Baby Boom

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Baby Boom est un recueil composé de 44 courts récits écrits et dessinés par Yokoyama Yûichi (dont vingt ont été pré-publiés entre mars 2008 et octobre 2009[1] dans Web designing et un dans Numéro TOKYO). Nous retrouvons un personnage familier de l’univers de l’auteur japonais, dont nous assistions à la naissance sous forme de rite initiatique dans Travaux Public (sorti en 2004 chez le même éditeur) : un corps d’homme assorti d’un visage sphérique qu’un bec vient animaliser. Il est ici accompagné d’un poussin dont il est le père, poussin qui ressemble plus à une boule aux contours peu définis et munie de membres qu’à un véritable animal.
Yokoyama Yûichi délaisse ainsi pour cet album les récits futuristes aux univers étranges et déshumanisants qui ont marqué son œuvre. S’il ne s’intéressait alors que peu à la psychologie des personnages et aux liens qui pouvaient se tisser entre eux, ces questions sont au centre des péripéties qui prennent ici une véritable dimension humaine. Il y a de la tendresse dans ces récits qui narrent des instants simples et anecdotiques que les titres illustrent bien : Le bain, Pluie, Au square ou encore Pliages (je m’arrête ici mais ils pourraient tous être cités).

Il y a beaucoup d’humour dans ces scénettes qui ont parfois la fraîcheur de l’authenticité. Leur brièveté[2] prend aussi la forme d’une certaine délicatesse : l’auteur s’arrête dans le temps pour proposer un instant de vie et nous faire entrer dans l’intimité de ces deux personnages. Ils entretiennent une relation forte et nous sentons une grande complicité qui dépasse parfois le cadre familial tel que nous pouvons le concevoir, comme par exemple lorsqu’ils vont en discothèque ensemble[3]. Ils agissent comme s’ils comblaient, par la présence qu’ils s’apportent, l’affection qu’une femme apporte à un foyer mais qui est absente de ces pages. Il se dégage une impression d’innocence, d’insouciance du temps qui passe.
Central dans l’œuvre du japonais, le mouvement reste omniprésent, au cœur d’une narration rythmée qui ne perd jamais son souffle (mais qui sait parfois prendre le temps d’installer une ambiance calme et posée). La légèreté et l’humanité de ces récits contrastent avec l’austérité et la rigueur que certains éprouvaient dans les précédentes productions de Yokoyama Yûichi. Cette rupture est aussi marquée par l’abandon de l’encre de chine pour les feutres de couleurs et un dessin plus spontané.

L’auteur japonais va utiliser des feutres en expérimentant cet outil peu utilisé en bande dessinée, tout en gardant un dessin principalement au trait. Choisissant deux couleurs par récit (ou parfois même par page), l’auteur explore les possibilités graphiques d’un tel choix et offre des planches dynamiques et vivantes. Il va même jusqu’à changer de couleurs dans le trait des cases et dessiner, comme dans le récit La balle, des vignette dont les côtés sont tous de teintes différentes. Ces expériences sont avant tout d’ordre esthétique, mais peuvent devenir narratives quand certaines variations deviennent redondantes ou qu’elles s’inscrivent dans une logique de récit.
Les onomatopées ont (comme toujours chez Yokoyama) une très forte présence dans l’image. Dessinées sur l’image de la case (alors qu’elles sont elles-même images), au feutre, elles semblent parfois flotter, habitant les vignettes comme une ombre fantomatique lorsqu’elles sont bien plus claires et fluo que le dessin des personnages. Dans le cas contraire, elles encadrent le dessin et le structurent, comme dans le récit A la campagne.
Il faut ici saluer le travail de l’éditeur qui s’est efforcé d’arriver au plus près de la force des dessins originaux. Pour cela, le livre a bénéficié d’une impression spécifique en six tons directs qui restitue l’éclat des feutres de l’auteur. Dans le même mouvement qui s’affranchit du noir et blanc pour laisser les couleurs jaillir, Yokoyama libère son trait qui se fait alors moins précis, plus riche et expressif. Sans crayonné, l’auteur abandonne la maîtrise qui pouvait enserrer son dessin pour une pratique relevant plus de l’improvisation et du spontané. Cette schématisation des dessins et l’utilisation des feutres renvoient bien évidemment à l’enfance qui baigne ces pages.

Si l’auteur change instinctivement de feutres, ses mises en pages varient elles aussi à chaque histoire, et encore une fois, parfois même à chaque page : il peut ainsi passer d’un gaufrier dense d’une quinzaine de cases à des planches très dynamiques avec des cases traversant la page suivant une diagonale, s’agrandissant ou rétrécissant. Yokoyama joue avec brio de l’expressivité de telles compositions qui épousent les mouvements internes des cases et intensifient leurs forces. Les vignettes se retrouvent modifiées par l’énergie qu’elles contiennent jusque dans leur forme. Elles contaminent ainsi la page en bousculant l’organisation normée des cases, faite de parallèles et de perpendiculaires.
Dernier détail amusant : dans les planches de Baby Boom, les cases sont tracées à la règle, tout comme les onomatopées mais au contraire des traits de vitesse. Ainsi, l’auteur considère la case et les onomatopées comme des signes appartenant à une grammaire commune, différente des traits de vitesse et des dessins des personnages ou des décors (qui sont eux bien plus rarement traités de même). Par contre, les seules bulles qui apparaissent (il y en a dans cinq cases de la page 153) sont dessinées à main levée. C’est-à-dire qu’elles relèveraient plus d’une grammaire proche des traits de vitesse que des onomatopées. Yokoyama a ainsi une vision bien particulière et intéressante de la sémantique de la bande dessinée et l’éprouve dans des compositions éloquentes et inattendues.

Baby Boom est sans nul doute l’album le plus humain et le plus doux de Yokoyama, fait de l’accumulation de récits d’intimité et de tendresse partagée. C’est aussi certainement son livre le plus drôle. Exposé à la galerie Anne Barrault, l’artiste japonais intrigue le milieu de l’art contemporain tout comme celui de la bande dessinée. D’albums en albums, il bâtit un univers foisonnant dont ce dernier livre dévoile une part sensible que nous ne pouvions que deviner.

Notes

  1. Les récits ne sont pas présentés dans leur ordre de publication et sont séparés pour la plupart par des inédits.
  2. Ce séquençage marque une rupture avec la continuité de certains livres de l’auteur comme Jardin.
  3. Il faut tout de même préciser que cet épisode dénote de l’ensemble. Le poussin étant animé et présenté comme un enfant, sa présence dans ce genre de lieu est étrange. Dans ce rapport des âges chamboulé, les deux protagonistes s’envisagent plus comme des amis que comme l’enfant auquel le père donnait le biberon en introduction.
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Chroniqué par en octobre 2014