Vues Ephémères – Juin 2009
«Nous créons l’équivalent d’un Vatican et attendons que les fidèles d’Hergé visitent ce Vatican au moins une fois dans leur vie !»
La phrase est de Nick Rodwell,[1] au moment de l’inauguration du musée consacré au créateur de Tintin, désormais installé dans le bâtiment imaginé par Christian de Portzamparc du côté de Louvain-la-Neuve.
Depuis la mort d’Hergé, les gardiens du temple veillent jalousement sur son héritage, s’attachant à faire respecter la règle énoncée par le maître : que Tintin ne connaisse plus d’aventures après lui. Restent donc 22 albums, soudainement raréfiés par cette décision, 22 albums qui définissent un canon, une œuvre soigneusement encadrée par les Soviets (œuvre de jeunesse) et l’Alph’Art (travail inachevé), figée dans la version qu’avait arrêtée Hergé : albums retravaillés, redessinés, mis en couleurs et reformatés. Un corpus d’ouvrages arrêté dans une forme considérée comme aboutie et définitive, presque fétichisée.
Quant aux versions précédentes au noir et blanc suranné, elles existent encore et présentent une étape (une gestation ?) sur le chemin de la création désormais consacrée. Mais résolument circonscrites à des éditions en coffrets ou fac-similés luxueux, elles affirment dans leur présentation leur caractère exceptionnel, et se destinent principalement aux lecteurs parmi les plus fervents.
Et tous, enfin, peuvent depuis l’année dernière se tourner vers une «Bible» incontournable, avec le «Tout Tintin : L’intégrale des aventures de Tintin» en un seul volume épais, et au papier translucide de rigueur. Le canon y a d’ailleurs été respecté à la lettre, jusqu’à laisser la numérotation originale en bas des pages…[2]
Mais même ces ouvrages ne sont pas assez prestigieux pour Tintin — Nick Rodwell ne mâche d’ailleurs pas ses mots : «Casterman n’est pas digne d’être impliqué dans cette œuvre magnifique.»
On le voit, Hergé est grand, et Nick Rodwell est son prophète. Il n’est plus ici question de considérations commerciales, mais bien de dévotion et de mérite. Chargée de préserver les Ecritures, Moulinsart SA fait le tri entre les élus et les pécheurs, sépare le bon grain de l’ivraie — n’hésitant pas à avoir recourt, quand le besoin s’en fait sentir, au bras de la justice séculière, contribuant à entretenir, à coup d’interdits, une certaine fascination pour le reporter à la houppe. Car, s’il est encore besoin de le rappeler, «Tintin n’appartient pas à tout le monde.»
Qu’on se le tienne donc pour dit : pour Tintin, le Culte a remplacé le culturel — dans un musée qui prend des allures de temple, des pièces exposées dont on fait des reliques (photographies interdites), faisant de la visite un pèlerinage sous l’égide du gourou Nick Rodwell, officiellement investi de la mission sacrée de préserver à tout prix le Grand Œuvre d’Hergé.[3]
Foin de «tintinologie» — l’heure est désormais à la «tintinôlatrie».
Peggy Adam – Le Grand Soir – Atrabile
Rebekka Baumann – Lemon Ink – La Cinquième Couche
Blutch – Sunnymoon – L’Association, Hors Collection
Loïc Dauvillier & Clotka – Les Equilibres Instables – Les Enfants Rouges
Domas – 3 Minutes – La Boîte à Bulles
Mort Walker & Jerry Dumas – Sam’s Strip – Actes Sud/L’an 2
Joëlle Guillevic – Le Journal de J. Manix T1 – Flblb
Matti Hagelberg – Hard West – L’Association, Collection Côtelette
Kaneko Atsushi – Bambi, Volume 4 – IMHO
Yann Lindingre – Short Scories – Les Requins Marteaux, Collection Ferraille Publication
Mizuki Shigeru – Kitaro le Repoussant, Volume 7 – Cornélius, Collection Paul
Kiki & Loulou Picasso – Engin explosif improvisé – L’Association, Hors Collection
Sakabashira Imiri – Nekokappa – IMHO
Judith Vanistendael – La Jeune Fille et le Nègre T2 : Babette et Sophie – Actes Sud/L’an 2
Brian Azzarello & Eduardo Risso – 100 Bullets Vol 13 : Wilt – DC/Vertigo
Brian Azzarello & Victor Santos – Filthy Rich – DC/Vertigo
Peter Bagge – Everyone Is Stupid Except For Me & Other Astute Observations – Fantagraphics Books
Mike Baron & Steve Rude – Nexus : As It Happened Vol 1 – Rude Dude Productions
Box Brown – Love Is A Peculiar Type Of Thing – Box Brown Comics
Ian Rankin & Werther Dell’Edera – Dark Entries – DC/Vertigo
