Amer Béton

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Alors même que l’on commence à s’habituer aux piles de petits volumes au sens de lecture inversé, alors que la déferlante manga fait désormais partie du paysage bédéphile, dans cet univers au trait lisse et aux trames impeccables, aux grands yeux et aux petites culottes si caractéristiques, Amer Béton fait l’effet d’un OVNI : un dessin tremblé, dépourvu de la précision clinique des productions nipponnes habituelles, qui nous frappe dès la couverture.

Mais ce qui déroute peut-être le plus chez Matsumoto, c’est que, loin d’adopter le langage très codifié de la manga, il lui préfère une narration finalement très proche de nos codes européens, avec une sensibilité résolument japonaise. Ici, pas de déstructuration de la page, pas de lignes de mouvement omniprésentes dans une débauche d’action — Matsumoto se préoccupe plus d’installer une ambiance, dans les jeux de regards lourds de sens et les silences éloquents. Et si l’on peut se trouver rebuté par le dessin au premier abord, on en apprécie très vite la subtilité et la richesse.

Dans un pays où près de 80 % de la population vit à l’ombre des buildings, il n’est pas surprenant que la ville tienne dans la manga un rôle principal. Là où Amer Béton se démarque, c’est que pour une fois, la ville n’est pas vouée à la destruction dans une grande explosion apocalyptique et expiatoire. Ce n’est pas non plus une de ces villes futuristes et clinquantes, ces villes idéales dont semble rêver un Japon soucieux de dissimuler les laissés-pour-compte de sa réussite industrielle, les repoussant à l’écart, dans les coins désertés des gares ou sous les bretelles d’autoroute.

Sans équivoque, Matsumoto décide de s’ancrer dans le réel : les enseignes des grands magasins, les néons qui peuplent la nuit, l’architecture de certains quartiers, tous ces signes sont ceux du paysage urbain nippon d’aujourd’hui, d’un Tôkyô qu’il décrit sans le nommer explicitement. Aux «Néo-Tôkyô» et autres «Tôkyô-3» — ces appellations qui dénotent d’une volonté de faire table rase, de recommencer à zéro pour construire une utopie acceptable — Matsumoto préfère un nom hautement symbolique : Takara, «trésor».

Ce que l’on découvre au fil des pages, c’est une ville vivante, grouillante, presque organique, une ville qu’il faut protéger pour qu’elle ne disparaisse pas, remplacée par les immeubles sans âme des complexes modernes. Une ville dont on découvre les coulisses, les allées sombres et les habitants misérables, les petites vies sans éclat et les banlieues miteuses. Une ville d’aujourd’hui.

En défenseurs de cette ville plus humaine à l’ombre des façades de béton et de verre, Blanko et Noiro, deux frères sans doute, deux petits voyous que l’on surnomme «les Chats». Deux frères, mais deux faces d’une seule personne qui aurait été coupée en deux : le coeur et la tête, le faible et le protecteur, le rêveur et le cynique … le fou et le sage, ou peut-être le sage et le fou, la frontière devient floue et les rôles moins définis.

Bien sûr, cette lecture de Amer Béton selon la symbolique du Tao — l’union du Yin et du Yang, l’équilibre entre les principes opposés — est celle qui s’impose le plus naturellement, manga oblige. Néanmoins, le «mythe» occidental de Peter Pan n’est pas bien loin. Ainsi, Noiro vole au-dessus de la ville, alors que Blanko est un enfant-animal étrange, qui collectionne les montres — comme autant de moyens de contrôler le temps qui passe. Mais c’est surtout cette opposition des enfants aux adultes qui les rapproche du héros de James Barrie, ces enfants qui refusent de grandir, face à des adultes avides et sans scrupule. Takara devient alors le trésor qui attire toutes les convoitises.

Pour en protéger l’âme, on recourt à la violence. Une violence qui éclate et s’éteint aussitôt, après avoir tout détruit. Loin d’être magnifiée, de devenir le moteur de l’histoire, elle reste toujours brutale, difficile à supporter … une violence réelle, comme la ville. Ici, pas d’explosion ni de coups spéciaux — mais les coups bas de la rue, ces coups qui font mal et sous lesquels les mâchoires craquent, les nez saignent, les dents tombent. Ici, pas d’adversaire qui se relève, sans une égratignure et le sourire aux lèvres.

Ne cherchez pas non plus de vainqueur triomphant, prêt à en découdre avec le méchant du prochain épisode. Les rares affrontements qui émaillent ce récit laissent des traces, des blessures qui ne sont pas toujours visibles. Posant sa main sur la poitrine de Noiro, le «grand père» s’inquiétera : «Ton coeur a sûrement reçu un coup terrible. Et maintenant … il est aussi dur que la pierre.»

Celui qui cherche ici le défoulement en sera donc pour ses frais — l’intérêt de cette manga est ailleurs. Avec un soupçon d’ironie, Matsumoto Taiyô souligne ce fait par l’intervention de ce jeune policier impatient d’utiliser son revolver, croyant que son rôle se limite à ce seul acte — mais qui finira par s’occuper de Blanko, et par apprendre la vraie valeur des choses.

