Nikita Mandryka

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Seconde partie de notre entretien avec Nikita Mandryka et son Concombre Masqué, où il sera question de la suite des aventures éditoriales de l’auteur, et de sa découverte des champs (potagers ?) de l’Internet illimité…

Maël Rannou On te sent un peu amer par rapport au destin de L’Écho des savanes mais tu y resteras pourtant jusqu’à la fin des années 70, bien après avoir quitté le poste de rédacteur en chef, et tu as quand même permis la publication de certains auteurs importants par la suite.

Nikita Mandryka Amer ? Non, du tout. Écœuré, oui. Mais le destin de L’Écho des savanes me laisse indifférent. J’ai l’air amer comme ça parce que là j’explique pourquoi je suis parti. Mais je suis très heureux d’avoir permis à des auteurs comme Martin Veyron, par exemple, de se faire reconnaître. D’ailleurs à chaque fois je le rencontre, il m’en remercie encore. Mais je n’y suis pour rien ! Il ne le doit qu’à son talent d’écrivain. Car c’est un véritable écrivain.
Quand il est venu me montrer ses planches, on l’avait refusé à Charlie Hebdo parce que des féministes qui y avaient pris le pouvoir avaient trouvé ses planches phallocrates ! De la part de féministes, qui accusent les hommes d’opprimer les femmes, c’est à mourir de rire. Et là, tu vois comment la morale du Surmoi Social bloque les choses, pour t’empêcher d’être toi-même en tant qu’artiste. En principe, un auteur a le droit d’avoir sa vision du monde. Mais non, au nom d’une idéologie qui impose les choses, dès que tu t’exprimes en ton nom, on te dit non. Comme le dit très bien un proverbe japonais : «Le clou qui dépasse appelle le marteau» ! Moi, je lui disais «Vas-y». En réalité, je ne lui disais rien du tout, je le laissais faire, et il est devenu tout seul un auteur à part entière. Son dernier album Blessure d’amour propre, c’est un vrai travail d’écrivain et d’artiste. Salut, les féministes, et merci pour le poisson !

MR C’est amusant de te voir citer Veyron comme exemple de bon travail face à la pornographie, il a quand même publié L’Amour propre…

NM «… ne le reste jamais longtemps» (rires). Non mais arrêtez ! Je rêve ! Qu’est-ce que vous me racontez là ? Ça n’a rien à voir ! Ce que Martin Veyron a dessiné et écrit, et ce qu’il n’arrête pas de nous décrire et d’écrire, c’est la relation «homme-femme» dans notre siècle, et ce n’est pas de la pornographie, c’est de l’humour. Quand Marcel faisait des trucs avec des bites partout, c’était drôle ! On se marrait ! Mais après, c’est devenu plus drôle du tout ! C’est devenu sérieux, très sérieux. Et là, quand c’est plus drôle, c’est grave. On devrait méditer cette formule : «Quand c’est grave, c’est pas drôle ; quand c’est pas drôle, c’est grave». À graver dans le marbre.

MR Tu as beau dire que tu n’aime pas diriger une équipe tu as quand même, ensuite, pris les rênes de Charlie Mensuel.

NM C’est vrai, au fil du temps, j’étais devenu une sorte de moteur comme on dit. Mais mon but n’était pas de créer une entreprise pour fabriquer un objet, le vendre, se faire du pognon avec et le revendre après. Mon but, c’était de prouver que la bande dessinée, ce n’était pas que du divertissement pour enfants ou débiles mentaux. Et créer un espace de liberté pour la création d’une bande dessinée adulte. On a reconnu que je savais faire ça, c’est du moins ce que je crois, quand on m’a proposé Charlie Mensuel, chez Dargaud.

MR J’aimerai m’arrêter sur le Concombre car c’est un personnage assez inédit dans la Bande Dessinée. Né dans Vaillant, il est passé par Pilote, a migré vers L’Écho des savanes et s’est même retrouvé brièvement pour des gags politique dans (À suivre…) avant de se poursuivre dans Spirou ! C’est un itinéraire très étonnant mêlant des revues aux publics très différents.

NM C’est très simple, c’est juste que le Concombre, c’est moi ! Et je change tout le temps, comme tout le monde. Chaque fois que je changeais, je changeais aussi de support de presse, logiquement, et il repartait pour d’autres histoires où il était complètement différent. Il y a même une histoire qui s’appelle «Le Concombre tel qu’en lui-même toujours il change». Dans L’Écho il changeait en plus parce qu’avec mon analyse, ma perception du monde changeait.
Il y a plein de choses qui ont changé en moi au moment où j’ai fait L’Écho. Par exemple, j’ai abandonné ma passion pour la politique et mes convictions d’«être de gauche». Je ne suis pas devenu de droite pour autant. J’ai juste appris à essayer de penser par moi même plutôt que sous la sécurité d’une bannière, avec une pensée «prêt à porter», en vente dans tous les rayons de la Société dite «Libérale». Au lieu de lire Libération, je lisais Platon ; on a même fait un numéro de l’Écho sur ce sujet, en partant d’une lecture du livre : De la servitude volontaire, de la Boétie, le copain de Montaigne. Pendant que je lisais La Dialectique du maître et de l’esclave, dans Kojève, je la voyais s’effectuer sous mes yeux. Sous mes yeux, à L’Écho même.

