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Le Chasseur Déprime

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À la lecture d’un nouvel opus de Giraud/Moebius le lecteur cherche de plus en plus souvent des signes : une erreur de dessin ou de mise en page, une faiblesse du trait, n’importe quoi qui lui indiquerait un début de dégénérescence (inéluctable se dit-il).
Et il en trouvera dans Le chasseur déprime : ici un trait gras peu élégant, là des cases mal alignées, ailleurs une typo approximative ou encore une multitude d’incohérences dans la représentation des personnages et des lieux (Moebius est incapable de conserver au major une même tenue sur plus de deux cases, les pinailleurs frôleront le dégoût).

Oui cette fois c’est certain, Moebius n’est plus ce qu’il était : ces erreurs sont énormes et incroyablement nombreuses. Un débutant n’aurait pas laissé passer le quart d’entre elles. Quelques pages où l’équilibre de la composition des images et du trait offre un cadre harmonieux à un univers unique de science-fiction nous rappellent bien le Moebius du premier Garage ou de l’Incal, mais elles font cruellement ressortir toutes les autres bâclées ou simplement ratées. Et ce n’est pas l’onirisme déclaré du récit qui cachera la misère.
Les difficultés qu’il disait ressentir à dessiner les derniers Blueberry, Moebius les ressent très probablement maintenant à dessiner le major Gruber. Mais il est roublard et tricheur. Il use désormais en abondance des ciseaux et de la colle. Aujourd’hui il n’est pas en forme et son dessin n’est pas bon ? Peut-être était-il meilleur hier, peut-être reviendra-t-il demain. Un simple remontage de la page permettra d’assembler des dessins disparates et de produire une page acceptable sans la contrainte d’un travail long et constant.

Au coin des cases traînent des signatures datées oubliées presque négligemment. Indices de l’origine temporelle des différentes sources, elles témoignent elles aussi du caractère composite des pages.
Avec elles, le lecteur prend conscience d’un temps que généralement il ignore, celui de la création, ce temps passé par l’auteur à sa table de travail à hésiter, à faire, à défaire et à refaire. Temps que de 1995 à 2008 il évalue ici à treize ans. Ainsi, par exemple, les trois premières pages sont de 2007, la quatrième produit un vertigineux retour en arrière à 1998 alors que la cinquième, sans indication, est manifestement de deux époques différentes.
Alors qu’un auteur soigne généralement les apparences laissant croire à une œuvre finie spontanée, Moebius ne contrefait pas ces marques. Au contraire il les livre au lecteur qui, dans un premier temps, les prend pour une petite fenêtre sur le travail d’élaboration.
Mais ce mélange d’époques devient troublant quand un major de 2007 est projeté par le rêve (p.35 et 37) dans un dessin de 1996 donnée pour illustration en page 36. Ou encore un peu plus loin quand un major de 2008 contemple dans un musée un tableau fait d’un dessin de 2005.
Sous cette forme, celle de l’inclusion, ces dessins ne sont plus de simples pièces d’un maladroit puzzle, ils deviennent objet d’attention, œuvre à regarder.
Cette qualité de dessin dans le dessin, par les dates qu’il laisse, par les changements de style au sein d’une même page, Moebius l’étend à l’ensemble du livre. Et s’il use bien d’un procédé c’est qu’au-delà de la simplicité de fabrication celui-ci permet à chaque image (ou bloc d’images en fonction de l’importance du découpage) d’être extraite de la linéarité narrative pour reconquérir un instant son autonomie graphique.

Le garage était déjà une œuvre réflexive dans laquelle le major Gruber pouvait être considéré comme une représentation de Moebius et toute une exégèse en découlait sur le rapport de l’auteur-démiurge à sa création. Dans Le garage hermétique et même L’homme du Ciguri, cette réflexivité portait principalement sur la matière narrative visitant différents genres et se jouant par l’improvisation des codes du feuilleton.
Avec Le chasseur déprime et à l’instar du major qui se promène dans le monde artificiel qu’il a créé, Moebius se promène dans ses dessins. Il les traite comme une matière première qu’il peut découper et réagencer comme bon lui semble. Il peut convoquer au milieu de dessins de 2008 d’autres de 1995, non pas pour palier un défaut ponctuel mais parce qu’il le veut.
Depuis l’époque du Garage hermétique Moebius a changé, il a dû s’adapter (ou muter, serais-je tenté de dire pour rester dans l’esprit moebusien). Cette adaptation, au vu du titre du livre, a du être douloureuse, mais Moebius n’en sort pas affaibli (et encore moins sur le déclin). Il a su se réinventer et s’offrir un nouvel espace de liberté.
Alors non Le chasseur déprime n’est pas une belle coquille vide (étalage d’une technique maîtrisée depuis longtemps) et encore moins un obscur récit à clefs (symbolisme des images appelant l’interprétation). C’est une balade souvent mélancolique dans les dessins de Moebius, balade dont l’onirisme apparent doit être pris par le lecteur comme une invitation à se mettre en état de les recevoir. Chacun de ces dessins est le témoin d’un état à un instant donné de leur auteur. Moebius paraît parfois génial, d’autres fois fatigué ou en manque d’inspiration, chaque lecteur jugera de ces moments.

Site officiel de Mœbius
Site officiel de Stardom
Chroniqué par en décembre 2008