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Les Pigments sauvages

de

Dans Todd le géant s’est fait voler son slip (The Hoochie Coochie), Alex Chauvel entamait un grand récit picaresque, impressionnant par la taille (1008 pages) mais où rien ne semblait véritablement grave. Son dernier album est moins épais, quoique plus grand et comptant tout de même 280 pages, mais se déplace surtout sur un autre type de récit : c’est désormais une épopée qui nous est présentée, brassant depuis la chute d’une civilisation la reconstruction du peuple des lémures, depuis ses origines jusqu’à son futur à venir. Si le titre hommage à Lévi-Strauss peut paraître une coquetterie, il n’est cependant pas entièrement gratuit, puisqu’il qu’il s’agit bien de comprendre un monde inconnu en se plongeant dans les relations qui le structurent, en observant les croisements et interactions sans interférer, en bon anthropologue.

Amateur d’infiniment petit, de mystères biologiques et d’expérimentations narratives — il est cofondateur des éditions Polystyrène, dont le principe même est d’articuler l’objet livre avec le récit — l’auteur donne ici ce qui est sans doute son œuvre la plus aboutie et la plus solide. Si le trait relativement minimaliste utilisé ici, qui semble aussi bien inspiré des organismes unicellulaires que de Lewis Trondheim et de la cartographie, est à peu près stable depuis plusieurs années, Chauvel réussit un bel équilibre en le mettant en valeur au sein d’envolées graphiques ponctuelles démontrant indéniablement le choix délibéré d’un type de dessin en fonction des chois narratifs. On pense ainsi aux apparitions de Naïa, la déesse ancestrale présente en couverture, qui s’accompagnent toujours de très belles mises en page. Au fil du récit, une intrigue complexe se dévoile, où notre petit peuple de lémures s’imaginant seul face à la barbarie découvre des lémures sauvages mais aussi le lémure premier, chacun charriant une nouvelle mythologie et une explication évidente des règles régissant leurs sociétés. Au cœur de l’action, un trio improbable de lémures parias, nettoyeurs des égouts se transformant peu à peu en dernier espoir de leur peuple. Face à ce destin semblant inéluctable, et guidé par des forces bien plus grandes que ces petits parasites terrestres, des forces conservatrices restent à l’œuvre : Copal l’ancien roi, Natron le moine-guerrier, fidèle de l’ordre établi, et quelques lémures perdu dans un événement trop grand pour le comprendre.

Et puisqu’il faut toujours un peu de drame, une histoire de famille sous-tend tout cela — moins conflictuelles toutefois que Rémus et Romulus ou Caïn et Abel. Ce grand voyage de tous les dangers est aussi ce qui doit permettre les retrouvailles de deux frères que le destin a opposé : Héliodore, transfuge de classe devenu général et bras-droit (du moins le pensait-il) du nouveau roi et Pyrite, ancien chef rebelle. Une épopée donc, sans nul doute, quand bien même les personnages y seraient minuscules.

Au fil des pages, le livre recèle de nombreux jeux de construction, s’ajustant au rythme de l’action et des manières dont les lignes narratives se rencontrent, jonglant avec jusqu’à quatre groupes qui se cherchent et se croisent, en plus d’une autre ligne temporelle. Cependant, là où des productions plus anciennes de Chauvel avaient pu être par trop démonstratives, multipliant les chemins narratifs jusqu’à pouvoir perdre le lecteur — c’était le reproche que je ferai aux Aventures de la vie, bande dessinée numérique à chemins multiples publiée chez Hécatombe en 2019 — ici toutes font sens. L’auteur alterne des gaufriers classiques avec des lignes à lire, assez naturellement, sur deux pages, en passant par de grandes illustrations où l’action se déroule en parallèle dans divers coins de la page. Une véritable prouesse qui témoigne de la maturité narrative déployée, recourant à un arsenal de possibles qui ne rechigne pas à embrasser la sobriété. Une symbiose du meilleur de ses précédents livres, terme logique pour un ouvrage où cet acte biologique a une véritable importance, et qui marque un vrai palier dans une œuvre encore jeune.

Site officiel de The Hoochie Coochie
Chroniqué par en septembre 2023

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