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Toutes les mers par temps calme

de

« Et pendant ce temps, songea-t-il, notre monde se désagrège, se replie sur lui-même, en ramenant à la surface des phases de réalités anciennes. » — Ubik, Philip K. Dick

En 1947 Thor Heyerdahl, anthropologue, archéologue et navigateur norvégien, accomplit en radeau la traversée du Pacifique entre le Pérou et les îles polynésiennes. Le radeau, baptisé Kon-Tiki (nom du dieu du soleil chez les Incas), est fait de cordes et de rondins de balsa pour correspondre aux embarcations traditionnelles précolombiennes. L’objectif de l’entreprise est de prouver que la traversée était possible à l’époque précolombienne et ainsi valider la théorie de Thor Heyerdhal concernant le peuplement de l’Océanie.
Le voyage dure 101 jours et s’achève avec succès sur les côtes de l’archipel des Tuamotu. Cette expédition parfaitement folle ne prouve évidemment pas la théorie d’Heyerdhal mais elle démontre que oui, en effet, c’est une possibilité.

L’histoire de cet exploit a fortement marqué Alex Chauvel. Dans son livre Toutes les mers par temps calme, le lecteur suit le voyage d’un petit navire volant. Le livre est un leporello, un livre accordéon : chaque page correspond à une page de bande dessinée (sans texte) et le périple se lit soit page à page, soit en le déployant pour former une longue fresque (4,5 mètres).
Au milieu de chaque image est dessiné le navire-personnage et c’est son environnement qui se transforme au gré de la lecture. Visuellement, la première impression évoque les estampes et vieilles cartes japonaises jusqu’à leur réactualisation dans les RPG japonais.
Le récit débute par l’émergence du navire d’une mer de nuages, il navigue ensuite aux abords d’îles peuplées de civilisations inconnues. L’architecture, la culture, la faune, la flore sont décrites par des pictogrammes insérés dans des bulles qui bourgeonnent ici et là dans l’image.
Au fur et à mesure, les architectures deviennent plus rudimentaires, des récits mythologiques (notamment l’épisode des sirènes) sont résumés, les peuplements se font progressivement plus épars, la faune et la flore plus présentes. L’expédition se révèle, indice après indice, être un voyage dans le temps.
D’une certaine façon, il s’agit d’une version intensifiée, poussée à l’extrême, de la tentative de Thor Heyerdhal. Là où Heyerdhal a cherché à faire surgir le passé dans le présent en en recréant les conditions techniques, Toutes les mers par temps calme raconte une navigation se déroulant de façon effective à rebours du temps. Si l’épisode des sirènes rappelle l’Odyssée, il n’est pas question d’un retour à la maison mais d’un retour aux temps premiers, aux origines dans le sens le plus cosmologique, un retour à la matrice des choses.

Conséquemment, le bateau traverse l’antiquité, la préhistoire, le temps des titans, jusqu’au début du monde. Au début du monde se trouve une créature à cinq têtes qui souffle des bulles, ces bulles devenant l’espace, la matière du monde. En bande dessinée la bulle figure la parole, donc comme le dit le prologue de l’Évangile selon Saint Jean :
« 1. Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu.
2. Il était au commencement en Dieu.
3. Tout par lui a été fait, et sans lui n’a été fait rien de ce qui existe. »

La dernière image de la bande figure une falaise sans fond qui se perd dans une nouvelle mer de nuages. L’histoire du monde physique a été parcourue dans sa totalité, jusqu’à son extrémité, mais le voyage n’est pas terminé. Le navire ne s’abîme pas dans la mer de nuages, il bascule au verso de la bande, dans son envers. L’exploration va donc se poursuivre dans l’envers du monde, cet envers est peut-être Agartha (le monde sous le monde, terre surnaturelle) ou alors un monde spirituel, symbolique, qui aurait précédé le monde manifesté ou existerait en parallèle[1].
Ce retournement à la fois narratif et physique (le lecteur retourne la bande pour littéralement lire ce qu’il y a derrière) est un moment très puissant de l’œuvre où tous ses éléments se conjuguent et se cristallisent.

Dans cet autre côté, les repères s’évanouissent, le panorama se veut impossible, à la fois archaïque et géométrique. Comme pour le recto, le temps s’y déroule à rebours. Arrive la découverte d’un peuple humanoïde dont la chair semble constituée d’un étrange langage manuscrit. Cette écriture occupe de plus en plus l’espace jusqu’à ce qu’une page de manuscrit en recouvre la totalité. La page se change en fragments, les fragments sont venus avant, ils ont germé pour donner la page entière, c’est en eux qu’est la puissance séminale, créatrice.
À l’origine était le livre, c’est de sa chair que le monde a surgi, ce qui n’est pas sans rappeler le rapport que peut entretenir le judaïsme avec la Torah. D’ailleurs, la page manuscrite a le même look que les pages de la Torah, les fragments, quant à eux, évoquent plutôt le Codex Mani, papyrus narrant la vie de Mani, prophète-peintre et fondateur du manichéisme[2].
Après les fragments il n’y a plus rien, le bateau a achevé son exploration, il est retourné au néant originel et virginal de la page blanche.

Avec Toutes les mers par temps calme, Alex Chauvel nous propose une chronique totale du monde physique et métaphysique. De fait, le projet pourrait se résumer en inversant les termes du titre : tous les temps par mer calme.
À travers cette expédition fabuleuse, autant conceptuelle que visuelle, le langage et l’image sont exposés comme fondements (ou substance) du monde humain (origines de l’appréhension humaine à la fois du physique et du métaphysique, du visible et de l’invisible). Cette vision s’appuie sur un drôle de rapport au langage, rapport où la parole est postérieure à l’écrit, ou du moins sa source secrète serait dans l’écrit. Néanmoins, ce rapport est fécond — et parfaitement logique si l’on considère qu’il est ici question de la création d’une bande dessinée.
Entre le langage et l’image, aucune hiérarchie n’est établie, aucun des termes n’est asservi à l’autre ou antérieur à l’autre : l’ »écriture » des fragments est indéchiffrable et se voit simultanément comme dessin et écriture, image et langage.
C’est à la fois une méditation métaphysique et une méditation sur le médium : la bande dessinée provient de la friction entre le langage et l’image et explore les fluidités possibles entre les deux. L’image peut devenir pictogramme, se rêver un devenir-mot, le mot peut être hiéroglyphe inintelligible autrement que visuellement. Le tracé de la lettre et du dessin éclot de la même main, la bande dessinée expose sa vérité quand elle active et assume cette absence de hiérarchie, cette fluidité.
In fine Toutes les mers par temps calme relate la recherche de son origine, de son temps matriciel par le livre lui-même, origine peuplée d’un ensemble de fragments manuscrits (cases à la fois séparées et solidaires, îles devenant archipel) et puis ils laissent place, bien sûr, à la page blanche.

Notes

  1. La forme du livre évoque une existence parallèle alors que la progression du récit indique plutôt une antériorité au monde de la matière.
  2. Religion syncrétique du IIe siècle issue du zoroastrisme, bouddhisme et surtout christianisme, la vision du monde qu’elle défend constitua par la suite un bon résumé de ce que le dogme chrétien considéra comme hérétique et passible de bûcher, massacre, torture, etc.
Chroniqué par en juin 2016