Pascal Rabaté

par &

La Poésie Sociale.

Il est de ces dessinateurs de bandes qui un jour, tombent dans le cinéma. Mais son univers narratif ne change pas, concentré sur une province sans grande ambition touristique et des gens qui n’intéressent traditionnellement ni les élus, ni les médias. Désir affirmé d’évoquer un prolétariat en voie de disparition, de faire trace, en privilégiant toutefois «l’aspect poétique des choses». Et de Cavaliers faciles à Ni à vendre ni à louer, de plus en plus, décidément, l’envie de pellicule.

Pascal Rabaté L’idée des Petits Ruisseaux m’est venue en réaction à la dictature du jeunisme. On nous rabâche que la société française est en train de vieillir mais il n’y a que des mannequins jeunes et beaux affichés sur les murs. Et puis j’avais 45 ans quand s’est élaboré le projet. 25 ans plus tôt j’arrivais aux Beaux Arts, et par un effet miroir je me suis vu 25 ans plus tard, septuagénaire, quand les premiers punks entreront en maison de retraite. Quel genre de bordel ça va foutre, est-ce qu’ils seront encore punks ? J’ai commencé à broder une histoire sur un petit vieux qui vivait seul et tentait de faire des rencontres par internet. L’idée d’internet m’est vite passée, j’ai rencontré des gens qui travaillaient en gérontologie dans les hôpitaux, je me suis aussi aperçu qu’on pouvait vivre des histoires d’amour en maison de retraite, plus ou moins dramatiques — je pense au reportage avec ces infirmières alertant la famille parce que le père ou le grand-père avait une aventure avec une mamie et du coup, on séparait les vieux en les changeant de maison. Le sujet m’intriguait donc, il y avait une carence manifeste… Ajoutons que j’ai une passion pour les voitures sans permis. Dessiner ce véhicule, ça signifie déjà que le propriétaire est en état d’échec : soit il s’est fait sucrer tous ses points, soit il n’a jamais réussi à passer le permis, soit il n’a pas les moyens d’acheter une bagnole. La France qui perd m’a toujours plus intéressé que celle qui gagne.

Pourquoi ce désir du passage à l’écran ?

PR L’envie de faire du cinéma n’est pas récente, j’y avais déjà touché aux Beaux Arts. Depuis une quinzaine d’années, selon les fonds dont je dispose, j’autofinance mes films. Avec Angelo Zamparutti[1] on a fait avec un premier court en 95, un deuxième en 98 ou 2000, on s’est aussi essayé au reportage. En 2006, au moment où je dessinais Les Petits Ruisseaux — vision un peu solaire de la campagne angevine –, j’ai parallèlement réalisé un moyen métrage intitulé Cavaliers faciles, une version plus sombre de l’histoire. «Ils rêvent de traverser les Etats Unis d’Est en Ouest sur une Harley Davidson, mais chômeurs et alcooliques, ils devront se contenter de traverser le Maine et Loire en mobylette et voiture sans permis». Un faux remake d’Easy rider. Ils vont de camping en camping, de fête du boudin en foire à la brouette, une fiction ancrée dans des événements réels. Ce film a circulé un peu… Il a surtout circulé dans le festival de Groland. Tout ça pour dire que trois semaines après la sortie des Petits Ruisseaux en librairie, Gallimard m’appelle parce qu’un réalisateur souhaite l’adapter au cinéma, Bernard Rapp, mais il meurt dans l’été. En septembre, je rencontre deux producteurs qui ont eux aussi manifesté leur intérêt, et je donne mon aval pour l’adaptation à condition d’être à l’écriture. Au final, après avoir vu le DVD de Cavaliers faciles que je lui ai glissé et bien qu’il le trouve «un peu grunge», un des deux producteurs me propose la réalisation. Je lui dis : «ben écoute faut que je réfléchisse — oui».

Et les acteurs ?

