Nikita Mandryka

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Au fil de ses nombreuses aventures éditoriales, de ses débuts dans Vaillant à son passage à Pilote, de la création de L’Echo des Savanes avec Gotlib et Brétécher à son rôle de rédacteur en chef de Charlie Mensuel, Nikita Mandryka a toujours traîné avec lui le Concombre Masqué, son personnage fétiche avec son univers poétique et décalé, où l’on peut regarder pousser les rochers. Rencontre (forcément) potagère, en deux parties.

Maël Rannou Comme beaucoup de gens je te connais d’abord grâce au Concombre masqué, mais je suppose qu’il y a eu autre chose avant — qu’est-ce qui t’as donné le goût de la bande dessinée ?

Nikita Mandryka Je suis passionné de bande dessinée depuis que je suis gosse. Et cela grâce à mon père. Il m’avait ramené un exemplaire de Spirou quand j’avais sept ans, en 47. En première page, il y avait l’histoire de Samovar, un savant fou qui se baladait dans l’atmosphère. Ça m’a fait un choc. Un nouveau monde s’est ouvert à moi. Je me suis passionné pour la bande dessinée, et pour le journal de Spirou. Je lisais toutes les bandes dessinées publiées dans Spirou, je les dévorais. Je demandais même à mon père de me les lire car je ne crois pas qu’à l’époque je lisais vraiment très bien. Ça a été ma première expérience de lecture. Et j’aimais tout dans ce journal : Spirou et Fantasio bien sûr, Lucky Luke, Buck Danny, Sirius et son Épervier bleu, et aussi Les belles histoires de l’Oncle Paul ! J’y ai découvert la bande dessinée et pour moi c’était une fenêtre ouverte sur le monde. J’ai cru que la vie, c’était comme dans la bande dessinée. Il y avait d’un côté les bons, et de l’autre les méchants, comme dans Valhardi. Et comme dans l’Oncle Paul, dans la vie, il fallait être du côté du Bien et des bonnes actions. Ça m’a marqué.
Et en plus, je lisais tout ce qu’à l’époque on appelait «les illustrés». Tout ceux que je pouvais trouver. J’achetais Brik, Yak, dessinés par Cézard, un futur collègue de Vaillant, Superboy dans lequel il y avait des adaptations de bandes dessinées italiennes dont celles de Jacovitti que je trouvais absolument fabuleux. Ah ! Les Babouches d’Allah ! Un véritable chef d’œuvre ! J’ai été plongé jusqu’au cou dans la bande dessinée comme Obélix dans sa potion magique. Et tout naturellement j’ai eu envie d’en faire, je ne sais pas vraiment pourquoi, mais je crois que ça s’est passé comme ça, et que c’est grâce à mon père.

MR Malgré cela tu t’es dirigé vers l’IDHEC, une école de cinéma,[1] mais pas dans le dessin…

NM Oui ! Je ne sais pas vraiment pourquoi. Mais le cinéma, j’adorais ça aussi. J’allais voir tous les films d’aventures, les films de corsaires avec Errol Flynn, et les westerns. Et puis les frères Marx, évidemment ! J’adorais les Marx. L’humour absurde, c’est quelque chose qui m’a beaucoup marqué depuis que je suis gosse, à cause de ma famille je crois. Ce n’est pas que mes parents aient été particulièrement «dingues». C’étaient des gens déboussolés à cause de leur destin. Leur exil, à la suite de la révolution de 1917, les a chassés de Russie, leur pays natal. Ils ont perdu tous leurs repères et se sont retrouvé installés au beau milieu de nulle part, dans un monde de «nonsense», un «No-Where Land», le monde de Lewis Carroll et des frères Marx. Là, pour s’en sortir, ils ont essayé de donner un sens à ce monde «fou fou fou» pour pouvoir y vivre, et par contre coup, ils sont devenus très — et trop — normatifs. Et quand on est enfant, on est plongé dans un bain, dans une sorte de loi familiale qui nous dit «Tu dois être un membre de la famille», alors que tout ce que voulez être, c’est être vous-même, au delà de tout ce que maman et papa voudraient que vous soyez pour les combler. J’’ai eu beaucoup de mal à me libérer des idéaux de mes parents mais je crois que c’est le lot de tout un chacun. C’étaient pourtant des gens de gauche, qui se disaient pour l’autonomie des peuples lointains, mais celle de leurs enfant, alors là : non. Je crois que tout les parents sont ainsi et, sans m’en rendre compte, comme tout le monde, j’ai du me battre pour exister et je l’ai fait à ma manière, à travers la bande dessinée. Pour être libre il faut trahir l’amour de ses parents, on n’a pas le choix. Et c’est mon père qui m’a donné la clef pour sortir de l’étouffoir.

