(syn)thèse

de

8 janvier 2011, La Sorbonne.

Superbe Ironie.
L’irresponsable le plus fulminant du Landernau de la bande dessinée se voit attribuer l’amphithéâtre Gestion pour la défense de sa thèse. Depuis vingt ans, cette thèse, c’est son serpent de mer, son hydre mythique, sa progéniture miraculeuse. La silhouette de Jean-Christophe Menu, devant le cénacle des rapporteurs, se trouve curieusement infantilisée. Oui, il est à jamais un enfant capricieux et têtu qui ne cède devant rien ni personne. C’est presque en balbutiant et le fard aux joues pourtant qu’il se présente devant ses juges bienveillants. Sa parole est fragile, faible, timide. Sa virulence bien connue est rangée dans son cartable d’étudiant. L’étudiant prend date avec ses maitres, ils se tutoient enfin dans les hauteurs de l’académie.
Dire qu’il est fier d’être là est trop faible. Il est fier de rendre hommage aux enseignants qui l’ont forgé et instruit. Autour, dans les gradins, le public est avide de savoir ce qui se cache derrière cet hydre dont on voit enfin la tête. Jean-Christophe Menu, voûté sur son texte, le présente fébrilement, d’une voix timide peu habitué aux ors de l’académie Ce sont ses juges qui vont définir au plus près son travail.
Parce que s’il est une leçon, une sentence à retenir de cette séance académique, c’est bien cela : c’est le lecteur qui éclaire l’œuvre, c’est parce qu’on est dehors qu’on voit ce qu’il y a dedans. Exposer, poser hors, regarder, changer d’angles. Définir par défaut, par expérience, par intuition, par hypothèse. Par soi. Chacun des rapporteurs nous a apporté une lumière bien particulière sur un objet dont nous connaissons à peine l’énoncé : «La bande dessinée et son double». Les éloges furent nombreux, et les propositions projectives plus nombreuses encore.

Pierre Fresnault-Deruelle, le premier orateur, a été le plus synthétique, le plus empathique. Il a récité une éloge bien sentie envers l’étudiant qui présentait là le fruit d’un travail imposant qui allie pratique, édition et théorie. Lui qui fût un des premiers universitaires à s’interroger sur le corpus de la bande dessinée renvoie la balle au praticien qui se pique de théoriser, il le félicite pour ses intuitions performatives. Homme du cénacle, le verbe haut et la voix claire, son oraison sonne comme celle d’un avocat bienveillant. Il tient littéralement la main de l’étudiant méritant.

Le second orateur, René Schérer, se distingue à bien des égards. C’est le sage, l’ainé, le vieillard éclairé, l’ancêtre. D’une voix cristalline que seul les jeunes enfants et les vieillards possèdent, il se lance avec aplomb dans sa lecture de la thèse. Fort d’une expérience et d’une érudition extérieure à l’objet d’étude, il passionne, et questionne, il prospecte joyeusement l’ailleurs proposé. Renvoyant à l’énoncé même de la thèse, à savoir «la bande dessinée et son double», il interroge avec justesse l’origine même de cette proposition. Comme Antonin Artaud (Le théâtre et son double), qui propose dans les années vingt (Labiche et consorts…) de mettre en lumière un théâtre des origines, un théâtre où la scène et le spectacle sont cruels et dangereux, où l’expression se fait cri, et où les acteurs mettent en jeu leur intégrité physique et abandonnent enfin les boulevards pour rejoindre la caverne du mythe, ne s’agit-il pas, pour la bande dessinée, de revenir à l’animalité (le dernier cri) ? Pourquoi l’enfant et plus tard l’adulte qui dessine se caractérise-t-il si souvent par un style animalier, et ce dès la naissance de la bande dessinée. Refus de l’humain, primitivité enfantine ? Le cri ? La rage ? la griffe ?
Cette question, aussi essentielle que passée presque inaperçue, diffuse, est posée avec force. Elle rejoint à merveille l’idée de déterritorialisation, de marges et de confins chères à Menu. Elle rejoint aussi cette notion, évoquée plus d’une fois : l’infantilisme nostalgique n’est pas la part d’enfance. Et la maturité n’est pas l’adultisme. Quant à Pasolini, cité lui aussi, son propos sur le cinéma et le réel sonne étrangement quand il se frotte au rapport du réel et de l’autobiographie. Qui fonde la réalité d’un dessinateur qui se dessine dans l’intime, sans distance, sans les béquilles de la fiction. L’autobiographie, souvent citée pendant cette défense. L’autobiographie en bande dessiné et l’Oubapo (ouvroir de bande dessinée potentielle, qui prolonge l’Oulipo), cité comme deux inventions (inventions ?)clefs dans le parcours de J-C Menu. Le Je et le Jeu, en somme.

Interruption de séance.

