Ville Ranta
Avec Celebritiz, Lewis Trondheim était allé dénicher un jeune auteur et permettait de situer sur la carte Ville Ranta, Finlandais de son état. Dans Papa est un peu fatigué récemment paru chez çà et là, ce dernier explore la veine autobio et évoque sa relation ambiguë à la paternité, en particulier lors de la maladie de sa fille — peignant un portrait pas forcément reluisant de lui-même. L’occasion d’aborder avec lui la question du dévoilement de l’intime.
Xavier Guilbert : Nous allons parler plus particulièrement de Papa est un peu fatigué qui vient de sortir chez çà et là. Comment est né ce projet, cette idée de faire une sorte de «carnet» comme on a pu voir chez Lewis Trondheim ou Joann Sfar ? Ce sont des inspirations ?
Ville Ranta : Oui, un peu. C’est Joann Sfar qui m’a beaucoup donné envie de faire des carnets. J’avais fait quelques journaux, quelques carnets avant de lire Harmonica de Joann Sfar, mais ensuite, ça m’a beaucoup plus motivé de faire ce genre de chose. Et oui, dans Papa est un peu fatigué, on retrouve l’inspiration des carnets de Sfar. Mais le livre est né très différemment.
Premièrement, je ne faisais pas ces carnets pour les publier, ça s’est décidé après, après avoir produit toute la matière. J’ai commencé à faire des carnets quand j’étais à la maison, avec ma fille, quand je n’avais pas le temps de dessiner autre chose. Et puis c’est devenu très important de pouvoir produire très vite, et de pouvoir raconter des choses qui étaient difficiles, dures, dans ce métier. D’écrire à la maison, avec un enfant, c’était beaucoup plus difficile que je pensais.
Alors, j’ai continué à faire des carnets sur ma paternité pendant un an, un an et demi. Et pendant ce temps, ma fille est tombée malade, il s’est passé beaucoup de choses, et … J’avais un projet de roman graphique, mais après la maladie de ma fille, je n’avais le temps de rien faire. Quand j’ai commencé à relire mes carnets, il y en avait plus de mille pages, et j’ai décidé de choisir les dessins les meilleurs, les mieux faits, et faire un livre sur ce qui s’est passé.
XG : Justement, le déroulement de l’ouvrage n’est pas chronologique. On commence avec des planches muettes, qui présentent en quelque sorte les personnages, et puis ensuite il y a trois ou quatre grosses sections, mais qui ne sont pas organisées dans l’ordre chronologique, c’est voulu ?
VR : C’est parce que le livre n’est pas un carnet. Ce n’est pas un recueil de dessins, c’est plutôt une histoire, un roman graphique, on pourrait dire. C’est autobiographique, mais je voulais le voir comme une fiction, comme une histoire. J’ai choisi les séquences pour qu’elles fonctionnent rythmiquement, pour trouver un rythme. Et c’est ce sur quoi je travaille aussi beaucoup en ce moment, j’improvise, je produis beaucoup sur des carnets, et ensuite, je choisis des scènes et j’édite, comme ça.
XG : Tu parlais de la difficulté de la paternité, ce qui est marquant dans ce livre, c’est que c’est très à l’opposé de ce qu’on peut voir ailleur sur la paternité. Cela apparaît plus comme un poids pour toi qu’une raison d’être heureux. C’est un choix de ta part, de vouloir être un peu provocateur ?
VR : Comme je te disais, je ne pensais pas publier tout ça au début. Il y a beaucoup de … j’ai raconté des choses que je n’aurais pas racontées si j’avais eu l’intention de les publier. J’ai écrit des choses très fortes, des choses dures.
XG : Mais quand tu as fais la sélection des pages, tu n’as pas été tenté d’écarter les choses les plus dures ?
VR : Oui, il y a beaucoup de matériel comme ça que j’ai laissé de côté, que j’ai coupé. Surtout des choses qui concernent les autres, comme par exemple ma femme. J’ai beaucoup coupé de séquences où je parle des problèmes entre nous, ou moi et les autres. Et comme ça, j’ai voulu ne laisser que des choses qui parlent de moi, de laisser les autres en dehors du livre autant que possible.
XG : Donc c’est un livre qui est sur toi et la paternité, un témoignage sur comment tu ressentais cela ?
VR : Oui, c’est ça.
XG : Et comment les autres ont réagi quand ils ont vu ce livre ? Quelles ont été les réactions ?
VR : Ma femme, bien sûr, a lu les pages avant que ce ne soit publié.
XG : Elle a vu tout ce que tu as fait, y compris ce que tu as choisi d’écarter, ou seulement ce qui se retrouve dans le livre ?