«La chose la plus importante est l’équilibre. Il ne faut jamais rompre cet équilibre.»
La sagesse sort de la bouche des anciens. Alors que d’autres, plus jeunes ou moins réfléchis, espèrent tirer leur profit de cette ville, eux seuls savent que le Tao est la seule source de prospérité. Blanc, Noir, la ville qui brille et celle qui grouille, les gangs et les yakuzas … chacun a sa place dans l’ordre des choses.

Transcendés par l’enjeu symbolique de cette opposition, les personnages s’effacent, pour n’être plus que des idées, les figures mythiques d’un animisme urbain. S’identifiant aux emblèmes qu’ils portent sur leurs vêtements ou leur visage, ils deviennent les incarnations de forces primordiales qui s’affrontent, sous le regard des habitants plus ordinaires.

Mais l’équilibre vole en éclats lorsque Blanko et Noiro, les gardiens de l’âme de Takara, se trouvent séparés … et lentement, chacun sombre dans la folie … Folie meurtrière pour Noiro, obligé de devenir un animal pour vaincre les animaux, il perd sa pureté et se retrouve aux prises avec un démon plus noir que lui-même. Itachi, ou la face sombre de Noiro ;

Itachi, ou la ville des ruelles obscures … cette ville que les hommes hypocrites refusent de reconnaître, de voir même, la chassant à coup de néons et de lumières. Cette ville cachée dont les habitants s’appellent peine, colère, haine, cruauté. «Tu me trouves laid ?» demande Itachi. «Mais moi … je parle le langage de la vérité».

Blanko, devenu un petit garçon presque comme les autres, ressent le danger dans lequel se trouve son alter ego, son «autre lui-même». Noircissant rageusement une page, répétant comme une incantation «noir … noir … noir …», il va tenter de le rappeler hors du puits de désespoir où Itachi l’entraîne. Et, dans un retournement des rôles protégé / protecteur, c’est lui qui sauvera Noiro des griffes du Minotaure, à sa manière, en l’attirant et l’emmenant dans ses rêves.

Les deux moitiés se retrouvent, la sérénité revient sur la ville. Equilibre rétabli, même si les dernières pages laissent planer un doute : Noiro porte désormais en lui la marque d’Itachi, et il semble qu’il ne puisse jamais redevenir comme avant. La roue tourne, l’équilibre change mais demeure.

Publié en 1996 par Tonkam, Amer Béton est jusqu’ici resté injustement dans l’ombre — étiqueté comme «manga» par les uns, donc indigne de considération, se heurtant aux a priori esthétiques des autres, trop habitués à un dessin lisse et stéréotypé à l’extrême. Pourtant, ce véritable roman de 600 pages est certainement l’une des oeuvres les plus riches et les plus intéressantes traduites en français ces dernières années, illustrant un aspect inhabituel de la sensibilité japonaise.

Et si Amer Béton fait partie aujourd’hui des manga les plus controversés au Japon, ce n’est pas à cause d’une débauche de violence ou de sexe — mais bien pour un excès de réalisme. Dépeignant un portrait des métropoles nippones pas forcément au goût de tous, il compose pourtant ici un superbe poème humaniste en hommage à la ville, quelle qu’elle soit, même la plus misérable … car on y trouve toujours de quoi faire pousser des rêves.

[XaV|signature]

Le Japon, petite île (ou archipel) finalement, a une des mégalopoles (conurbation) les plus importantes de la planète. Forcément, le béton y a le goût de l’amertume et cela déteint sur le pays imaginaire.
L’île du pays imaginaire a poussé, poussé par la ville de béton. Pollution aidant, il est difficile d’en tracer une carte. Surtout qu’elle pousse encore. Alors ? Est-ce que la mer l’entoure encore ?

Noiro et Blanco sont deux garçons (perdus), deux frères orphelins avec juste un grand père (adoptif ?) qu’ils voient de-ci de-là.
Tous deux volent/bondissent comme des oiseaux. Don extraordinaire, qui les a fait surnommer les chats et qui fait d’eux l’âme de la ville Takara (qui veut dire trésor. Sur une île ? Plutôt Barrie ou Stevenson ?).
Ils vivent dans la rue, survivent de rapines et ont pour abri une voiture immobile. Noiro vole/bondit plus haut et côtoie le vent omniprésent, mais des deux il est celui qui a les pieds sur terre. Il s’occupe, habille, lave, nourrit Blanco son frère schizoïde, ailleurs dans sa tête, qui poétise en criant à tous vents (omniprésents), pour pas que la lucidité l’étouffe (pour pas grandir (comme la ville)). Noiro déteste les adultes, les affronte par les coups, le corps, tandis que Blanco le fait par la tête. À eux deux, ils sont le Peter Pan. Ils sont légitiment les maîtres de cette ville imaginaire.