L. Frank Baum, Walt McDougall & W. W. Denslow – Queer Visitors From The Marvelous Land Of Oz – Sunday Press Books
Neil Gaiman & Dave McKean – Crazy Hair – Harper Collins
Rick Geary – A Treasury Of 20 Century Murder Vol 2 : Famous Players – NBM
Alan Martin & Jamie Hewlett – Tank Girl : Three – Titan Publishing
Tony Millionaire – The Art Of Tony Millionaire – Dark Horse
Grant Morrison & Frank Quitely – Batman & Robin #1 – DC
Patrick Rosenkranz – The Artist Himself : A Rand Holmes Retrospective – Fantagraphics Books
Bwana Spoons – Welcome To Forest Island – Top Shelf Productions
Jill Thompson – Magic Trixie & The Dragon Vol 3 – Harper Collins
Collectifs
Abstract Comics : The Anthology – Fantagraphics Books
Flight Vol 6 – Villard Books
From Wonderland With Love : Danish Comics In The Third Millennium – Fantagraphics Books
Side B : The Music Lover’s Comic Anthology – Poseur Ink
2WBOX SET U – B.ü.l.b Comix
Revues
The Comics Journal #299 – Fantagraphics Books
Requiescat in Pace
– Yves Duval (75 ans), journaliste et scénariste ayant débuté dans Tintin, auteur de plus de 1 500 récits courts documentaires.
– SABE (41 ans), manga-ka et auteur de Sekai no Mago.
Il y a un peu plus de douze ans, dans les colonnes du Monde Diplomatique, Pascal Lardellier nous expliquait «Ce que nous disent les mangas…», dans un texte de sinistre mémoire. Lyrique et passionné, il se lançait dans un réquisitoire en règle[4] à l’encontre de ce qui mettait en danger, selon lui, «un pan supplémentaire du patrimoine culturel européen».
Douze ans plus tard, le vent a tourné, et le même Monde Diplomatique publie un numéro de son bimestriel Manière de Voir consacré au «Japon méconnu» — affichant fièrement la présence de huit planches de manga au sein d’une sélection d’articles très sérieux, publiés entre 1975 et 2009 et réactualisés. Hier, «les scénarios [étaient] fantastiques, prenant pour cadre d’autres dimensions, des espace-temps mutants» — aujourd’hui, ces planches viennent accompagner les textes d’analyse, prenant valeur de témoignage sur la société japonaise. Elles sont d’ailleurs fournies comme «pièces à conviction», présentées en version originale[5] et remises en contexte par le journaliste Odaira Namihei.
Dans la partie qui conclut le magazine, le même Odaira Namihei revient d’ailleurs sur le soft power du Japon dans son article «Tokyo dégaine ses armes de distraction massive», et note au passage que «même les publications les plus virulentes à l’égard de la Japanmania, comme Télérama, ont changé leur fusil d’épaule tandis que des magazines comme Beaux Arts consacrent au manga des numéros spéciaux.» Aucune mention du texte de Pascal Lardellier — question de pudeur toute déontologique, sans doute.
Notes
- Dans un entretien pour le magazine Casemate.
- On pourra d’ailleurs se réjouir avec Le Point de cette judicieuse initiative qui «exauce ce vœu et rend un hommage mérité». Et l’on choisira sans doute d’éviter soigneusement ce texte, vraisemblablement hérétique et susceptible d’excommunication, qui ose critiquer l’entreprise en en listant les multiples qualités, ou absence de.
- Steven Spielberg et Peter Jackson bénéficiant néanmoins d’une dérogation exceptionnelle, pour cause de visibilité (et rentabilité) maximum de leur future adaptation cinématographique. Les affaires sont les affaires.
- Même avec le recul, ce texte demeure l’un des plus beaux exemples d’une charge aussi réactionnaire que caricaturale, combinant préjugés grossiers et ignorance crasse de son sujet. Morceaux choisis : «Un principe fonde la plupart des mangas : la simplicité, cultivée comme fin en soi. Simplicité des techniques de réalisation, simplicité des dessins, des scénarios, des personnages. […] La violence, quasi omniprésente, est moteur de l’histoire, génératrice de l’action. Les personnages sont « pris » dans un combat permanent. […] Le problème de cette violence est qu’elle n’est pas parodiée, mais directe, froidement réaliste, instillant dans la contemplation qu’on en propose une forme de voyeurisme et de sadisme. […] Les mangas représentent le divertissement violent d’une époque violente, comme un écho ou un signe des temps.»
- Même si cinq des huit manga présentés sont publiés en Français.

Super contenu ! Continuez votre bon travail!