PR L’avantage avec ce genre de sujets, c’est qu’il n’y en a pas tant que ça (rires). Le bouquin a énormément débroussaillé, c’est une chance. Les actrices que j’ai rencontrées se sont vite rendues compte de l’enjeu, davantage que les acteurs. Quand j’ai envoyé le scénario à Hélène Vincent, elle m’a appelé très vite en me disant : «j’adore ton scénario, j’ai beaucoup aimé la bande dessinée, je suis contente de l’avoir lue parce que je sais comment tu vas traiter le sujet, mais ça va être très dur pour moi de poser nue parce que je n’assume pas forcément toutes mes rides. Mais si je ne suis pas prête à me dénuder un minimum, ce n’est pas la peine de tourner ton machin». Les actrices étaient conscientes qu’il n’était pas seulement question de ce type et de son histoire d’amour, mais aussi du fait que le corps peut être beau à soixante-dix ans, comme à cinquante ou vingt ans. Et ce n’est pas parce qu’on ne le montre pas habituellement qu’on doit ignorer ce corps. Je ne voulais pas montrer la scène d’amour entre Léna et le vieux parce que cette image fait partie du fantasme commun, il y a un aspect libidineux que je n’assume pas. J’ai préféré tourner la scène au moment où Émile rencontre la personne avec qui il souhaite continuer sa vie. Hélène Vincent m’a dit que si elle acceptait le rôle, c’était aussi pour dire qu’à 70 ans elle avait encore des envies, qu’elle n’était pas qu’une mamie à confitures.

Qu’éprouve l’auteur à l’incarnation de ses personnages ? Dans le livre, les gestes et propos suivent docilement la plume du dessinateur. Mais comment vit-on le fait que des acteurs s’emparent de figures figées pour les interpréter ?

PR Quand je dessine, je cherche toujours l’accident. C’est ce qui m’intéresse : faire entrer le hasard. Le récit des Petits Ruisseaux a largement été improvisé, je ne l’avais pas prédécoupé à l’avance. Jusqu’à une certaine partie de l’album, j’envisageais qu’Émile retourne à Angers pour sortir avec Lucie. Et puis après le passage de la communauté je me suis dit non, elle est chiante avec ses patins (rires), et puis ce n’est pas comme ça que se passe dans la vie ; on drague une fille mais on finit par sortir avec la voisine. Émile redécouvre l’instant et les hasards de la vie. Moi je suis terrorisé par les habitudes, les rituels ; je me refuse à me projeter dans l’avenir à plus de deux trois mois. Pour l’adaptation, par contre, le scénario était méchamment dans les clous, mais j’ai rajouté des scènes musicales et de danse qui ne se prêtaient pas à la bande dessinée. J’angoissais mais j’étais excité à l’idée que le bébé m’échappe. Je ne savais pas à quoi m’attendre avant le film et les choses se sont déroulées autrement…
Dans mes travaux, que ce soit pour Ibicus, Les pieds dedans ou autres, il est toujours question de survie et d’adaptation. J’aime bien m’adapter, trouver des solutions. La version finale de Ni à vendre ni à louer, le dernier film qu’on a tourné, ne correspond pas à ce que j’avais écrit initialement et c’est magnifique. J’attends les propositions des acteurs, les apports des différents corps de métier, les décors qui tout à coup font surgir quelque chose, après il faut gérer l’accident, organiser tout ça, c’est ce qui m’amuse.
Dans Les Petits Ruisseaux j’avais prévu de faire la scène de bal dans une salle omnisports pour jouer avec les marquages au sol, mais quelques jours avant le second assistant m’invite à aller voir un autre endroit dont il a entendu parler. 1000m² de parquet sous une tente énorme, des dauphins, des fresques très étranges, un ancien parc d’attractions. La réalité est parfois plus belle que l’imaginaire. C’est ce que je défends aussi, j’essaie de m’interdire d’imaginer pour garder toutes les portes ouvertes. Du coup on y a fait danser ces petites dames, il y avait une espèce de générosité dans ces personnes, on ne les avait pas prévenues qu’elles allaient danser sur du funk, il y a eu un petit coup de magie. Je le cherche en dessin, on l’a plus facilement parce qu’on travaille seul, on encre et on découvre que le corps est un peu tordu, il n’est pas réaliste mais il faut l’accepter parce que quelque chose s’en dégage, il y a une puissance. Au cinéma il faut canaliser tout ça.

Dans vos récits les dialogues tombent souvent très juste. Ce que vous dites sur l’accident suggère qu’il est important pour vous que les situations et le déroulé du récit entraînent les dialogues, et non le contraire.