MR Et c’est pour ça que tu t’es tourné vers l’art ?

NM C’est tout à fait ça. J’ai lu une bande dessinée de Forest dans Vaillant, Le Copyright, et j’ai adoré. Pourquoi ? Parce que le Copyright, c’était moi ! Un personnage seul de son espèce. Un chat, on sait ce que c’est un chat, mais lui on ne sait pas ce que c’est. C’était une sorte de lézard, une tortue sans carapace et il était tout seul, absolument seul dans son désert. Et il y a un personnage qui s’appelle le Bigleux qui veut l’attraper pour le ramener à la civilisation. D’une certaine façon, il représente le père, le désir du père qui veut amener l’enfant vers le monde ! Je me suis identifié à ce personnage. Plus tard, il quitte son désert et là, c’est extraordinaire comme symbolique : il tombe littéralement au sein d’une famille, comme tout enfant qui arrive au monde. On le voit d’abord sur le toit de la maison familiale et il ne veut pas descendre. Alors le père, représenté par Clafoutis, l’appelle dans le grenier : «Venez, venez.». Le Copyright accepte de descendre, tout en se disant «Méfiance, méfiance.» Clafoutis descend vers l’étage au-dessous, mais se cogne contre une poutre. Aussitôt le Copyright remonte sur le toit en disant «Si c’est pour faire le clown, moi je remonte !» Je trouve ça fabuleux ! Ça dit tout ! Par exemple, toute la famille se demande qui il est. Ça veut dire qu’on refuse de l’accepter tel qu’il est et de le reconnaître comme un être singulier. On refuse de lui donner son existence. Et tous les gags sont basés sur ce conflit entre le Copyright qui veut être lui-même et la famille qui veut le normaliser. C’est une très grande bande dessinée. Hélas, totalement méconnue.
Et puis cette bande dessinée s’est arrêtée. Alors, tout naturellement, j’ai voulu la continuer. Je la continuais dans mes cahiers, Le Copyright, je l’appelais Prosper, ou quelque chose comme ça. Après je lui ai enlevé sa queue et il s’est mis à ressembler au futur Concombre masqué. Mais je continuais à aller au cinéma, et je me disais : «Je veux faire du cinéma». Mais je me disais aussi : «Je veux faire de la bande dessinée». Pour faire de la bande dessinée, il n’y a pas d’école, il n’y en avait pas à cette époque. À 7 ans, avec mon cousin, on se faisait des journaux. On faisait des 8 pages en pliant en deux une double feuille de cahier. J’appelais le mien : Super Digest. Il y avait de la science-fiction humoristique, recopiée sur le dessinateur Erik[2] et un western copié sur Tex Willer. J’adorais faire ça. Je recopiais image par image mais en changeant les textes, et j’inventais avec tout une autre histoire. C’était du montage de cinéma sur papier. J’en ai dessiné huit numéros que je déposais chez mon épicier, qui faisait aussi dépôt de journaux, et il les vendait ou pas, mais ils ont disparu. Snif.

MR Finalement tu commençais déjà à créer des journaux et à entreprendre la distribution !

