Vues Éphémères – Juin-Juillet 2019

de

L’année se termine, et alors que se dessine la trêve estivale, il faut reconnaître que du9 n’a pas connu une activité délirante. Pour excuse, le fait que les divers contributeurs (occasionnels tant que réguliers) soient désormais occupés par d’autres responsabilités, portant ailleurs (espérons-le) une part de l’esprit qui a toujours animé ce lieu. En ce qui me concerne, c’est à regret que j’ai fait l’impasse sur le Vues Éphémères de juin, alors que cette rubrique mensuelle était le dernier bastion d’une forme de régularité. Mais voilà, le site s’est toujours revendiqué comme « irrégulier et dilettante« , chassez le naturel…
Non sans une certaine ironie, l’actualité du petit monde de la bande dessinée a choisi précisément ce moment pour se déchaîner, réactions et réponses fusant de toute part, au point que toute tentative d’apporter mon point de vue semblait aussitôt futile et dépassée. Alors, en espérant qu’un rien de recul me permette de faire preuve d’un peu plus d’à-propos…

Le mois dernier, Jacques Glénat fêtait les cinquante ans de sa maison d’édition, événement salué comme il se doit par l’ensemble de la presse admirative. Ainsi, du côté des Echos : « En cinquante ans, Glénat a dessiné la révolution de la bande dessinée. En fondant en 1969 une maison d’édition de BD, Jacques Glénat a contribué à élargir le marché du neuvième Art en lançant sans cesse de nouvelles tendances s’adressant à de nouveaux publics. […] Un demi-siècle après avoir lancé la maison d’édition qui porte son nom, Jacques Glénat reste un entrepreneur qui fourmille de projets et qui se fait fort de continuer à faire croître une entreprise familiale qui s’est imposée comme un poids lourd de la bande dessinée. »
Et comme l’heure est aux célébrations, ce n’est clairement pas le moment de casser l’ambiance en sortant les affaires (pas un mot sur les Panama Papers), en évoquant certaines pratiques douteuses[1] ou en s’attardant sur les ratés du passé[2]. Contentons-nous de souffler les bougies, dans un concert de louanges.
On pourra aussi se tourner vers l’album anniversaire, publié ces derniers jours chez Glénat et qui s’ouvre sur une introduction signée Jacques Glénat[3], évoquant ses « amis les auteurs » et rappelant à cette occasion une citation de Hervé Lauwick : « Un ami est quelqu’un qui vous connaît bien, et qui vous aime quand même. » De fait, la deuxième contribution de l’ouvrage est de la plume de François Boucq, et met en scène le Bouncer emmenant le shérif Jack (de Cartoon City) découvrir des peintures rupestres exceptionnelles. « Et dire que tout ça dort depuis des siècles ! Ça n’attendait plus que nous ! » s’exclame le bon Jack, à qui le Bouncer rétorque : « Le seul inconvénient, c’est que nous sommes pas loin du territoire de la tribu des ayants droit… susceptibles et du genre belliqueux, ils déterrent la hache de guerre pour un oui ou pour un non ! » Et Jack de conclure : « On essaiera de signer un traité de paix avec eux !… » Trait d’humour acide ou critique voilée des manières de la maison, chacun-e choisira l’interprétation qu’il/elle préfère.

Quelques jours plus tard, le 1er juillet, le même Jacques Glénat intervenait durant les Journées Nationales de la Librairie à Marseille, et ses propos (rapportés par Actualitté) ont tôt fait d’enflammer le microcosme. Il faut dire que le-dit microcosme était déjà passablement énervé par les déclarations d’Yves Schlirf (directeur général adjoint de Dargaud Bénélux) durant la journée professionnelle des 24es rendez-vous de la BD d’Amiens, le 31 mai dernier (et à nouveau rapportés par Actualitté) : « La bande dessinée, ce n’est pas un métier en soi. Cela devient un métier quand on vend. […] Il faudra faire autre chose, un autre métier. Ce n’est pas parce que l’on veut faire de la BD que l’on va gagner sa vie. Et ce n’est d’ailleurs la faute de personne : un auteur doit avoir de la chance, trouver un public. »
Un mois plus tard, même son de cloche en substance du côté de Jacques Glénat : « avant, il n’y avait pas d’auteurs de BD. À présent, il y en a beaucoup, et cela représente une créativité extraordinaire. Que tout le monde n’arrive pas à en vivre, c’est un peu comme si un sculpteur ou un peintre expliquait qu’il arrêtait parce qu’il n’arrive pas à vendre ses œuvres. Oui, c’est embêtant, mais malheureusement, c’est le succès qui fait la différence. »
Rappelons que l’étude sur les auteurs conduite par les Etats Généraux de la Bande Dessinée (EGBD) a été présentée pour la première fois en janvier 2017, et que depuis, on a beaucoup parlé de la situation critique des auteurs, pris entre une paupérisation structurelle de leur activité et l’augmentation de leurs cotisations. Dans l’échange qui avait eu lieu entre Joann Sfar et Vincent Montagne (président du Syndicat National de l’Edition, et PDG du groupe Média-Participations, premier éditeur de bande dessinée en France) l’année dernière, on avait déjà pu observer le même genre de discours : si les auteurs sont pauvres, les éditeurs n’y sont pour rien, c’est l’impitoyable loi du marché qui veut ça. Et l’on sait bien que la loi du marché, c’est comme la gravité, c’est dans l’ordre des choses[4].

