Plébiscite

de

Les prix d’Angoulême (pardon, les Fauves) changent de nom à peu près tous les ans, parfois pour s’habiller d’attributs un rien ésotériques.[1] Mais parmi tous ces titres, on en trouve un qui existe depuis un certain temps, à la fois en marge du jury habituel et faisant corps avec les prix officiels — le prix du public. Censé représenter l’avis des lecteurs et non celui d’un jury spécialiste, ce prix est souvent utilisé pour marquer une certaine «rupture» entre le goût de quelques élites coupées des réalités (en clair : les chiffres de ventes) et la clairvoyance du bon goût populaire.
Je dois avouer que, pour ma part, je me suis souvent demandé comment le «public» votant était choisi… J’ignore la procédure utilisée de 1989 à 2006, mais en 2008 avait été mis en place le principe d’un vote par internet, chaque adresse courriel possédant le droit de voter pour un titre parmi la sélection officielle dévoilée en novembre. Là encore les limites se font vite sentir : d’une part le public votant sur internet n’est certainement pas tout le public mais bien une frange précise, d’autre part il est extrêmement aisé de truquer les votes en se créant x adresses sur des plateformes comme hotmail ou laposte. Les limites de ce modèle sont devenues particulièrement évidentes l’an dernier quand le Fauve FNAC SNCF — prix du public (c’est son titre complet) a été décerné à Mon gras et moi, une bande dessinée réalisée par Gally, une blogueuse influente plus à même que n’importe quel autre auteur nominé à mobiliser son public, habitué d’internet et d’interactivité.

Cette année, le titre qui a remporté le prix est Paul à Québec, sixième tome de la série de Michel Rabagliati, publiée chez La Pastèque. Autant dire que si la série est célèbre au Québec, cela a sans doute été une vraie surprise pour le public français, et j’aimerais apporter ici un regard sur cette distinction, le regard d’un membre du jury qui a pris la décision finale. Car en effet, cette année, il y avait un jury.
Quid du vote internet me direz-vous ? Et bien, il n’était pas factice et a bien été pris en compte, mais comme une sorte de «premier tour». En effet, même la FNAC et la SNCF ont compris que Mon gras et moi ne devait son prix qu’au buzz qu’avait pu créer l’auteur via le support de vote, et voulaient éviter que cette situation se reproduise. Pour ce faire, ils ont décidé de mettre en place un jury de sept membres sélectionnés à deux occasions — un tirage au sort lors du vote internet (trois personnes) et les gagnants de «Quizz-BD» ayant lieu lors du festival (quatre personnes) – lequel jury devait départager le dimanche matin les cinq bandes dessinées arrivées en tête de ce vote.

Pour ma part, j’ai été sélectionné lors du dernier quizz. Je dois dire que j’y suis allé plein d’a priori, nimbé de ma casquette d’amateur de bande dessinée alternative, persuadé de devoir me retrouver à débattre avec des fans de trolls… Mon idée était de remporter ce quizz et d’être juré afin d’apporter une parole en contrepoids dans le jury — je dois dire que c’était simplement sacrément méprisant de ma part. Cependant, j’ai toujours cru au fait que bande dessinée populaire et qualité étaient parfaitement conciliables, si tant est que l’on donne à la première l’occasion de rencontrer la seconde. Cette expérience me l’a confirmé, et de belle manière.

Après avoir remporté le quizz[2] il a fallut attendre que l’heure de clôture des votes arrive. À vingt heures j’ai donc pu faire connaissance avec les sept autres jurés, tous relativement jeunes (entre 20 et 35 ans). On y retrouvait une bibliothécaire jeunesse, une libraire spécialisée en BD, un étudiant en droit passionné de fantasy et de bande dessinée underground (et oui !), une mathématicienne qui n’avait jamais lu — de son propre aveu — que Lou, un peintre et un autre jeune homme dont j’ai oublié le métier mais qui était un lecteur curieux sans plus. Autant dire que le panel de jurés était plutôt large, autant que la sélection.
Je n’ai signé aucune clause de confidentialité et pense donc pouvoir dire ici ce qu’étaient les cinq titres en lice, qui révélaient eux aussi un large panel de bande dessinée. Outre Paul, se trouvaient donc en concurrence Blast T.1 (de Manu Larcenet, Dargaud), Siegfried T.2 (d’Alex Alice, Dargaud), Il était une fois en France T.3 (de Fabien Nury et Sylvain Vallée, Glénat) et Billy Brouillard T.1 (de Guillaume Bianco, Soleil). On nous a ensuite donné les bandes dessinées en question, avec pour mission de les lire avant le lendemain dix heures, une exception devait être faite pour Paul à Québec dont nous n’avions que deux exemplaires pour sept, que nous devions nous passer, les organisateurs nous expliquant qu’ils étaient en rupture (à ce propos, voir la note plus bas). L’enthousiasme pour ce dernier titre, que certains avaient déjà lu le matin dans la salle où il était disponible, était déjà palpable.

