Mandel. Les premiers jours étaient assez tendus. On avait des remarques du type : « je ne pourrai jamais distribuer cela au Maroc ! ».

Voitachewski : On dirait que maintenant vous cherchez à tester les censeurs, à voir jusqu’où vous pouvez aller ?

Lena Merhej : On teste et on se protège. On a donné l’opportunité de lire des choses habituellement peu échangées hors des sphères privées. La version arabe de Ça restera entre nous est traduite par Derrière la porte, qui marque le côté privé.

Voitachewski : Pourquoi avoir deux titres différents ?

Joseph Kai : En français, Derrière la porte renvoie trop au film porno Derrière la porte verte.

Voitachewski : En tous les cas, c’est un volume très épais.

Lena Merhej : J’ai commencé par faire une première sélection, mais beaucoup de gens me l’ont reproché et j’ai donc voulu être plus ouverte. Certains des auteurs n’ont jamais fait de bande dessinée. Les artistes libanais surtout se sont intéressés au travail de l’image érotique, au dépens du texte. C’était différent pour les auteurs étrangers. Il y a en tout 28 artistes, parmi lesquels sept Libanais et six Nord-Africains. J’ai beaucoup voyagé et noué beaucoup de contacts dans le monde arabe.

Voitachewski : Comment la bande dessinée arabe évolue-t-elle ?

Lena Merhej : iIl y a désormais Skefkef au Maroc[2]. Toktok a commencé à sortir en Egypte une semaine avant la révolution. Un an après, on a vu apparaître Lab619 à Tunis mais aussi les éditions Dalimen en Algérie. Il y a aussi le festival de bande dessinée d’Alger qui est organisé par une femme qui est en lien avec le Ministère de la culture. Puis en 2015, il y a aussi eu Cairo Comix où ils ont organisé une conférence académique, des rencontres, des tables-rondes, un prix et aussi un marché de la bande dessinée, avec des stands comme sur un marché normal. La plupart des invités viennent des pays arabes. Il y avait d’autres éditeurs comme Messara d’Irak, et puis aussi la revue Garage fondée par deux jumeaux et avec d’autres jeunes qui font de la bande dessinée, notamment Al Fassi qui vit à Londres et a publié une historie sur son enfance en Libye. Il y avait beaucoup de chercheurs aussi.

Joseph Kai : Ce que j’ai dessiné pour Ça restera entre nous parle de la première expérience sexuelle de deux garçons de 9 ans. J’en ai parlé à Cairo Comix et c’était drôle, il y a eu plein de questions sur l’homosexualité, sur la représentation du sperme ou des enfants nus. Une dame est venue me remercier car elle a un enfant qui lui pose des questions sur ses expériences sexuelles. Le fait de voir ma bande dessinée l’a soulagée…

Voitachewski : Vous sentez une évolution dans la manière dont la bande dessinée est perçue ?

Lena Merhej : Cela fait quinze ans qu’on voit des graphistes s’intéresser à la relation entre texte et image. Cela nous donne une voix. Il y a un sentiment d’empowering. Et depuis les années 2000, au Liban, on a des auteurs professionnels de bande dessinée qui sortent de l’ALBA et il y a aussi un programme de narration visuelle à la Lebanese American University. Mais le marché reste très peu développé et les librairies continuent à fermer, en particulier dans le reste du monde arabe.

Voitachewski : Et la bande dessinée continue-t-elle à être perçue comme destinée à des enfants, comme c’est parfois encore le cas en Europe ?

Lena Merhej : Cela dépend des cercles. Par exemple, la très bonne librairie Stephan s’intéresse à la bande dessinée. Et on voulait d’ailleurs sortir Ça restera entre nous dans une galerie et celle de Tanit nous a offert un espace pour trois jours. Je voulais impliquer des étudiants et les faire travailler sur la sexualité dans la bande dessinée. On a montré leurs travaux à cette occasion et ils ont fait des petits fanzines qu’ils n’ont malheureusement pas terminé à temps pour l’exposition. J’engage par ailleurs tous mes élèves à faire du fanzinat. Les maisons d’édition sont très cloisonnées et s’intéressent peu à la bande dessinée, ou alors il faut payer les livres qu’elles éditent. Il y a juste des éditions comme Arcane, mais qui restent très grand public et publient des bandes dessinées sur l’histoire du Liban.

Joseph Kai : Il y a aussi des initiatives plus personnelles, des professeurs qui travaillent avec leurs étudiants et forment des collectifs.

Lena Merhej : Mais tout reste très précaire au Liban.

Joseph Kai : La bande dessinée est en général très précaire. J’ai récemment vu qu’il y avait une exposition des travaux de Daniel Clowes à Paris. Et ils vendaient des planches à seulement 3000 euros… C’est rien pour un type d’une telle importance dans l’histoire de la bande dessinée.

Lena Merhej : Sacco a vendu la couverture de Palestine à 3 000 euros !

Joseph Kai : … alors que ces gens sont les Leonard de Vinci d’aujourd’hui !

Voitachewski : Et est-ce que vous pouvez me parler du prochain numéro de Samandal ?

Lena Merhej : Il sera intitulé Utopie. Qu’est-ce qu’il peut y avoir de mieux après le sexe ?

Joseph Kai : L’orgasme !

Lena Merhej : Il y a une crise idéologique sur ce thème. On en parlait avec Lisa (Mandel). Elle construisait des utopies et moi je les cassais. On est trop cyniques sur ces questions. On va voir ce que ça va donner…. Raphaëlle (Macaron) dirige le numéro et veut casser le format. On vit une crise de formats avec les trois langues (anglais, français, arabe). On voudrait aussi publier des livres, une anthologie… Pour ce qui est des langues, le lectorat de Samandal est très libanais. Mais on doit repenser leur disposition… Pour le premier numéro, c’était très naturel mais c’est difficile pour la lecture.

Joseph Kai : Pour un pays comme l’Egypte, nos livres sont chers. Quand les gens voient qu’ils ne parlent pas les langues de l’ouvrage, ils hésitent avant d’acheter.

Voitachewski : Le numérique pourrait-il être une solution ?

Lena Merhej : On travaille déjà avec une maison d’édition numérique qui nous diffuse.

Voitachewski : Et puisque Joseph parle du prix de vente… Je me rappelle qu’au début, Samandal avait vocation d’être une revue démocratique, car vendue à petit prix. C’est toujours votre philosophie ?

Lena Merhej : L’argent gagné sur les ventes, on le réinvestit dans notre travail. Et on met plus notre énergie dans la production que dans la distribution. Du coup, on a beaucoup de stock. On a tiré le premier numéro à 3000 exemplaires, puis on est passés à 2500. Géographie a été tiré à 500 exemplaires et est épuisé. Ça restera entre nous a été tiré à 1000 exemplaires. Et on a des soutiens financiers : le Centre culturel français nous a aidé pour Géographie et aussi pour Ça restera entre nous avec en plus la région PACA et le Goethe Institut. Et on trouve que participer aux festivals est très fatigant.

Voitachewski : C’est la raison pour laquelle vous avez réduit votre rythme de parution ?

Lena Merhej : Avant, on passait trois semaines à temps plein pour un numéro qui sortait tous les quatre mois. Pour Ça restera entre nous, j’ai dû travailler quatre mois à temps plein.

[Entretien réalisé à Beyrouth (Liban) en février 2017]

Notes

  1. Voir l’article paru sur Grand Papier ou encore la longue interview parue dans The Comics Journal.
  2. On peut en trouver les premiers exemplaires en ligne ici, ou .
Entretien par en juillet 2017