NM Tout à fait. C’est un destin ! Plus tard, j’ai dessiné dans mes cahiers, pour moi. Mais là, je me suis dit qu’il me faudrait un personnage à moi. Je ne voulais pas que ce soit un humain. Sans doute parce que c’était trop difficile à dessiner. Alors, un animal ? Mais tous les dessinateurs à l’époque avaient comme personnages des animaux : le Marsupilami, Group-group, Giff-Wiff, etc. Alors, pour être original, je me suis tourné vers les légumes. Mais quel légume choisir ? Un cornichon ça n’allait pas, c’est le symbole de la bêtise. Alors un concombre, c’était bien ça, un concombre. Je ne me suis pas rendu compte que dans «concombre», il y a «con» (rires). C’est pas grave. Car mon héros le plus cher, auquel je m’identifie totalement, c’est Alfred E. Neuman, l’idiot parfait, celui qui dit : «What me-worry ?», que l’on pourrait traduire par «Quoi ? Moi, m’en faire ?» ou « Rien à cirer». Ou «Qu’est ce que j’en ai à faire ?». Ce qui est pour moi la maxime de la sagesse parfaite. Après, pourquoi masqué ? Pour que ce soit un héros, comme Zorro. Un légume justicier, c’est marrant. Je trouve.

MR Soit, mais comment as-tu réussi à imposer ce légume dans Vaillant ?

NM Je n’ai rien imposé du tout ! J’ai fait de la bande dessinée pour gagner ma croûte. J’étais à Paris pour suivre mon école de cinéma. Mon père me filait 200 balles par mois pour vivre, et la chambre de bonne que je louais, me coûtait la moitié de l’argent. Au quartier latin, je trainais avec des peintres espagnols. L’un d’entre eux, Ramon Monzon, faisait de la bande dessinée.[3] On s’est connu dans un bistrot, le «Monaco», et on a décidé de faire une bande dessinée ensemble, une sorte de fable en six images : «Tel est pris…». Je faisais les histoires et lui les dessins. C’est comme ça que je suis entré dans Vaillant : comme scénariste de Monzon, le dessinateur de Group-Group.
Pour ce qui est de mes études de cinéma à l’IDHEC, avec mes copains, on passait surtout notre temps dans les salles de cinéma.. On allait voir quatre films par jour, au Quartier Latin, à la Cinémathèque, et on les revoyait plusieurs fois ! Je me souviens avoir vu Le sang d’un poète de Cocteau dix fois de suite, c’était formidable. Je me souviens qu’un soir, après unenuit de bringue, je dormais dans le cinéma. De temps en temps, je me réveillais au milieu du film, avec les scènes surréalistes de Cocteau sur l’écran, et je me demandais si je rêvais ou quoi ? C’était dingue ! En fin d’étude, en quatrième année, on fait un stage, et ça ne s’est pas bien passé du tout. Je me suis aperçu que j’étais incapable de faire du cinéma. J’étais second assistant réalisateur sur Paris Secret, un film d’Édouard Logereau, un de nos profs à l’IDHEC. Et moi j’étais — et je suis toujours — terriblement distrait. Il m’a demandé de trouver une porte sur les quais, une sorte d’entrée vers les égouts, et j’ai trouvé l’endroit parfait. Le jour du tournage toute l’équipe est là pour tourner. Et on ne peut pas. Parce que moi, j’ai oublié de me procurer la clef de la porte. Ce genre de conneries ça passe mal. Et tout ce travail pour faire un film, trouver l’argent pour le produire, bosser deux ans là-dessus, ça ne m’intéressait pas du tout. Et diriger une équipe, des comédiens, ça je ne peux pas, il y a des gens ils savent comment faire, moi pas. Si je pouvais faire un film tout seul devant mon écran, d’accord je le ferais, sinon non. En bande dessinée c’est plus facile, si tu as oublié quelque chose, tu peux toujours le dessiner le lendemain, ça ne met pas toute une production en péril.
Je continuais donc mes scénarios pour Monzon mais comme je voulais gagner un peu plus d’argent pour vivre, j’ai dessinée une histoire du Concombre en huit pages — la première — et je l’ai proposé à la rédaction de Vaillant. Ils m’ont dit «Ça nous plait, fait-nous une demi-page par semaine». Et c’est comme ça que tout a commencé.