PR Le dialogue est pour moi fondamental, je peux y rester des heures, la couleur des mots, la couleur des phrases… Mes parents étaient commerçants et j’ai appris à écouter, je me suis fait comme ça des dicos d’expressions. En bande dessinée ou au cinéma, il y a beaucoup de mauvais Audiard qui font de la prose sur les cons et les chefs d’escadrille. Ça ne me parle pas parce que ça reste artificiel. Le plus important, avec le fond, c’est quand la poésie apparaît. Ma mère est un très bon dictionnaire, du côté de Loches il y a des expressions magnifiques… Pour parler d’un pauvre d’esprit elle dit : «il dormirait dans l’église il volerait pas l’esprit sain»… On est dans l’abstraction… Audiard était un excellent dialoguiste mais il y eu tout une kyrielle de suiveurs avec des expressions trop ciselées, sans marées basses, il n’y a plus la verdeur des choses. J’ai planté un ordinateur où j’avais commencé à noter toutes les expressions que je chopais dans la rue et les cafés…

Ce que fait Gourio.

PR Ses brèves de comptoir sont à pisser de rire, c’est justement bien foutu parce que la poésie se dégage des choses. Une fois, au comptoir d’un bar, la femme d’un type qui attendait en face de moi avec un gamin dans un berceau arrive et lui demande : «il dort depuis combien de temps ?». L’autre lui répond : «depuis deux bières» ! Ce type avait transformé la bière en unité de temps ! Quand j’écris, un de mes plaisirs est justement de glisser ces expressions en faisant en sorte que ce ne soit pas un effet de manche. Mais pour l’adaptation des Petits Ruisseaux, je me suis aperçu que je m’intéressais moins au verbe, aux mots, beaucoup plus aux silences. Le silence m’attire au cinéma parce qu’il n’existe pas en bande dessinée.

Il y a pourtant des séances de pêche, dans Les Petits Ruisseaux, qui installent le silence sur la durée…

PR Oui mais en bande dessinée, c’est le lecteur qui installe le silence, qui choisit. C’est la force du support. On dialogue avec le lecteur, les séparations entre les cases apportent de la liberté, il y a beaucoup de hors-champs… Au cinéma, il y en a de moins en moins. Quand vous travaillez sur une bande dessinée ou un roman, que vous soumettez un découpage ou un story-board à un éditeur, quelqu’un qui s’y connaît un peu va se projeter très vite, en analysant et visualisant ce que ça va donner. Au cinéma ce n’est pas possible. Je l’ai subi il y a quelques mois avec Ni à vendre ni à louer. Le film se veut burlesque, il est sans dialogue — on revient à cet intérêt pour les silences. On a réalisé un premier montage qu’on a soumis à une quarantaine de personnes : les gens sont sortis de là affligés. La sauce n’avait pas pris. Deux mois plus tard, on présentait aux mêmes spectateurs une version remontée du film, et cette fois-ci l’enthousiasme était général. Parce qu’un film est plus proche d’une partition musicale que d’un roman ou d’une bande dessinée. Si on n’a pas le rythme, les pic, les creux, ça ne fonctionne pas. C’est aussi pour ça que je m’amuse beaucoup en ce moment avec le cinéma. À l’écriture le monteur peut me dire de façon très pertinente : «cette scène-là, on va la reprendre et la mettre ici», même si ce n’est pas du tout comme ça que je l’avais prévu… Tout ça pour dire que les deux supports sont vraiment des faux amis.

Dans ce nouveau film, vous restez ancré en province et dans une forme de réalisme social ?