Suite à cela, je me suis attelé à ma lecture, avec pour idée de tout lire, histoire de bien faire mon boulot de juré, même si mes a priori me faisaient pencher pour Paul. Ceux qui ont lu le Comix Club n°10 connaissent ma passion pour la bande dessinée Québécoise, à quoi il faut ajouter l’envie de mettre en avant un petit éditeur et, surtout, la grande qualité du travail de Michel Rabagliati. J’ai donc lu les livres en question, le seul à me tomber des mains étant Siegfried, que je n’ai pu achever, le genre et le traitement n’étant vraiment pas ma came. Pour le reste, la lecture a été faite consciencieusement. Mis à part Blast que j’avais déjà lu lors de sa sortie, je n’avais pas eu l’occasion de me consacrer aux autres.

Le lendemain matin nous nous sommes retrouvés sous la direction d’un «modérateur», le critique Christian Marmonier, pour procéder aux débats et à l’élection du livre gagnant. Dès le début la surprise est de mise : Siegfried est éliminé sans préavis. Si tout le monde reconnaît que le livre semble au dessus de la masse dans le genre de l’héroic-fantasy, le côté pompier du traitement, adjoint au fait que ce soit un tome 2, fait qu’il n’a trouvé aucun défenseur. C’est au tour de Paul qui, nouvelle surprise, est déclaré être le «coup de cœur» de quatre membres du jury et n’en a clairement laissé aucun indifférent. Une histoire en France est salué pour son intégrité, la qualité de son récit, et la surprise qu’il a pu provoquer chez certains (moi le premier) qui ne s’attendaient pas à une aussi bonne tenue, mais personne n’y a trouvé de «choc» justifiant un vote. Billy Brouillard a lui aussi été très loué, mais divise toutefois les lecteurs, par son aspect «fourre-tout» qui en constitue à la fois le charme et le manque de cohérence. Par ailleurs, Paul comme Billy Brouillard traitent de la mort, mais la subtilité de Rabagliati a pour tous été bien plus forte que l’esthétique baroque de Bianco.

Est alors arrivé le tour de Blast. On ignorait encore qu’il serait l’oublié de l’autre sélection, mais il est clair qu’il ne nous a pas laissé indifférent. Ce que Larcenet présente comme la base de son chef d’œuvre a éclaté dans la figure des jurés qui n’avaient pas encore lu ce titre (quatre sur sept). Il faut dire que Blast en a soufflé plus d’un. Certes Larcenet est décrié partout par les garants de la bonne parole alternative, il n’empêche que s’il a des influences visibles, il les assume et les digère et que Blast est clairement un des livres importants de l’année. La narration comme le dessin sont somptueux et nous ont tous frappés.
S’il y a eu un vrai débat, c’est bien entre Paul et Blast, deux œuvres radicalement différentes. Finalement, c’est un fait simple qui nous a décidés. Le prix du public est un prix visant à mettre en avant une œuvre, et lui assurer une large diffusion, la faire découvrir à un large public capable d’apprécier cet ouvrage. Il nous a semblé simplement logique de profiter de cette occasion pour «pousser» une œuvre sur le devant de la scène. Blast a été l’une des bandes dessinées les plus couvertes par la scène médiatique cette année, Larcenet a reçu de nombreux prix et n’a plus besoin de faire ses preuves. Il nous a semblé plus logique et pertinent de mettre en lumière le travail d’un auteur peu connu en France, dont la puissance narrative et émotionnelle[3] est incontestable, et de saluer le courage d’un petit éditeur québécois luttant depuis des années pour une bande dessinée à la fois exigeante et populaire.
Le vote qui a suivi a élu Paul à Québec à six voix contre une pour Blast. Ce débat entre jurés fort différents était marquant par son unanimité, la personne ayant voté pour Blast étant tout à fait satisfaite du résultat final. Nous nous sommes séparés, laissant à la nouvelle le temps d’être annoncée, puis de se répandre, prenant par surprise l’auteur et l’éditeur, qui n’avaient aucun représentant sur le festival. C’est finalement Benoît Mouchart qui lira le bref courriel d’un Rabagliati incrédule, écrivant des remerciements de Montréal où il avait découvert en se levant (il était neuf heures là-bas) qu’il était le premier québécois de l’histoire qui recevait un prix à Angoulême.

