7e étage

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7e étage, c’est l’étage d’où Åsa a voulu se jeter, prisonnière de l’enfermement psychologique auquel la condamne son petit ami violent. Åsa Grennvall raconte son histoire, celle d’une jeune fille encore adolescente qui quitte la maison paternelle pour faire ses études en art et qui rencontre Nils, un jeune homme plein de charme auquel personne ne résiste. Elle décrit d’abord son bonheur lorsqu’ils entament une relation amoureuse. Mais très vite, Nils la fait douter d’elle-même par des remarques insidieuses sur son apparence et sur son comportement, remarques qui deviennent des ordres puis des coups. L’auteur raconte comment la violence vient se glisser dans le quotidien et comment un homme entreprend lentement d’anéantir l’identité de sa compagne. Lorsqu’il avale puis recrache un bout de sa peau, elle le quitte et commence péniblement à se reconstruire.

Cet album soutenu par Amnesty International rejoint la cohorte de bandes dessinées témoignage ou reportage, dont il est vrai que la valeur ne repose quelquefois que sur la teneur informative, qu’elle soit sociale, politique ou historique. Åsa Grennvall revendique d’ailleurs le caractère exemplaire de son histoire, puisqu’elle met en lumière les enjeux de la violence plus qu’elle ne se raconte. Il serait pourtant dommage de ne retenir que la valeur édifiante, indéniable, du projet de fin d’études de la dessinatrice suédoise, tant la bande dessinée ne se contente pas ici de simplement recevoir ni d’illustrer un témoignage, mais fait corps avec le récit.
Avec simplicité voire évidence, rappelant parfois la naïveté d’une Sylvie Rancourt, elle tire profit des ressources de son médium pour raconter comment la violence domestique vient sournoisement ébranler les contours de son identité. Comme le montre déjà la couverture, les cases sont tracées à la main, parfois presque fébrilement, elles sont denses et bordées par un trait épais, traduisant le cloisonnement graduel qui va être le sien : son petit ami l’amène à se couper de tout, d’abord de ses souvenirs, de son passé, puis de ses amis, de sa famille, et enfin d’elle-même. Cette fonction emmurante de la case, la narratrice l’accentue quand elle sort du cadre pour commenter ce qu’elle a vécu ou pour interpeller le lecteur : «Maintenant, tu dois te demander comment j’ai pu être assez stupide pour m’installer avec lui.» Lorsque la jalousie de son compagnon s’immisce partout, confinant à la folie, ce sont les ramifications du A du mot jalousie qui se poursuivent pour former des cases devenues chaotiques.

Pour exprimer la peur, la démence ou l’accablement, Åsa Grennvall utilise le pouvoir de disproportion du dessin, grossissant par exemple démesurément un œil ou une bouche. Son personnage se décompose parfois, ses yeux se mettent à couler, littéralement à tomber. Dans tout récit de soi se pose avec acuité la question du personnage, et c’est justement à travers cette recherche qu’elle raconte son travail de reconstruction : elle doit redevenir la black-Åsa qu’elle était aux yeux des autres (cheveux noirs, yeux cerclés de noir, tatouages). Mais la tension entre la fermeté du personnage et le délitement de soi ne cesse de la menacer.

Jessie Bi a consacré ce mois de juin un dossier sur la folie dans la bande dessinée : il observe que le neuvième art, riche en figures de fous, méchants fous et savants fous, s’est peu à peu intéressé à la folie psychiatrique ou à l’aliénation. Plus généralement, Åsa Grennvall rappelle que les problématiques identitaires trouvent dans le neuvième art un terrain d’expression privilégié, notamment à travers la possibilité d’entretenir dans un même espace une tension entre la normalité et l’anormalité, entre la régularité d’une planche métronomique et son dérèglement, de manière à exprimer la menace du basculement vers la folie.
Citons simplement dans le fameux Journal d’un album le moment où Charles Berbérian perd pied, la ligne claire devient ondoyante tandis que la figure éclate en une multitude de traits. Ou bien, cette fois dans le genre policier, le détective du Char de fer de Jason qui accule le meurtrier dans ses retranchements et le fait céder à la panique : c’est encore le contraste entre les cases rectilignes et les lignes qui se tordent qui suggère la perte de sang-froid qui conduira l’assassin dans l’ultime case d’une cellule de prison.
Sans doute parce qu’elle est, comme l’a dit Charles Hatfield, «un art de tensions»[1], la bande dessinée fait une place de choix à certains thèmes éminemment modernes : l’ennui qui confine à la folie, le poids de l’image sociale qui ne coïncide pas avec l’image que l’on a de soi, la discordance entre la vie rêvée (chez Åsa Grennvall une vie de couple vécue au conditionnel) et la réalité. Dans ce décalage opère le risque d’un basculement, d’une folie qui s’immisce dans la normalité et qui guette.

Notes

  1. Charles Hatfield, «An Art of tensions», in A Comics Studies Reader, Jackson, The University Press of Mississipi, 2009, pp. 132-148.
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Chroniqué par en juillet 2013

→ Aussi chroniqué par Jessie Bi en juillet 2013 lire sa chronique