Tout commence à aller mal quand certains yakuzas (pirates) veulent canaliser la jeunesse de la ville ; quand un parc d’attraction s’implante et quand un autre veut remplacer une boîte de strip-tease (lieu où on dévoile tout) qui faisait «des gamins de cette ville (…) des hommes».
Régression des adultes vers l’enfance. Insupportable ! Plus insupportable que l’inverse ! Noiro l’enfance éternelle de la ville ne l’accepte pas, Blanco l’autre enfance éternelle de la ville déraisonne (fausse fuite pour comprendre).
Le combat commence, on leur oppose trois (animalités) adultes qui volent/bondissent eux aussi (Papillon, Tigre et Dragon).
Le combat avec Dragon blessera Blanco, le forcera à tuer et donc à grandir. Pour Noiro, Blanco est un garçon perdu ayant grandi, il est un poids à son envolée, il le renvoie au monde (policé) des adultes comme l’aurait fait Peter Pan.
Noiro affronte Tigre et Papillon. Il gagne, mais solitaire, en se perdant avec le démon Itachi, le Minotaure, l’ombre de son ombre, plus noire que Noiro.
Obscurité contre lumière, vieux combat depuis la nuit des temps, qui se mène encore au pays imaginaire d’aujourd’hui.

Quand Noiro et Blanco sombrent dans la folie et la crise, ils ont des regards d’une intensité rarement atteinte dans le neuvième monde.
Matsumoto est d’un talent d’exception. Son dessin est d’influence européenne. Moebius via Otomo. Voulant approfondir, il aura rencontré Prado en chemin. De ces dessinateurs il a la lucidité du trait, mélangée à une esthétique (lointaine) underground.
La manga n’est pas reniée pour autant, elle est là dans certains codes narratifs, cadrage, thèmes, mise en scène, gags, allusions, clin d’oeil, etc.
Blanco est, par exemple, soigné par (un) Black Jack (le héros de Tezuka). Ce fameux chirurgien au visage contenant le noir et le blanc qu’une cicatrice sépare.

Matsumoto a un souci du détail très poussé. Les tenues et coiffures de Noiro et Blanco sont très variées et très recherchées. Cela ne nuit nullement à la lecture. On reconnaît toujours les personnages, ce qui prouve son grand talent de dessinateur. Les vêtements changent comme les saisons, ils accompagnent les personnages en amplifiant leur profondeur psychologique et symbolique déjà grande.
Matsumoto est intelligent et d’une grande culture. Il cultive la justesse à tous les plans. Quand Noiro ou Blanco volent/bondissent, le décor n’est pas résumé à quelques traits serrés en parallèle. Les personnages ne sont pas non plus dans la position du vol (comme dans un comics par ex). Aucun (ou alors très rarement) trait de vitesse non plus. Les personnages sont suspendus. Matsumoto procède comme un photographe. De ses traits, il observe, guette, garde ceux qui attrapent ces moments de suspensions, ces instants qui disent tout.
Il ne cherche pas des images narratives résumées en appelant et rappelant une autre. Non, il cherche des images d’instants s’enchaînant.
Les regards, les échanges de regards et les visages sont alors d’une justesse et d’une expressivité incroyable. On est loin des personnages archétypaux répétés insatiablement. Matsumoto est bien au-delà de tout ça, au-delà du masque et de la caricature. Il encode le réel évidement, mais sans excès, avec justesse, sans faire dans le codage de codes réifiés, systématisés.

Le souci du détail se retrouve aussi dans la description de la ville. Ça grouille de partout ! Décrire la ville, la faire bouger de l’intérieur, montrer sa circulation. Elle est l’autre personnage de cette bande. Mais ce n’est pas une banlieue comme essaient de le faire croire les éditions Tonkam. Ici pas de HLM délabrés, pas de supermarchés défigurants. Ce n’est pas non plus l’hyper-centre historique cher aux urbanistes. Nous sommes dans une ville nippone étirée, anonyme malgré son nom, qui n’a pas grand-chose à voir avec la région parisienne centralisée.
La ville est importante, car elle est le lieu d’évolution. Elle est de béton, c’est sa caractéristique principale. Mais l’amertume viendra en plus des changements qu’elle subit et ensuite fait subir. On ne peut pas la résumer à une simple cause. Le problème est plus de la relationà la matière (matériaux) qu’à la forme (architecture).
La ville de Matsumoto est souple, elle se plie sous les vents comme les roseaux ou comme la cime des forêts. Sur les côtés des images, la perspective est souvent alambiquée. Images au travers de l’oeil de poisson (fish eyes), les poissons volent dans les rêves de Noiro et Blanco, normal, ici la mer n’a jamais été très loin … Nous somme sur une île ne l’oublions pas.
Au final, une fois la mer trouvée, Noiro et Blanco s’apercevront en se retrouvant qu’ils grandissaient quand même, comme la graine du pommier plantée dans la terre citadine.
«Connais-toi toi-même», la connaissance n’est pas un pêché dans ce cas là. Noiro et Blanco retiendront la leçon. Accepter la/sa nature. Le fruit de l’arbre sera mangé et les sommets perceptifs atteints, pour eux comme pour nous.
Amer Béton est plutôt âcre, cette notion supplémentaire qu’ajoute l’Asie à la description du goût. C’est ce qui en fait toute son unique saveur.

[Jessie Bi|signature]

Site officiel de Tonkam
Chroniqué par en août 1998