Je ne sais pas vraiment comment conclure ce témoignage, sinon en disant qu’il m’a permis d’en finir avec un certain nombre de clichés et qu’il m’a apporté à la fois joie et fierté face au résultat. Que le public ait désigné ce titre, et qu’il soit ainsi mis en avant, est de très bon augure pour la bande dessinée que nous défendons. Et que ce soit le public qui décerne un prix au premier livre réellement international du «Festival International de la Bande Dessinée» n’est pas pour me déplaire.
C’est la preuve éclatante, clouant le bec aux néo-conservateurs aigris, que le public n’est pas condamné à plébisciter ceux qui se placent en tête des blockbusters mais qu’au contraire, si on lui donne la chance de découvrir la réelle richesse de la bande dessinée, il est capable de s’en emparer avec force, plaisir et conviction.

Note pour un reproche
Une critique qui est arrivée en masse après que le prix ait été décerné est celui de la non-parution du titre. En effet Paul à Québec est sorti en mars 2009 au Québec et devait être diffusé fin 2009 en France. Il se trouve que finalement, faute à un changement de diffuseur, le livre ne sera disponible en France qu’en mars 2010, mais le livre avait eu le temps d’être sélectionné. Pour notre part nous l’avons lu sans en être informés (comme je l’ai dit plus haut, nous le pensions juste en cours de réimpression) et il était le seul à faire l’unanimité. Il reste qu’une certaine perplexité peut naître chez les spectateurs quand on leur dit que «le prix du public n’est pas paru». Evidemment, on sent venir de loin les cris révoltés dénonçant un trucage du vote sur internet : comment un livre «n’existant pas» pourrait-il arriver en tête des votes ?
Sauf que c’est tout d’abord négliger les québécois — ce livre s’est vendu à 15 000 exemplaires dans la province, et rien ne les interdisait de voter. D’autre part, certains français sont des lecteurs de la série et ont très bien pu voter «en confiance» pour ce tome non lu, considérant que le travail de l’auteur valait le détour. Il reste qu’en effet, le livre n’est pas dans les librairies françaises. Mais de là à dire que le livre n’existe pas, il y a une marge. La version qui arrivera dans les librairies est exactement la même que celle qui est sortie au Québec, il ne s’agit pas d’une traduction, le livre existe dans son édition (en langue) française, il ne s’agit que d’un détail éditorial, pas de fond.
Pour ma part, ce qui m’attriste, c’est simplement que ce livre va arriver dans les étagères après la bagarre, et que la mémoire des lecteurs est courte. Espérons qu’en mars l’effet «prix d’Angoulême» puisse encore fonctionner, car il serait bien dommage que La Pastèque ne puisse pas profiter de cette belle occasion de reconnaissance.

Notes

  1. La palme revenant au prix «Regard sur le monde» et au fabuleux prix «Intergénérations». Quand on sait que l’excuse donnée pour ajouter des attributs était d’améliorer la lisibilité, il est difficile de réprimer un sourire…
  2. Après avoir répondu à une «question idiote» dans le public, six personnes se retrouvaient sur scène. Une question était posée à chacun, une réponse fausse entraînant l’élimination. (Pour ma part j’ai du trouver quel acteur français avait inspiré le personnage de Cobra Il y avait un choix, je vous rassure, et c’est Belmondo). Après le premier tour nous étions trois pour deux places, la sélection s’est faite à la rapidité. J’ai «remporté» la première question, qui n’avait d’ailleurs pas de rapport avec la bande dessinée («Quelle est le titre de la nouvelle ayant inspirée le film Le Tombeau des lucioles ?». La réponse étant La Tombe des lucioles).
  3. «Fluide, touchant et universel» sont les trois mots que le jury a choisis en fin de séance pour résumer l’ouvrage.
Humeur de en février 2010