MR Dans les années 80 il y a un creux dans ta production, tu reste rédacteur en chef de revue mais tu ne dessines plus ?

NM Non mais c’est qu’avant, à L’Écho, j’ai publié un album, Les Minuscules, vente : 3 000 exemplaires. J’ai publié un autre album, Le Retour du refoulé, un gros album, plein de bande dessinée : 3 000 lecteurs. Ça m’a découragé. Je me suis dit : ce n’est pas la peine de publier mes albums, basta. Je fais mon Concombre dans L’Écho, mais plus d’albums, ce n’est pas la peine. Et le Concombre n’a plus existé, parce que dans le marché, pour exister, il faut vendre des albums. On vit dans une société où tout est devenu marchandise, et si vous n’avez pas de marchandise à vendre, vous n’existez plus. J’ai même pensé à arrêter de faire de la bande dessinée et je me suis dit «Qu’est-ce que je sais faire ?», je sais diriger une revue, tout en sachant que diriger une revue comme je le voulais n’était pas possible. Alors, que faire ? Il fallait bien que je trouve un moyen pour gagner ma croûte.
Et un jour, je reçois un coup de fil de Greg qui me dit que Dargaud a racheté Charlie Mensuel et qu’il a pensé à moi pour le diriger. Mais c’était une coquille vide. Ils pensaient qu’en rachetant le titre, ils auraient les auteurs avec. Mais non ! Bernier ne les a pas laissé partir. Voilà un bel exemple de l’imposture de la posture dite «de gauche». Charlie Hebdo est censé être un journal de gauche, qui plus est «anarchiste et libertaire» ! Et pourtant, dans les faits, Cavanna et Choron ont toujours imposé aux dessinateurs de choisir. Il était absolument interdit de travailler à Pilote. C’est incroyable ! En fait, ils sont contre la liberté de leurs dessinateurs. Ça se croit libertaire, mais en fait, c’est stalinien. C’est une imposture. Et on n’explique pas à Staline qu’il est stalinien.
Il y a eu une période où tous ces dessinateurs au talent inouï, Cabu, Gébé, Fred, Reiser, étaient là avec nous à Pilote, et Goscinny en était très content, et on était tous très content de les avoir avec nous, dans les «Actualités». Mais un jour, Cavanna a dit non ! on rentre au bercail ! C’est quoi ça ? Hé bien, comme le disait si bien Antonin Artaud, dans Héliogabale ou l’Anarchiste couronné : «Derrière l’anarchiste, se cache le tyran». Mais qui veut le voir ? Personne. Malgré le diktat, Fred est resté avec nous. Que grâce lui soit rendue.

Donc Greg m’appelle et me dit : «On veut que ce journal ait une âme, et on pense que toi tu peux lui en donner une.» J’ai essayé de le faire, mais je me suis vite aperçu que c’était une mission impossible. Je travaillais à l’époque pour la pub. C’est là que j’ai connu Alain Beaulet, qui depuis est devenu éditeur. C’est un super éditeur, et je viens de faire un livre pour lui# ! À l’époque, je faisais des pubs pour Saupiquet, le thon aux aromates, etc. — et avec Alain, on a fait ensemble un album de bande dessinée : Le chef vous salue bien, un super album !
Mais revenons à nos moutons. Alors que je regarde les bandes dessinées de Charlie Mensuel, je ne vois là que du «trash», du pseudo «underground», du vomi partout, pas intéressant du tout, juste dégueulasse. Tout ce que je ne voulais pas dans l’Écho se trouvait là ! Ça ne se vendait d’ailleurs plus qu’à 12 000 exemplaires. Même les lecteurs n’en voulaient pas. Alors j’ai dit aux dessinateurs : «J’en veux plus. Ce que je veux, c’est de la vraie bande dessinée : donnez-moi du rêve et de l’aventure. Racontez-moi des belles histoires d’aventure et d’action : Tintin ou Les aventuriers de l’arche perdue. Et de l’humour. J’ai failli me faire lyncher.
J’ai acheté de mes propres deniers des affiches de tout un tas de vieux films, que j’ai placardées sur les murs de la rédaction pour illustrer mon éditorial «Le Retour de la grande aventure» avec une photo d’ Errol Flynn. Je ne me posais pas de questions sur Errol Flynn. Cette photo, c’était pour signifier que je voulais publier des bandes dessinées comme les films que j’avais aimés quand j’étais gosse. Est-ce qu’un gosse se préoccupe de connaître les opinions politiques de son héros quand il regarde un film de corsaires ? Et qu’est-ce que j’ai récolté ? Un article lamentable de Delfeil de Ton dans le Nouvel Obs pour dire quelque chose comme ça, je résume : «Errol Flynn nazillon = Mandryka nazillon». Sans s’apercevoir qu’il se posait comme procureur, juge et partie, et en me faisant là un procès typiquement stalinien, c’était lui le nazillon. Je n’ai rien répondu.