PR Réalisme non, social oui. Je veux éviter le naturalisme, il m’emmerde. C’est la poésie qui m’a toujours intéressé, ce qui se dégage des choses. Mike Leigh fait surjouer ses acteurs et dès le premier plan on sait qu’on n’est pas dans la réalité. Mais ce parti pris n’empêche pas le fond. La manière de raconter décale un peu le propos, on installe une distance. Dans les tics verbaux insupportables du moment, il y a le mot empathie. «Faut être en empathie», ça ne veut rien dire. Je ne fais pas des films ou des bandes dessinées pour que les spectateurs ou les lecteurs s’identifient aux personnages. On raconte une histoire, les gens prennent ou non. Il y a vraiment une dictature de la larme, de l’émotion primaire. Pour Les Petits Ruisseaux, je voulais une musique à la Don Ellis[2] . Les vieux qui vivent à la campagne n’aiment pas forcément le Petit vin blanc, Marcel Amont ou de l’accordéon. Ils écoutaient du jazz ou du yéyé dans les années soixante, comme les autres. Ce film est quand même une ode à la vie, je ne voulais pas d’une musique illustrative, je voulais que ce soit un voyage. Au pré-montage, un des deux producteurs s’est levé en disant : «Daniel, tu es mûr pour un César. Pascal, il faut changer la musique». Après il me dit que je suis trop pudique, et qu’il ne faut pas que j’hésite à sortir les violons, par exemple dans la scène où Prevost regarde le portrait de sa femme. J’ai quand même réussi à imposer mon point de vue, on n’a pas eu les droits pour Don Ellis mais le funk est resté, je voulais que ça dépote !
Pour revenir au réalisme social, à propos de Ni à vendre ni à louer, je ne pouvais pas faire un film flonflon et Barbapapa dans notre société de crise. Le Petit rien tout neuf avec un ventre jaune, que j’avais écrit juste avant, dresse le portrait d’une société en dépression, or on est toujours dans le même état. Sarkozy nous a pondu une société de merde avec régression sociale à fond les gamelles, il est important pour moi que ça passe à l’image. Premier plan, la voiturette roule devant la raffinerie de Donges avec des slogans «personnel en grève». Par rapport à l’écriture initiale, j’ai fait ajouter des panneaux «à vendre» un peu partout. C’est vrai que les derniers plans sont très ancrés dans la réalité… Il y a des baraques à vendre partout sur la côte. Donc oui, le côté social, il faut qu’il soit là. Je suis issu du prolétariat dont on est en train de voir la fin et j’ai toujours envie de faire trace. Et puis, cette beauté dans le paysage industriel… Je veux continuer de travailler sur Donges, cette ville qui est en train de crever. Il y a des images extrêmement fortes qui ne nécessitent aucun commentaire. La moitié des bâtiments de l’école de Donges ont leurs fenêtres et portes murées… Ils les murent au fur et à mesure qu’ils ferment les classes. Une ville construite dans l’après guerre avec des allées rectilignes ; au bout de chaque rue vous avez une citerne de gaz ou d’essence, la raffinerie pas loin. Moi je trouve ça magnifique, j’étais aux anges là dedans, la beauté des usines me parle. J’ai envie de parler de cette réalité-là, mais pas sortir les flonflons. Le réalisme à proprement parler, ou le vérisme, ne m’intéressent pas. Je veux voir émerger la poésie et créer une distance par rapport au réel. Sur le film on a par exemple évité le son direct, en évacuant tout ce qui pollue le propos. Peu importe qu’on entende le bruit du diesel même si c’est une voiture diesel qui roule à l’écran.

Après Ni à vendre ni à louer, revenez-vous à la bande dessinée ?

PR L’avantage de jongler entre les deux supports, c’est que je cerne ce qui peut coller plutôt à l’un ou à l’autre. Là, j’ai un autre projet de long métrage. Un représentant de traitement de charpentes, par amour pour sa fille, accepte de participer à Intervilles. C’est une comédie dramatique encore ancrée en province. Le problème du cinéma français est qu’il est focalisé sur Paris. Quand on parle du quart monde, de ce qui reste du prolétariat, on est trop souvent dans le mépris ou le misérabilisme, et ce regard-là ne me plaît pas. C’est la question que je m’étais posée quand j’avais fait les Pieds dedans, où je voulais justement parler du quart monde mais n’avais pas envie de faire sortir les mouchoirs. Du coup je suis peut-être allé trop loin parce que j’ai fait une comédie dans la lignée d’Affreux, sales et méchants que certains ne supportent pas parce qu’on traite les gens comme des animaux… Mais quand les gens sont en état de survie ils sont en état de survie. Après, il faut aller au delà des apparences et du verbe. J’aime parler de ces catégories sociales complètement ignorées par les médias, si ce n’est à travers le prisme du misérabilisme.

[Entretien réalisé le 2 avril 2011, dans le cadre des 18èmes Rencontres de la bande dessinée et de l’illustration de Bastia.]

Notes

  1. Chef décorateur des Petits Ruisseaux.
  2. Compositeur de la bande originale de French Connection.
Entretien par & en juin 2011