Number 5 t.1

de

Notes de (re)lecture

L’influence de Moebius

Dans la postface du premier tome de Number 5, Thibaud Desbief souligne l’influence de Moebius, influence reconnue et revendiquée par Matsumoto Taiyô. Elle se détecte en effet dans les procédés graphiques de certains dessins, lorsque Matsumoto emprunte hachures et petits points au maître, comme c’est le cas dans le premier dessin de la page 25. Elle est aussi sensible dans la narration à la trame distendue laissant au lecteur la charge de coproduire une large partie du récit. Elle est surtout sensible dans ce grand dessin de la deuxième planche du premier chapitre (chapitre intitulé Désert, page 7 de l’édition que j’ai en main), où se dessine une temporalité étrange. Il est difficile de ne pas voir dans cette belle case une citation évidente d’un dessin de Moebius, que je n’ai pas pris la peine de rechercher. Il doit bien exister quelque part, au moins dans mon Moebius imaginaire : Un désert, ponctué de rares cailloux, un horizon bas, laissant se déployer d’immenses nuages et un personnage monté sur une étrange monture lévitant quelques centimètres au dessus du sol. Une telle composition semble éminemment moebiusienne. Mais ici, Matsumoto emprunte autre chose à Moebius : une façon de considérer et de représenter le temps dans une image qui ne cesse de se contredire elle-même.

Un moment moebiusien

Le personnage dont la trajectoire semble traverser la case dans le sens de lecture est ici saisi dans un cadrage légèrement excentré : Ce personnage (que nous ne connaissons pas encore à ce stade de la lecture) est évidemment en mouvement, mais le décor désertique semble devoir se répéter infiniment. Que vaut un déplacement dans un milieu infini ? A ce stade du récit, nous ne savons rien d’ailleurs de l’endroit d’où il vient, ni de celui où il va. Il n’est pas en déplacement d’un point A à un point B, il est en déplacement sur l’exacte trajectoire de notre lecture.
Ce déplacement est vraisemblablement rapide. La monture du personnage possède d’ailleurs quelques attributs empruntés aux motos que nous connaissons (un pare-brise, un phare, une selle, etc.) et le personnage y est juché dans un posture indiquant une certaine hâte (il est debout et ne touche pas la selle, tel un jockey debout sur les étriers). Un dernier indice nous est donné par le discret nuage de poussière qui semble soulevé plutôt par l’ombre portée du véhicule que par le véhicule lui-même. Matsumoto n’utilise aucun autre signe suggérant la vitesse. L’angle de vue est le plus neutre possible (vue de profil, à hauteur de regard) et ne permet aucune utilisation dynamique de la perspective. Pas de traits de vitesse non plus, pas de sortie de case… Cette grande case couvrant la moitié de la planche offre plutôt une impression de durée et d’immobilité par sa composition et ses proportions équilibrées (à l’inverse du strip précédent constitué de cinq cases étirées en hauteur). Matsumoto a dessiné un personnage allant vite (un léger excentrage, une posture dynamique et un petit nuage de poussière ont suffi) sans dessiner la vitesse elle-même, ou plutôt sans s’attacher à reproduire l’effet produit sur la rétine par la vitesse.
Nous voyons donc un personnage en déplacement sans voir le déplacement lui-même. Ce personnage est empreint de vitesse, mais nous ne ressentons pas cette vitesse. Nous avons au contraire le temps d’observer à loisir le déplacement et la vitesse, dans un instant suspendu, un moment moebiusien où le lecteur ressent une étrange temporisation : L’action semble se poursuivre sur le même tempo, mais le récit de cette action est ralenti.

La touche de Matsumoto

Et nous voyons finalement ce petit accroc dans le dessin, le vêtement du personnage qui se déchire dans son dos, et quelques éclaboussures. Le personnage vient d’être touché par un projectile (une balle ? tirée par un sniper ?) sans que cet impact n’ait encore eu le temps d’agir sur le mouvement, la vitesse et la posture du personnage. Ce détail nous délivre du moment moebiusien puisque nous pouvons désormais situer avec précision l’instant fixé sur le dessin : Nous nous situons exactement dans l’intervalle entre la cause et l’effet et cet intervalle dure infiniment, tant que notre œil ne quitte pas l’image.

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Chroniqué par en février 2014