MR C’est étonnant de te voir réclamer le classicisme. Je me souviens d’une couverture fameuse de L’Écho «La Nouvelle Bédé c’est dans L’Écho qu’elle est !», finalement plusieurs années après tu préfères revenir à des «fondamentaux».

NM Pas du tout ! J‘ai toujours été pour ce que tu appelles «les fondamentaux». Et que moi, j’appelle du classique. La nouvelle bande dessinée, c’était juste un slogan. Dans l’Echo, il y avait Veyron, Pétillon, j’en passe et des meilleurs. C’était de la bande dessinée d’auteurs. Et c’est ça que j’appelle des classiques. Ils seront reconnus comme des classiques. Comme Edgard P. Jacobs, comme Hergé, comme Herriman pour Krazy Kat. Mais là, dans ce torchon qui ne choquait nullement semble-t-il Delfeil de Ton, ce n’était pas de la nouvelle bande dessinée, c’était juste scato, provoc, et c’était tout simplement : de la merde.
Bon, pourquoi j’ai tenté l’expérience Charlie Mensuel ? Parce que je me suis dit : à L’Écho on bricolait trop, c’était pas sérieux. Mais Dargaud c’est une vraie boîte qui a une vraie organisation des choses, et je me suis dit que j’allais pouvoir faire un vrai journal. Alors avec Philippe Mellot, qui était mon co-rédacteur en chef, on l’a remis sur les rails de la bande dessinée classique, juste pour voir ce que ça donnerait. Et ça a marché. Les premières planches que m’a proposé Moliterni, et je tiens à le signaler, c’était du Loisel et Letendre, et c’était magnifique. Dans le contexte de l’époque, La quête de l’oiseau du temps, c’était du nouveau, ça n’existait pas. Mais c’était beau, bien écrit, bien construit, ça a eu le succès que l’on sait et on en était tous très content.

MR Tu te plais à Charlie Mensuel alors ?

NM Oui, parce que j’ai toujours eu de très bons rapports avec les gens de chez Dargaud, qui m’ont toujours aidé et soutenu, Moliterni, Philippe Mellot, Jean-Marc Thevenet, Guy Vidal, Patrice Caumon, et Georges Dargaud en premier lieu. Mais il y a eu un problème, et que personne ne pouvait résoudre. À cette époque-là, on ne se servait plus des journaux que comme supports de prépublication, comme supports de promotion pour les albums à venir. La logique du marché. J’avais beau dire à Dargaud que c’était une erreur, et qu’on ne fait pas un journal en le remplissant des albums à venir découpés en tranche. Mais il n’y a rien eu à faire. Et c’est comme ça que tous les journaux de bande dessinée ont finalement disparu. De profundis ! Je mets à part Fluide Glacial, qui a su garder le bon cap : ne publier que des histoires complètes.

MR Tu redeviens donc dessinateur ?

NM Par la force des choses ! À chaque réunion éditoriale, Dargaud me disait «C’est pas mal, c’est pas mal… mais ça baisse». On avait commencé à 80 000 et ça baissait constamment. J’ai dit à GD, (on l’appelait GD) : «Écoutez Président, je ne vois pas ce que je peux faire de plus, je ne peux rien faire, arrêtez ce journal et faites plutôt un catalogue — c’est ce qu’ils ont fait après, avec la lettre — mais un journal fait comme ça, il va couler.» Même Moliterni ne voulait pas me croire. Je l’ai revu peu avant sa disparition, et il m’a dit «Tu avais raison». Bon, mais je m’ennuyais dans mon bureau inutile, le journal n’avait pas besoin de moi pour découper des albums en tranches de cake, j’ai donné ma démission et je suis parti. Je ne suis pas revenu à la bande dessinée tout de suite et j’ai commis une nouvelle erreur : travailler pour la pub. Or c’était la fin de la pub dessinée. Avant on utilisait les dessinateurs pour réaliser des choses impossibles à faire en photo, mais quand Photoshop est arrivé, le dessin fait à la main ne servait plus à rien. J’ai appris à peindre en hyperréalisme mais c’était trop tard, c’était terminé.
Ensuite, j’ai repris la bande dessinée parce que Claude Gendrot, qui venait de rentrer chez Dupuis, m’a proposé de reprendre le Concombre. Je lui ai dit que ça ne servirait à rien, vu que ça ne se vendait pas, mais il voulait absolument l’éditer. On a fait quatre albums, mais c’était toujours pareil : 3 000 exemplaires à chaque fois. J’en ai eu marre alors j’ai dit à Claude : «On laisse tomber». J’ai essayé de faire des films en vidéo avec des copains avec les nouvelles caméras numériques, mais ça n’a rien donné.