MR À l’époque tu signais Kalkus, au lieu de ton nom, là aussi c’est une marque de rejet de la famille ?

NM Pour je ne sais quelle raison freudienne, je ne voulais pas signer du nom de mon père. J’avais un copain américain , Christopher Lane, qui est devenu un peintre célèbre au Etats Unis, et qui habitait Montparnasse. À l’époque il n’y avait dans le quartier que des maisons à un étage, et des tanneries. Ça ressemblait au Vienne du film de Welles Dossier secret ! Le propriétaire de son atelier s’appelait monsieur Kalkus, je trouvais ça très drôle. Plus tard, je me suis dit tiens, Kalkus c’est «calque», je décalque, et comme le Concombre était une sorte de décalquage transformé du Copyright ça prenait sens.

MR J’imaginais une raison un peu moins concrète. C’est un son très proche des onomatopées, très présents dans ton travail.

NM J’aimais aussi la sonorité, j’ai toujours aimé les sonorités. Les meilleurs poèmes sont ceux qui sont basés dessus. Des fois, le poète va choisir une sonorité parce qu’elle sonne mieux avec le mot d’avant même si ce n’est pas exactement ce qu’il voulait dire, parfois même il ne s’en rend pas compte, ça vient tout seul, et ça j’aime énormément. Par exemple, Gainsbourg. C’est un musicien. Il choisit les mots pour le son, pour le ryhme, le sens vient après. J’aime bien ça. Dans la bande dessinée, c’est pareil. Je cherche d’abord à me faire rire. Si je ris, c’est que je suis surpris. Si je suis surpris ça veut dire que ça a un sens. Alors, je garde. J’aime me laisser emporter par l’image qui me vient, par le son d’une phrase, sans savoir où ça me mène, sans comprendre ce que ça veut dire, surtout sans comprendre. Laisser venir les choses comme elles viennent et souvent c’est basé sur des assonances, sur des sons ! Et quand ça te fait rire, c’est que tu entends une vérité, mais tu ne sais pas laquelle.

MR Le Concombre Masqué paraît donc dans Vaillant, et se maintient à chaque numéro. C’est étonnant d’ailleurs car on sait par les référendums que c’était une série peu populaire. Tu le ressentais à l’époque ?

NM Justement j’ai vu Georges Rieu[4] dernièrement et je lui ai demandé. Il m’a dit qu’il s’était battu pour deux choses, d’abord pour fixer lui-même le prix des planches car c’était à lui d’estimer la qualité des planches, et ensuite pour avoir le contrôle de ce qui était publié. Il choisissait les dessinateurs pour leur qualité, pas pour le potentiel commercial, mais pour lui c’était la même chose : si c’était bon, ça se vendrait forcément ! D’ailleurs, quand on voit la qualité des dessinateurs qui sont passés par Vaillant à l’époque, on ne peut pas ne pas le reconnaître. Il se battait pour passer mes planches parce qu’il aimait ça. Malgré le staff commercial, qui renâclait un peu. J’ai senti ça. Je savais qu’une majorité de lecteurs n’en voulaient pas, mais qu’il y avait un petit cercle de lecteurs qui l’aimaient beaucoup, comme toute la rédaction du journal d’ailleurs. Et je leur serai toujours reconnaissant de m’avoir soutenu.

MR Malgré ce soutien de la rédaction tu es moins fréquent dans Pif Gadget quelques années après sa création, début 70, et tu apparais de plus en plus dans Pilote. Jusqu’à rejoindre définitivement la revue de Goscinny. Tu ne seras d’ailleurs pas le seul à suivre ce chemin, Tabary, Gotlib, Godard ou Mic Delinx le font aussi.