VR : Non, juste la sélection. Et … c’est un livre difficile à lire pour moi-même, et pour elle aussi. On en a beaucoup parlé, et nous avons décidé que c’est un livre pour les autres, pas pour nous. Parce que nous nous souvenons très bien de ce qui s’est vraiment passé, et le livre, c’est une histoire. Ce n’est pas la vérité, c’est une histoire autobiographique, mais ce n’est pas la vérité.
Et les réactions. (une pause) Beaucoup de monde m’a contacté et m’a remercié d’avoir fait un livre qui parle ouvertement des problèmes à la maison, mais ce sont des gens que je ne connais pas. Les gens plus proches ont été plus ou moins touchés, bien sûr, mais aussi blessés de devoir lire des choses de notre vie personnelle, comme ça. Je suis un peu timide avec les gens que je connais bien, pour ce livre. Je préfére ne pas le leur montrer.
XG : Est-ce que tu regrettes d’avoir fait ce livre ?
VR : Non, pas du tout. C’est le meilleur livre que j’ai fait.
XG : Même si tu ne veux plus le relire …
VR : Oui, oui. J’ai dû le lire quand il a été traduit en Français, parce que j’ai fait le lettrage. Et c’était dur. C’était dur de relire, je ne le relirai pas volontairement.
XG : Même si tu as reconstruit une histoire avec des moments autobiographiques …
VR : Oui, mais moi je vois et je me souviens de la vérité, avec ce livre. C’est pas le cas pour les autres.
XG : C’est le genre d’expérience que tu voudrais recommencer, pas forcément sur le même sujet, un carnet ?
VR : Euh … j’y ai pensé, oui. Je fais beaucoup de carnets, beaucoup d’improvisations comme ça, qui parlent de moi. Mais je crois que je vais attendre de trouver un sujet qui est plus que seulement ma vie. Ca ne m’intéresse pas de faire des livres de ma vie. Je veux parler d’autres choses, comme la paternité, comme écrire à la maison, je ne veux pas publier juste des carnets, ce n’est pas très intéressant. Je fais mon blog, en tous cas. Ca reste en ligne pendant un mois, et ensuite je les enlève.
XG : C’est ce que fait aussi Lewis Trondheim.
VR : Oui. Parce que de cette manière, j’ose dire des choses personnelles, parce que je sais que ça ne sera pas très longtemps là.
XG : Puisqu’on a parlé de Lewis Trondheim, on va terminer là-dessus. Comment s’est passé la collaboration sur Célébritiz ?
VR : Très bien, très bien. Lewis a été un bon collaborateur, il était très gentil avec moi, et c’est surtout parce que nous représentons des générations différentes. Lewis est plus vieux que moi. Et puis il a pris un rôle de maître. Il connait très bien le contexte traditionnel français, le concept d’album de 48 pages, et moi non. J’ai bien sûr lu tous les Astérix et les Tintin, je les connais, mais je n’avais jamais fait d’album comme ça, et j’ai beaucoup appris. Comment marchent les choses dans ce format. Et c’était intéressant, et c’était drôle de travailler avec lui, parce qu’il m’a envoyé le scénario très vite, et j’ai dessiné très vite, et c’était beaucoup basé sur la communication. Très vite, très baclé. (rire)
XG : Et il y a un projet de continuer la collaboration ?
VR : (catégorique) Non. Je crois que nous sommes tous les deux contents d’avoir fait un livre. Mais non, non.
(une pause)
Je veux surtout faire mes propres histoires, mes propres scénarios. Ca a toujours été le cas. L’écriture est pour moi aussi importante que le dessin. Je veux produire le dessin et le texte en même temps, et utiliser les techniques d’improvisation que j’ai utilisée dans Papa est un peu fatigué, et là il n’y a pas beaucoup de place pour un scénariste.
Probablement, si un scénariste français que j’aime bien me proposait quelque chose, je dirais probablement oui. Parce que les grands éditeurs payent très bien, alors c’est très pratique (rire) de faire un album pour Dargaud par exemple, parce qu’on peut vivre de ça. Ce que je fais, par contre, je ne gagne pas trop de mon travail, alors Célébritiz, c’était une belle exception.
Mais je préfère faire ce que je fais, ce que j’aime faire. C’est le plus important. Et … je ne sais pas. Juste maintenant, je n’ai pas de projet avec un grand éditeur, mais peut-être que je ferai quelque chose un jour, mais c’est juste une question d’inspiration. En ce moment, je travaille sur un roman graphique assez long, plus de 200 pages. Je devrais le finir durant cette année, et c’est évident que ça ne va pas sortir chez un grand éditeur.
XG : A nouveau autobiographique, ou plutôt détaché de toi ?
VR : Détaché. Très détaché. De la fiction, de la fiction pure.
[Entretien réalisé le 25 Janvier 2007, durant le Festival d’Angoulême.]
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