MR Mais tout de même la reconnaissance elle existe, là on est au début des années 90 et en 1994 tu reçois le Grand Prix de la ville d’Angoulême.

NM Oui, quand j’ai reçu ça, je me suis dit «Ah bon ? Quand même ? J’existe ?», Ce sont mes pairs, et ils me reconnaissent. C’est essentiel, bien sûr. Mais ça ne rend pas mes livres commerciaux pour autant. Je n’ai pas vendu un album de plus. Mais ça m’a redonné du courage pour continuer.
Juste à ce moment-là sont apparus sur le marché les Apple G4. Je me suis rendu compte que je n’avais plus besoin ni d’éditeur, ni d’imprimeur, ni de distributeur pour faire une bande dessinée et la montrer. Il me suffisait de monter un site. Ce que j’ai appris à faire en 2003. Je me suis dit que mes 3 000 lecteurs sauraient bien le trouver.

MR Je voulais en parler car c’est assez exceptionnel. Tu lances ton site en 1998, c’est bien avant la vague des blogs et de la publication en ligne, et tu publies dessus de nombreux dessins, des vieilles planches ainsi que de nouveaux récits inédits.

NM Mais oui, trouver un éditeur quand on n’est pas commercial, c’est difficile. Un éditeur ne va pas investir de l’argent sur toi rien que pour le perdre. C’est normal. Mais sur internet, ça ne coûte rien à personne, juste le temps de le faire. Pas besoin de diffuseur, ça se diffuse tout seul. Et le lecteur voit ce qu’il veut quand il veut. Je venais d’avoir une exposition à Genève et ça a bien marché. À peu près 300 personnes sont venues voir mes planches et je me suis dit : «Bon, si ce que je fais peut intéresser 300 personnes, pourquoi pas le montrer sur Internet ?». Et je me suis mis à dessiner Le Bain de minuit, que j’ai mis sur le site, intégralement, image par image. Et ô surprise, ça a plu ! Merci Internet !

MR Mais Le Bain de Minuit a finalement été édité par Dargaud.

NM Oui, pour une éventuelle publication sur papier, j’en ai parlé d’abord avec Brétecher, qui s’auto-édite depuis des années. J’ai été en contact avec son imprimeur. Mais Dargaud a voulu l’éditer, alors… En 2005, ils ont sorti une intégrale de tous les albums parus chez eux depuis le début, qui contient tous les récits parus dans Pilote. Ce travail de réédition s’est continué par la publication de ce que je faisais aujourd’hui. On en a fait deux albums déjà, et c’est bien comme ça. L’intégrale a obtenu un prix à Angoulême, celui du patrimoine. J’en suis très content.

MR Tu le vis comme ça toi le prix, en tant que jury ?

NM Le prix d’Angoulème ? Je ne sais pas, je n’aime pas trop faire ce genre de choses. Je ne peux pas lire pas toutes les bandes dessinées qui sortent ; il y en a trop. Alors, comment chosir ? Le dernier que j’ai proposé et qui a eu le prix, et j’en suis très fier, c’est Zep. On le connait tous, une telle carrière à son âge, c’est vraiment un très grand auteur. Et en plus c’est un auteur très grand public. C’est bien, je trouve, qu’on lui ait donné le Grand Prix.

MR Pour conclure ce long entretien, sur quels projets travailles-tu en ce moment ?

NM Toujours le Concombre. J’ai bien aimé faire ce petit récit pour Alain Beaulet,[1] j’aimerais bien en faire d’autres, plusieurs autres, peut-être pour illustrer les concepts du Tao avec le Concombre. C’est une idée qui me trotte dans la tête depuis longtemps mais il n’y avait plus de revues de bande dessinée, alors c’était impubliable. Mais maintenant ça pourrait sortir en petits livres chez Alain Beaulet. Et puis après, dans un gros recueil chez Dargaud, peut-être. L’idée est séduisante. On verra ça plus tard.

[Entretien réalisé à Paris en décembre 2010.]

Notes

  1. Du barouf dans le potage !, éd Alain Beaulet, coll. «Les Petits carnets», 2010.
Site officiel de Nikita Mandryka
Entretien par en juillet 2011