Vues Éphémères – Décembre 2018

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Le 30 novembre dernier, Albert Uderzo était interviewé à l’occasion de la sortie prochaine de Astérix — Le Secret de la Potion Magique, dernière adaptation en date des aventures du fameux Gaulois. C’était dans Le Parisien, avec cette phrase marquante devenue le titre de l’article : « Je ne veux pas laisser Astérix entre d’autres mains après ma disparition. »
Bien entendu, tout le monde s’en émeut, faisant immédiatement le lien avec Hergé, dont la volonté avait été bien connue… et a donné lieu depuis à pas mal de contorsions de la part de Moulinsart pour continuer à faire vivre (ou fructifier, selon le point de vue) l’héritage Hergéen. Au fil des années, cette démarche a contribué à sacraliser et muséifier l’œuvre, que ce soit en explorant les coulisses de la création (Tintin, chronologie d’une œuvre) ou en retraçant sa genèse au fil de ses incarnations éditoriales (Hergé, le feuilleton intégral), ou encore en proposant une « fausse nouveauté » (Tintin au Pays des Soviets, version colorisée). Le tout, sans compter les innombrables livres sur Tintin, regroupant pèle-mêle dictionnaires thématiques, analyses et lectures diverses.

Mais voilà, Astérix n’a pas la chance de Tintin — et en dehors du travail de Nicolas Rouvière, les ouvrages venant célébrer la richesse des aventures du petit Gaulois sont rares, et c’est surtout le succès durable de la série qui en assoie aujourd’hui le statut d’incontournable.
Création d’un duo d’auteurs, Astérix pâtit peut-être d’ailleurs de cette particularité : là où Hergé est présenté en démiurge dont il s’agirait de percer les mystères[1], l’attrait n’est pas le même dans l’interaction scénariste-dessinateur — et ce, d’autant plus que Goscinny a travaillé avec d’autres avec le succès que l’on connait.
Pire encore, depuis 2013, Astérix existe sous la plume de Jean-Yves Ferri et Didier Conrad (voire même de Fabrice Tarrin, pour la déclinaison en bande dessinée du dernier film), venant compliquer encore la situation.

L’entretien accordé au Parisien apparaît alors comme une tentative de venir réaffirmer le caractère de création d’Astérix (dont la seule paternité reviendrait au duo Goscinny-Uderzo), en en rejetant l’aspect de produit (qui serait plutôt l’apanage d’un Spirou) — sans pour autant réussir à complètement occulter les aspects financiers : le journaliste indique ainsi que « Dans son hôtel particulier de Neuilly-sur-Seine (Hauts-de-Seine), où un bureau entier est consacré à l’univers Astérix, il nous a reçus pour un entretien apaisé. » L’argumentation s’opère en trois temps :
réaffirmation de l’existence d’une dyade primordiale Goscinny-Uderzo, dans laquelle résiderait le principe originel, et dont le dernier survivant serait toujours porteur (« René m’a appris le métier. Il m’a donné de l’assurance. Quand je lisais un de ses scénarios, j’étais fou de joie. Son humour était inégalable. Je pense ne pas en avoir terni le goût. » Plus loin : « René est toujours avec moi. On était comme cul et chemise, on ne pouvait pas se passer l’un de l’autre. […] Parfois, quand le succès survient dans un couple, il le vit mal, il ne résiste pas. Mais entre nous, cela a duré. Chacun respectait le rôle de l’autre. ») ;
justification du recours à des repreneurs, à regret et uniquement pour préserver cet héritage (« Confier Astérix me déchirait un peu. Mais j’ai compris qu’il fallait passer la main pour que tout cela ne tombe pas dans l’oubli. » Plus loin : « Je n’ai pas envie de prendre le risque de tout fiche en l’air, de faire n’importe quoi pour de l’argent. » Sans oublier la rapide évocation du différend avec sa fille, « autour de la fortune générée par le héros gaulois », appartenant désormais au passé.) ;
minimisation de l’apport original des repreneurs, en soulignant leur position de soumission[2] devant les attentes du maître (« Ces deux garçons ont beaucoup de talent. Conrad a un style plus proche de Franquin que du mien, mais j’ai tout de suite vu qu’il pouvait entrer dans mon univers, même s’il avait des défauts assez lourds dans le trait. » Plus loin : « […] je ne dessine plus, mais je valide leurs idées. Ils ne font rien sans mon accord. Ils ont parfois tendance à vouloir mettre trop de gags au détriment du fil de l’histoire. Sur le prochain album (à paraître en 2019, NDLR), j’ai été obligé de leur dire, au milieu de l’ouvrage, de reprendre depuis le début pour trouver une idée plus solide. »)

Sans surprise, cette démonstration cultive son lot de contradictions, en ramenant sur la question de la création une stratégie d’exploitation avérée (albums avec repreneurs, films ou versions animées, auxquels il faudrait rajouter les éditions Albert-René). Pour autant, il y a fort à croire que cet ultime geste d’auteur non dénué d’une certaine dramatique ne suffira pas à altérer la perception globale de l’œuvre. Et si l’on reconnaît sans détour l’importance de la disparition de René Goscinny pour le devenir d’Astérix, on peut douter (sans pour autant lui faire insulte) qu’il en sera de même pour Albert Uderzo.

Notes

  1. Tintin n’étant alors que l’un des moyens d’y parvenir, notamment du fait de la fameuse affirmation : « Tintin, c’est moi. »
  2. On notera au passage la différence de traitement accordée à Alexandre Astier et Louis Clichy, réalisateurs de Astérix – Le Secret de la Potion Magique : « Dans le film, Panoramix pense à prendre sa retraite. Pour moi, c’était inimaginable ! Au début, cette idée d’Alexandre Astier ne m’a pas plu. Le fait que le druide perde un peu la mémoire non plus. […] J’ai moins aimé le personnage final du druide géant, un peu façon « Transformers ». Mais je leur dis « bravo, Messieurs Clichy et Astier, vous avez fait un travail considérable ! » »
Humeur de en décembre 2018