Troisième intervention. Après les avocats de la défense, serais-je tenté de dire, l’attaque. Thierry Groensteen s’y colle. Non pas qu’il renie le rôle de l’homme dans la bande dessinée, oh non, mais bien qu’il s’offusque de cet écrit par trop égocentré, égotique, autoréferentiel. C’est assez amusant, parce que plus d’une fois une ambiguïté va apparaitre : ce grand égocentrique, Jean-Christophe Menu, est pourtant quasi unanimement vanté comme un passeur, un découvreur de talent, un défricheur de l’autre. Mais pourquoi pas, au fond. N’est-ce pas ce souci maniaque de se constituer SON catalogue, Sa bibliothèque idéale, qui est à la base de son intransigeance et de sa curiosité (voire son cabinet de curiosités, comme le propose Fresnault-Deruelle) ?
Revenons à M. Groensteen et à son réquisitoire. Ou plutôt à ses arguties. Il s’agit presque du comique de situation, comme dans l’arroseur arrosé. Loin de nous éclairer sur l’exigence de rigueur qui personnifie tout bon chercheur, M. Groensteen s’est servi de sa lorgnette pour pointer divers détails factuels effectivement un peu approximatifs. Ce n’était pas là la hauteur de champ à laquelle on s’attendait, mais plutôt la vue myope d’un docteur de lois attaqué dans son fondement et qui se récrie. Comme me l’a glissé malicieusement mon voisin, l’argument principal de M. Groensteen était celui-ci : un égotiste, c’est quelqu’un qui ne parle pas de moi ! Ou qui en parle mal. Effectivement, il y eu débat sur le sens des mots hypercadre et multicadre, notions empruntées par Jean-christophe Menu au livre de M. Groensteen, Système de la bande dessinée. La suite ne nous a pas permis de déterminer qui s’était trompé, le lecteur Menu ou l’émetteur de l’énoncé Groensteen. La pertinence de M. Groensteen réapparaît quand il pointe la notion de langage constitué ou en devenir qu’est la bande dessinée. Il interroge aussi la notion d’avant-garde chère à Menu, alors que celle-ci est légèrement obsolète dans notre époque postmoderne (ou post post ?). Bien qu’il n’y eu pas d’attaque ad hominem, on sentît derrière cet échange un ressentiment imprécis extérieur au cadre de la thèse. Match nul.

Le dernier contradicteur ravît plus surement nos esprits gourmands de controverses. Là encore, l’attaque n’est pas frontale. Chacun des juges a reconnu les qualités objectives du travail de Menu, sa plume, ses intuitions, sa passion contagieuse et son érudition. Mais il faut aussi composer avec les habitus de l’académie. Emmanuel Souchier dissèque à son tour le modus operandi de Menu. S’il lui trouve les vertus littéraires et personnelles de la thèse d’un homme qui fait corps avec le sujet de son étude, il pointe douloureusement ce que ce modus operandi n’est pas : soit un travail qui pose non pas un Sujet, mais un Objet. Un objet à examiner sous toutes les coutures, sans affect, sans pré-requis, sans préjugés, comme une Chose étrangère à soi. Non pas qu’il regrette que Menu ce soit emparé à bras-le-corps de sa thèse (encore une fois, il est élogieux tant sur sa forme que sur son fond), mais précisément qu’il se demande pourquoi c’est une thèse universitaire, et non pas une parution littéraire, un essai. Quelle légitimité entend trouver Menu en venant proposer «La bande dessinée et son double» ici, à l’Université ? Sa question, maligne, suscite une réaction de la part de Jean-Christophe Menu que j’essaye de transcrire au plus près : «Pourquoi j’ai fait cette thèse ? pour rien ! Quand je commence quelque chose, je le termine.»
«Pour rien !» — on retrouve là le personnage don quichottesque, punkoïde, de Menu, le Meder n’en a rien à foutre, le gamin effronté. «Quand je commence quelque chose, je le termine». C’est Menu l’éditeur qui parle, l’autocrate, le visionnaire inspiré. La suite de sa réponse est sincère et humaine : «Je suis ici parce que j’ai un tribut à payer, un potlatch pour ceux qui m’ont modelé, ceux qui m’ont fait tel que je suis, vingt ans après, droit sur mes ergots.» C’est juste.

J’évoque brièvement la dernière intervention de monsieur Jacques Cohen, paternelle et dithyrambique, hommage d’un professeur à son étudiant, un brin ennuyeuse dans l’éloge, comme ces sermons «à la papa» de fin d’études. Elle précède la seconde interruption. L’heure tourne, il faut délibérer. Quelle mention donner à ce doctorant inédit ?
Pendant une dizaine de minutes pour le public et sans doute ce qui parait une année d’attente de plus pour Menu, le jury se réunit à huis clos. Dans le public, on se donne rendez-vous pour boire une coupe de champagne (il faut bien ça après tel événement), les plus intimes félicitent le doctorant.
Le jury revient. Comme à la messe, quand les non-pratiquants ignorent le moment où il faut s’asseoir ou se lever, le public (majoritairement des dessinateurs), peu au fait des usages, est maladroit. Oui, il faut se tenir debout pour entendre la sentence suivante : «Le jury décerne à l’unanimité au docteur Menu la mention «très honorable, avec les félicitations du jury». L’accolade du jury, sympathique et conviviale, détend enfin l’atmosphère. L’élu est adoubé, et on retrouve sur son visage ce sourire enfantin déjà croisé. L’ovation finale et chaleureuse suite à la proclamation est méritée, parce que le docteur Menu nous réserve encore de belles années d’auteur, d’éditeur et de théoricien subjectif.
Bravo, monsieur Menu, vous ne serez jamais membre de l’Académie.

[Photos prises par June, dessin de Fabrice Neaud — merci à eux.]

Humeur de en janvier 2011