C’est encore une forme d’ordre naturel que revendique la vision de Jacques Glénat sur les dédicaces, celle-là même qui va mettre le feu aux poudres : « l’auteur qui fait une conférence, cela me parait normal qu’il soit rémunéré, mais celui qui vient faire la promotion de son livre, rencontrer des gens, je ne vois pas pourquoi on le payerait, c’est déjà une opportunité. Qu’on soit payé pour signer un livre, je trouve cela presque contre nature, car l’auteur est content de partager son travail avec les gens, d’entendre des questions, des commentaires… Ce serait un rapport un peu bizarre. »
Faut-il que je revienne sur ce qui est problématique dans cette phrase, alors que d’autres (comme le Snac BD) l’ont déjà largement commentée ? On notera que pour Jacques Glénat, l’auteur qui fait la promotion de son livre doit le faire gracieusement… alors même que c’est une activité qui incombe normalement à l’éditeur, et qui contribue à justifier que le pourcentage qu’il perçoit sur les ventes de livre soit le double de celui de l’auteur. On notera encore que partager son travail contre rémunération serait se placer dans « un rapport un peu bizarre », parce que le plaisir du partage devrait être son seul salaire.
D’ailleurs, Jacques Glénat sait bien ce qu’il en est : en début d’année, il se souvenait dans cet article du Point de ses débuts en bande dessinée : « C’était une telle passion que je me suis mis à acheter les albums, puis à avoir envie d’en parler avec d’autres. » Passion, partage… de belles valeurs qui ne l’ont visiblement pas empêché de se rémunérer, jusqu’à figurer au sein des 500 plus grosses fortunes de France, avec un patrimoine estimé à 60 millions d’euros en 2012.

Mais il ne faudrait pas tomber dans une simplification à outrance, qui opposerait les riches-éditeurs-exploiteurs d’une part, et des pauvres-auteurs-exploités de l’autre, dans une lecture qui exclurait tout ce qui, à l’origine, détermine la richesse mais aussi la complexité de cette relation visant à accoucher de grandes œuvres. Ce qui ressort de cette crise, c’est qu’il s’agit avant tout d’un problème structurel profond, qui nécessiterait d’être abordé ensemble par tous les acteurs concernés. Encore faudrait-il que ces grands éditeurs cessent de se réfugier derrière un soit-disant ordre naturel des choses, et acceptent enfin de reconnaître leur rôle et leur responsabilité dans la situation actuelle.

Notes

  1. Rappelons ce passage de l’ouvrage Les éditeurs de bande dessinée de Thierry Bellefroid (Niffle, 2005), dans lequel Yves Schlirf se souvenait : « [J]e crois que c’est Marcel-Didier Vrac de chez Glénat qui avait imaginé la suppression du prix à la planche pour le transformer en avances sur droits. Il n’a pas fallu 45 secondes pour que tous les autres éditeurs trouvent l’idée vachement bonne ! » Ou cette petite phrase au détour de l’article du Monde sur les Panama Papers en 2016 : « [Jacques Glénat] traîne aussi une réputation d’oncle Picsou dans ses contrats avec les auteurs qu’il publie. »
  2. L’article se conclut sur un enchaînement pour le moins surprenant : « Le groupe, qui a tenté de nombreuses diversifications, s’est recentré sur l’édition. Finie la publication de nombreux magazines, les filiales à l’étranger ou les investissements dans la télévision locale TV8 Mont-Blanc. Et le groupe n’a conservé en direct que deux de ses 12 librairies. La BD a un avenir et Glénat aussi. » Soit en substance : l’éditeur a planté la plupart de ses tentatives d’expansion, mais tout va bien. On a connu argumentaire plus convaincant.
  3. Suivant probablement l’adage comme quoi on n’est jamais mieux servi que par soi-même.
  4. C’est encore cette idée d’ordre des choses que l’on retrouve dans les réactions des auteurs chez Dupuis qui, en juin dernier, commentaient sur ActuaBD les arrêts à venir de certaines de leurs séries historiques, affichant une assimilation totale de la novlangue managériale. Ainsi, Philippe Bercovici : « [Dupuis] préfère faire évoluer la maison d’édition en valorisant les grands classiques de l’Âge d’or (les années 1950-60), tout en s’appuyant sur des nouveautés à fort potentiel. » Ou Bédu : « Bien que je pense que les chiffres de ventes restent supérieurs à certaines nouvelles séries, Julien Papelier [le PDG des éditions Dupuis] a expliqué qu’il préférerait se lancer sur de nouvelles séries plutôt que d’en entretenir d’anciennes. Nous bénéficions encore d’anciens contrats, qui coûtent cher : du fait de notre ancienneté, nos prix de planches sont plus hauts. Pour de jeunes auteurs, la situation est beaucoup plus complexe. »
Humeur de en juillet 2019