Frances (t.1-2)

de

Il y a bien les cases, mais il n’y aurait pas vraiment de caméra, ni de narrateur. L’on découvrirait et suivrait ces personnages qui auraient surgi d’une façon à la fois naturelle et irréelle, à la manière de dessins sur le sable d’une plage à marée montante, que l’on aurait filmés et que l’on diffuserait à l’envers pour les faire vivre comme naissant de l’écume.[1] Le temps irait aussi en tout sens, empruntant les chemins de regards denses que se porterait une humanité aux sensibilités orphelines, émergeant d’une plombagine au nord d’un monde.

Histoires de femmes aux mères absentes ou en reflux dans l’existence et les mémoires, aux pères morts ou grabataires, elles sont comme les survivantes de ces manques et/ou déceptions dans lesquelles la vie les confrontent. D’une pupille comme point de départ, que ce soit une petite fille ou celle de regards sur l’existence, ce sont les non-dits qui se dévoilent ensuite, prennent leur part de vie en actes, quêtes originelles et en hasards à la lumière incertaine d’un septentrion dès-lors achronique.
Est-ce une petite fille ou un petit garçon ?[2] Est-ce aujourd’hui ou hier ? Est-ce elle plus tard ?[3] Et cette femme, n’est-ce pas plutôt un homme ? Et ce père semblant avoir l’instinct maternel ?
Comme si à force de ne pouvoir dire, les apparences se paraient d’ambiguïté, s’affichaient hors langage d’une normalité craintive de devoir connaître ses limites, renvoyée à la hideur déterrée de ses vieilles structures défensives. Pourquoi donc vivre encore ainsi ? Pourquoi plomber la vie et la craindre ?

C’est ainsi diront certains, pour une vieille histoire dans de nouveaux décors, ceux du moment ou d’un moment, qui portent ici l’élément de la densité et du saturnisme dans la mélancolie d’un récit extraordinairement bien mené, et un dessin au crayon[4] infiniment nuancé.
Joanna Hellgren, avec cette vision intense et pénétrante qui faisait déjà tout la valeur de Mon frère nocturne, sait ici affuter l’attention de ses lecteurs/lectrices pour déployer un incroyable nuancier de regards et d’expressions. Rarement des personnages ont semblé avoir une étincelle intérieure fluctuant au gré des émotions ou des fatigues tout en restant hors des mots. Toujours dans le sensible, aux limites du perceptible, l’usage du crayon se révèle ici tout simplement nécessaire, permettant le trait léger ou le noir le plus appuyé qui participent à l’étonnante clarté d’un récit labyrinthique, à l’image des âmes ou de cette étrange ville familière et nulle part qui les contient.
Il y a aussi en cette manière du crayonné la fragilité de l’estompe et le fait qu’en bande dessinée il s’agit encore de nos jours de la première étape.[5] Symboliquement, l’on retrouve alors l’incertitude, l’éphémère et l’inachèvement (sur le/à vif)[6] à la merci de bourrasques destinales qui font l’amer et le sucré de nos vies fragiles.
Sans pathos, avec pudeur et intelligence, Frances parle malgré tout de l’aplomb dans la grisaille, de ces quelques étranges et diverses motivations intérieures qui rendent vivant et font se tenir debout.

Notes

  1. Voir le texte du quatrième de couverture du premier volume, où l’auteure explique que cette histoire est née en dessinant Ada (tante de Frances) devant son miroir (première case), et en décidant de la suivre «pour savoir».
  2. L’auteure a choisi le prénom «Frances» pour son ambiguïté liée à sa prononciation en anglais. Frances se prononce comme le prénom de garçon Francis. A l’origine donc, une ambiguïté qui tient à la parole, mais qu’annule/éclaircit l’écrit. Voir l’entretien avec l’auteure ici.
  3. Très belle première page du deuxième volume où le lecteur semble voir Frances adolescente alors qu’il s’agira de sa mère. Ajoutons que le fait qu’elle semble se réveiller perdue suggère un court instant que le premier volume pouvait être un rêve. La structure de cette planche est elle aussi très réussie. Dans la dernière case le regard angoissé de la jeune fille semble fixer la première case montrant une charpente de grange et ce qui semble être une ruche nichée en son sein. Elément comme point de fuite d’un regard soudainement bloqué par ce toit, participant à un réveil qui devient comme une descente vers le réel, une descende vertigineuse, nauséeuse, qu’accentue/accompagne un travelling avant de trois cases. Vrais débuts de Frances et un avenir semblant bouché pour une mère s’en rêvant un tout autre.
  4. Graphite, mine de plomb.
  5. Soit pour être scannée, soit pour être encrée.
  6. L’idée de croquis sur le/à vif, puisque l’auteure suit ses personnages émouvants. Avec elle, nous sommes de compagnie invisible, les esprits/fantômes de ce monde intermédiaire (entre le noir et le blanc) et ses vivants héroïques.
Site officiel de Joanna Hellgren
Site officiel de Cambourakis
Chroniqué par en avril 2010