NM Ce n’est pas la rédaction qui nous a poussé derhors, la rédaction tenait beaucoup à nous. Mais il y avait un nouveau journal, lancé par Goscinny, qui allait beaucoup plus loin. Il voulait avoir les meilleurs dessinateurs, pour faire de la bande dessinée d’auteur. Lui même faisait une bande dessinée reconnue, qui avait dépassé le seul lectorat enfantin, et il voulait défendre des bandes dessinées allant dans ce sens là, notre sens. Et puis Pilote était l’un des meilleurs journaux du monde. Son modèle c’était Mad magazine, de Harvey Kurtzman, auquel Goscinny avait d’ailleurs collaboré, lors de son séjour aux États Unis. Goscinny, qui avait un talent fou, voulait en faire de Pilote un équivalent de Mad en France. Comment ne pas vouloir en faire partie ?

MR Il y aura cependant ce fameux moment où une de tes histoires sera refusée et débouchera sur la création de L’Écho des savanes ?

NM Disons qu’il y a un moment où tu atteins des limites et ça devient improductif. Goscinny nous poussait toujours à aller plus loin, à dépasser nos limites. Il nous poussait à être des auteurs. Pourtant, je me retrouvais avec de plus en plus de planches refusées. Par exemple pour les fameuses «Actualités» , j’aimais bien dessiner des allégories. L’allégorie étant pour moi à la bande dessinée ce que la métaphore est à la littérature, je dessinais par exemple l’expression imagée «la forteresse de la CGT» comme une vraie forteresse. Je fais encore ça dans le Concombre maintenant, mais quand je lui présentais une de ces «métaphores en image» , il me la refusais : «Non non, pas d’allégories !». Je ne comprenais pas pourquoi.
Ensuite, il y a eu cette histoire du Jardin Zen, dans laquelle le Concombre se construit un jardin, plante des cailloux et regarde pousser les rochers, une histoire très importante pour moi. À l’époque, j’étais en analyse. Je tombe sur un bouquin d’Allan Watts qui explique le Zen. Je trouve ça super. C’est vraiment une thérapie le Zen, que je me suis dit, puisqu’il s’agit de trouver le vide, de faire naître le vide en toi et donc d’en arriver à accepter ton manque à être. Je me suis dit que j’avais trouvé et que j’allais arrêter mon analyse. Mais mon analyste s’y est heureusement opposé : «Non, le Zen c’est plutôt une philosophie, pas une thérapie». Alors je me suis dit bon tant pis. Mais j’avais besoin de dire quelque part ce que j’avais trouvé, j’étais tellement heureux ! Alors j’ai fait ma bande dessinée pour Goscinny. Et Goscinny me dit «La France profonde ne va pas comprendre». Sidération !
Je rentre chez moi et je lis dans Actuel que les américains font eux-même leurs magazines, alors je me suis dit : je vais faire pareil ! Mais bon, faire une revue tout seul ce n’est pas évident. Alors j’ai demandé à Marcel (Gotlib) et Claire [Brétecher] s’il ne voulait pas le faire avec moi. Je leur ai demandé à eux parce que je trouvais que c’étaient eux les meilleurs de Pilote, ceux qui s’exprimaient le mieux et qu’ils étaient mes copains.. Ils ont dit d’accord, on le fait et voilà ! Ce n’était pas du tout contre Goscinny qu’on a fait ça. Il nous poussait toujours à aller plus loin, je pensais même qu’il serait content, qu’il nous dirait «Super, les gars !», d’autant que c’était un trimestriel, donc absolument pas en concurrence avec Pilote qui était hebdomadaire. Mais il a vécu ça comme une trahison, je crois. J’en suis désolé mais je voulais simplement publier cette histoire, ainsi que d’autres, avec un minimum de contrainte. Pas monter une entreprise de presse ou une maison d’édition, je n’ai jamais voulu ça. C’est une légende.

MR Malgré tout c’est ce qui va se passer, L’Écho va devenir une revue employant de plus en plus de monde sous ta direction.

