Contre les pleureuses

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Depuis les attentats de janvier 2015, les images voceratrices pullulent à chaque actualité dramatique liée au terrorisme. Ces dessins à l’émotion outrée ont la même fonction que les pleureuses des enterrements d’autrefois. La distinction étant qu’à l’heure des réseaux sociaux, leurs auteur(e)s ne sont pas payés par des familles endeuillées, mais bien plutôt par quelques « j’aime » et « partage » communautaires. Toutes ces images ne sont bien évidemment pas forcément motivées par l’unique cynisme d’une e-réputation à redorer ou à maintenir, par multiplication de colombes ou de symboles locaux éplorés. Reste néanmoins qu’ils témoignent d’un rapport à l’image qui en dit long sur nos sociétés de plus en plus frileuses, qui semblent ne se gargariser des progrès informatiques que lorsqu’ils permettent de multiplier des discours inversement et proportionnellement réactionnaires.

Le dessin de Coco, dessinatrice à Charlie, publié le 15 juillet sur son compte Twitter, est apparu comme une vraie respiration. Il synthétise à la fois l’émotion suscitée par l’événement, et les tenants symboliques et abstraits, qui ont pu le motiver.
La fleur érubescente d’un feu d’artifice retombe sur des spectateurs, certains surpris par cette aspersion en plein visage, d’autres aveuglés par son pouvoir lacrymogène, peut-être brûlant[1]. La couleur de la gerbe pyrotechnique fait alors écho à ce qui gicle par écrasement, au sang, à l’humeur vitale soudainement perdue des victimes sous les roues d’un camion et projetée au-delà, au-delà d’une promenade en bord de mer, au-delà des écrans sur le front d’autres ondes, d’autres flots.
Ce feu dit aussi la surprise qu’il contient. On entend certes le sifflement de la fusée qui l’annonce ou le précède, mais on ignore toujours le moment de l’explosion et son intensité. Le fait qu’il soit conçu par des artificiers rappelle son origine commune avec les armes de militaires sachant autrement faire parler la poudre, faire gicler du rouge. Cet écho renvoie au spectacle matinal du défilé du 14 juillet où la fonction de l’armée, là aussi, s’oublie dans le spectacle coloré d’une parade offerte aux touristes.

Coco interroge ainsi la nature d’un spectacle pyrotechnique, ce qu’il poursuit tard dans la nuit des festivités commencées en matinée. Popularisées au XVIIIe siècle, ces « fleurs » lumineuses traduisent-elles le triomphe des lumières sur l’opacité d’un ciel par la science des explosifs, ou prolongent-elles symboliquement conquêtes ou victoires ? Mis à part le « Nice » qui (dans l’anglophonie globalisée) peut sonner à certains comme un jeu de mots facile du type « Joli ! », sous entendant « Oh ! la belle rouge »[2], ce dessin n’est pas drôle. Mais il est plaisant comme un rire et sa polysémie évoque celle des mots d’esprits. Il fait plaisir, réjouit un peu au cœur de la peine.
Le fait d’avoir laissé le pinceau est aussi très intéressant. S’il montre une immédiateté propre aux réseaux sociaux du type « voilà ce que je viens de faire les ami(e)s » en laissant apparents les outils de création, son étymologie de « petit pénis » entre en résonance avec ces giclées de couleurs dont il est l’origine[3]. Plus ou moins consciemment, l’auteure semble inviter ainsi à penser l’idée d’un plaisir de la création opposé à celui d’une destruction née de frustrations, d’une victoire relative de la vie sur le triomphe médiatique et en continu de la mort.

Dans les commentaires à ce dessin, une hypothétique dessinatrice Russe a posté une image en guise de réponse qui est emblématique, jusqu’à la caricature pour le coup, de la façon dont les conservateurs cherchent à neutraliser tout débat entravant leur vision fataliste étayant leurs dominations. Dans une stratégie que l’on pourrait qualifier du « 1 – 1 = 0 », l’auteure va jusqu’à mettre en évidence un stylo sur la droite, opposé au pinceau sur la gauche montré par Coco. Une contre-argumentation systématique, simpliste, entre désinformation et « trollerie » pour servir le message convenu du « vous faite du fric sur des cadavres encore chauds ». Reproche qui ne sera pas fait aux chaînes d’info continue, mais à une dessinatrice qui n’a publié son dessin que sur Twitter (du moins à ma connaissance) et qui a ce talent incompréhensible aux analphabètes des images de pouvoir dire « c’est la vie » par un simple dessin, sans donner à cette expression bien française le sens d’une fatalité religieuse ou politique aux fins coercitives.

Notes

  1. Pour être précis, il y a un couple et un homme nettement plus âgé. Une double symbolique peut-être : d’abord celle d’une union au sens large, complémentaire, potentiellement féconde et ici salie ; ensuite l’idée que cet événement touche toutes les générations.
  2. On notera tout de même que ce « Nice » est bien le nom de la ville puisqu’il n’y a aucun point d’exclamation.
  3. Le reste du dessin est au trait, donc à la plume, feutre, rotring ou autre.
Humeur de en septembre 2016