Ressac

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Le risque des œuvres oubapiennes est de donner la primeur à l’exercice de style, au détriment du récit. Plus les contraintes sont strictes, plus l’auteur risque de s’embourber dans une démonstration virtuose mais stérile. Dans Ressac, Juhyun Choi et LL de Mars échappent à ce travers.

Le ressac, contrainte à laquelle ils se soumettent et qui donne son titre à l’œuvre, a été inventé par Alex Baladi (voir illustration). Ce principe permet d’introduire dans la planche l’histoire qui va être développée sur la page suivante. Le lecteur peut facilement isoler et donc identifier les cases qui constitueront cette planche à venir. Pourtant, leur signification pleine ne se dévoile que progressivement — après leur première apparition, les cases deviennent un strip, avant d’être réintégrées dans une planche contenant le nouveau strip à venir, alors déconstruit avant d’apparaitre dans son individualité. Chaque strip est porteur d’un sens potentiel qui n’est révélé qu’au contact d’un nouveau contexte. Les premiers strips jouent le rôle de la vague, qui dans le mouvement de retour sur elle-même (ressac) agglomère de nouveaux éléments, eux-mêmes rejetés sur la planche qui dans le reflux rapporte de nouvelles cases et ainsi de suite. L’histoire se déploie au fur-et-à mesure que le lecteur tourne les pages.

Sur le plan formel, Ressac constitue un très bel ouvrage. Sur la page de gauche, on retrouve le strip de départ (trois cases pour Juhyun Choi, quatre pour LL de Mars) et sur celle de droite les sept cases emboîtées, sur un gaufrier de neuf cases, la première et la dernière restant toutes deux blanches. Au fil de l’ouvrage, on voit les cases se répéter d’une planche à l’autre, puis se succéder. Une fois la lecture terminée, on est tenté de feuilleter à nouveau le livre pour le redécouvrir.

Si le principe est séduisant, l’exercice auquel se livrent Juhyun Choi et LL de Mars est-il à la hauteur ? Notons d’abord que rien ne semble rapprocher les deux auteurs, chacun ayant su développer au fil de sa carrière une forte personnalité. Mais l’alchimie fonctionne à plein. Graphiquement, les deux univers parviennent à communiquer et parfois à se fondre l’un dans l’autre. Juhyun Choi et LL de Mars exploitent tous deux les obsessions que l’on retrouve dans leurs œuvres respectives : persécutions, état de sièges, violences physiques chez la première ; symboles religieux, décomposition graphique du corps chez le second. L’absence de texte renforce le caractère gigogne des cases. La contrainte de Baladi facilite le déploiement du récit et l’emboîtement de ces deux mondes. Les vagues qui précèdent le ressac permettent aux auteurs d’enrouler leur œuvre sur elle-même, alors que l’ajout de nouvelles cases vient donner un effet de miroir à ces mouvements. La virtuosité se fait discrète et finit par s’effacer pour mieux exprimer l’imaginaire partagé des auteurs.

A la fin de l’exercice, Juhyun Choi et LL de Mars ont une nouvelle fois l’intelligence de suggérer plutôt que démontrer. Les derniers strips laissent supposer un éternel recommencement : l’ajout du premier strip après le dernier du livre serait une conclusion logique. Mais la possibilité de cette boucle reste sous-entendue. Le lecteur est libre d’imaginer un recommencement identique, une suite différente… ou une combinaison des deux. Et le livre de se conclure sur l’explication de la contrainte de Baladi — preuve que Ressac doit être lu d’abord comme une belle œuvre écrite à quatre mains, qui en plus constitue un exercice oubapien.

Autant d’éléments qui font de Ressac un livre original qui interroge de manière poétique la place de la séquence, de la répétition et de la case dans la bande dessinée.

Site officiel de L.L. de Mars
Site officiel de Tanibis
Chroniqué par en juin 2013