NM Bof, tout ça, c’était du bricolage. J’appelais les imprimeurs, j’allais moi-même le distribuer dans les librairies. Un jour, on est allé voir un avocat parce qu’avec nos histoires de bites et tout ça, je me suis dit qu’on allait se faire censurer. Déjà, l’avocat nous a dit de mettre «Réservé aux adultes» sur la couverture et commence à me demander si on est déclarés, si on reverse la T.V.A. et tout ça. Alors je lui dit non. Il me dit «Mais comment ça non ? C’est complètement illégal, il faut payer des impôts, se déclarer.» On est tous tombé des nues. À ce moment-là, j’ai voulu créer une entreprise mais c’était trop tard, on avait déjà deux distributeurs partis avec la caisse sans rien distribuer, on avait cinquante briques de dettes. Marcel et Claire m’ont dit «C’est bon, ça va comme ça, on arrête». Je les comprends et je ne leur en veut absolument pas. Mais moi je suis resté, parce qu’officiellement j’étais le gérant, et je ne voulais pas me retrouver en faillite avec des dettes.
J’ai donc continué, le temps de régler mes dettes. Et je me suis arrêté parce que je ne voulais pas être patron de presse. On est devenu mensuel parce qu’on ne pouvait pas faire autrement, question distribution. Mais un mensuel, c’est très différent. Ce qui est bien en trimestriel, c’est que tu fais un journal avec trois personnes, parmi les meilleurs. Chacun fait ses seize pages, et du coup tu as 48 pages géniales. Passé mensuel, on est obligé de prendre au moins douze auteurs, dedans il y en a que trois de très bons. Et encore, peuvent-ils être génials chaque mois, à heure fixe ? C’est impossible. Moi, je voulais que ce soit parfait, une œuvre d’art à chaque numéro, mais ce n’était pas possible.

MR Il y a quand même eu de vraies découvertes dans L’Écho des savanes, il y a eu Masse, Veyron, Carali…

NM Mais oui ! Bien sûr ! Heureusement ! Et tu oublies Pétillon, Got, Benoit, Lob, Solé, Rouzaud et j’en oublie, excusez-moi ! Même Moebius est passé par L’Echo, avec son Cauchemar blanc, avant de s’éclater dans Metal Hurlant. Mais tu ne peux pas être génial à chaque fois. Quand tu dois remplir un canard chaque mois quoiqu’il arrive, tu ne peux pas être bon à chaque fois ! Je n’étais pas content de ça, et en plus, je me suis rendu compte que les lecteurs achetaient quand il y avait du sexe et de la violence et que sinon ça ne les intéressait pas. Liberatore, qui est un excellent dessinateur, mais vraiment excellent, publie Rank Xerox. Dedans, il y a une planche où une petite fille arrive avec une fleur dans la main. Il lui il prend sa main et l’écrase. Non, désolé, j’ai trouvé ça dégueulasse. Je n’étais plus rédacteur en chef à l’époque, j’étais encore dans le canard, mais il fallait que je m’en aille. Je ne pouvais pas cautionner ça, alors j’ai quitté L’Écho des savanes, que j’ai revendu pour un franc symbolique et je suis parti sans rien expliquer, on ne peut pas expliquer. Quand Gotlib y a publié ses bandes dessinées, quand j’y ai publié mes histoire de Bitoniot, on l’a fait tous les deux dans le contexte de l’époque, qui était assez pesante il faut le rappeler, et c’était fait avec humour. Quand c’est fait avec humour, ce n’est plus de la pornographie. Et quand on constate ensuite que ce qui est autorisé est devenu obligatoire, alors on peut commencer à se poser des questions. Je n’avais pas créé L’Écho pour y publier de la pornographie. J’ai fait L’Écho des savanes pour publier le Jardin Zen, ainsi que les œuvres de Marcel et de Claire, point final. Comprenne qui voudra.

[Entretien réalisé à Paris en décembre 2010.]

Notes

  1. Aujourd’hui la Fémis.
  2. Auteur régulier de Coq Hardi, il a notamment dessiné Crochemaille dans Ok, et Trancheroc dans Youmbo Magazine.
  3. Il réalisait notamment la série Group-group dans Vaillant.
  4. Rédacteur en chef de Vaillant puis Pif Gadget.
Site officiel de Nikita Mandryka
Entretien par en juin 2011