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Gil Jourdan l’Intégrale (t.1 & 2)

de

Depuis quelques années, les éditions Dupuis semblent prendre conscience de la richesse de leur patrimoine. Le personnage de Spirou a donc repris du service après une longue absence, le journal du même nom a cédé une dizaine de pages à la réédition de titres majeurs et, surtout, la politique d’intégrales des séries historiques s’est grandement développée, avec plus ou moins de bonheur.[1] Et de toutes les séries cultes de Marcinelle, s’il y en a une dont la remise en avant était attendue, c’était bien Gil Jourdan. Le mois dernier, le volume deux de l’intégrale consacrée au personnage fétiche de Maurice Tillieux est arrivé dans les librairies, et le moins que l’on puisse dire est que cette réédition est à la hauteur de la patience dont il a fallu faire preuve.

En effet, les deux volumes parus font oublier les tristes Tout Gil Jourdan[2] qui occupaient alors le créneau. Du point de vue de l’apparence, déjà, c’est le jour et la nuit. L’objet, qui a reçu un soin tout particulier, est massif[3] et donne cette impression rassurante de véritable ouvrage patrimonial. La grande sobriété de la maquette, à l’image des très agréables couvertures, sert on ne peut mieux le détective dandy qui apparaît à ses aises sur un papier un peu jauni, à l’odeur d’ailleurs fort agréable. Le choix éditorial (celui d’une réédition chronologique totale[4] ) peut paraître simpliste, mais se révèle on ne peut plus appréciable.
Tillieux a fait les frais sur une autre série d’intégrales — celle des pourtant fort intéressants Tif et Tondus (illustrés par le brillant Will) — d’un classement abscons par pseudos-thèmes qui perd complètement le lecteur dans les diverses périodes de l’œuvre. Choix particulièrement préjudiciable dans la mesure ou Tif et Tondu s’apprécie particulièrement mieux au spectre de son évolution aux mains de ses scénaristes successifs. Mais c’est là un autre sujet et ici le travail a été bien fait.
Le lecteur curieux se retrouve donc avec un superbe objet logiquement ordonné et débute sa lecture avec la préface. Ce passage quasi-obligatoire dans une œuvre patrimoniale est généralement expédié rapidement, histoire de s’acquitter de la contextualisation de l’œuvre. Le volume deux contient une mise en perspective moins longue que le premier, mais dans les deux cas ces textes sont loin d’être de simples convenances éditoriales. Le scénariste José-Louis Bocquet se révèle un réel passionné de Tillieux, et sait transmettre son (bon) goût. Certes, l’amateur de longue date n’y découvre pas de scoops, mais le contexte est parfaitement posé, enrobé dans diverses citations de Tillieux ou de proches, et l’iconographie est admirablement sélectionnée. Si le néophyte a pris le temps de lire ces avant-propos, il plongera plus avide encore dans ces véritables œuvres-clés de la bande dessinée franco-belge.

Il est en effet temps d’arriver au cœur de ce que nous offre cette publication : les conditions de lecture d’une œuvre, de nombreuses œuvres en l’occurrence. Les différents épisodes de Gil Jourdan ont en effet des univers très différents malgré une ambiance toujours cohérente. Cet article n’a pas pour but de lancer un travail complet sur l’écriture de Tillieux mais il est assez net que les enquêtes alternent toujours entre des récits d’aventures humoristiques dans la plus pure tradition franco-belge et des récits policiers au rythme tendu qui relèvent bien plus des romans noirs américains que des aventures de Spirou.
La force de Tillieux est de savoir équilibrer habilement ces deux influences dans chacun de ses albums, mais on y trouve toujours une majeure et une mineure. Ainsi, malgré les interventions toujours burlesques de Libellule et la présence de l’inspecteur Crouton, des albums comme Les Cargos du Crépuscule ou Les Moines Rouges sont avant tout des récits policiers qui ont pour but de tenir le lecteur en haleine. En parallèle, Libellule s’évade et L’Enfer de Xique-Xique sont bien des enquêtes, mais la dominante est clairement dans le comique.
L’Enfer de Xique-Xique est à ce titre un sommet inégalé du genre. Gil Jourdan, détective dont la droiture n’a d’égal que le courage, et Libellule, malfrat repenti à l’humour d’une lourdeur drôlatique (il est le roi du calembour), y forment un duo de choc pour une aventure exotique dont il est difficile de sortir indemne. La scène du procès des héros, moment dramatique par excellence, devient lieu d’une surenchère absurde menée par un accusé hilare et désacralise tout moment de tension attendu. De telle sorte que quand l’aventure arrive pour de bon, elle est une véritable surprise.

Tillieux excelle dans le récit en 44 pages comme peu d’autres auteurs ont pu le faire. S’il a pu reprendre un grand nombre de fois des scénarii antérieurs,[5] cela a eu au moins l’intérêt de lui permettre de les roder à la perfection. C’est aussi là que réside la force de Tillieux, dans une réelle exigence narrative pour une bande dessinée d’aventure tout public. C’est une des preuves que l’on peut faire un divertissement d’une réelle intelligence, qu’il n’est pas pédant de souhaiter autre chose que des bédés abêtissantes sous prétexte d’humour.
Tillieux est excessif dans ses planches : les voitures y explosent, des jeux de mots plus tirés par les cheveux les uns que les autres s’enchaînent, Gil Jourdan n’hésite pas à se frotter aux plus hauts dirigeants d’états étrangers, etc. Et même si certains dénouements tiennent à une ficelle un peu grosse, le résultat n’en souffre pas car Tillieux sait nous porter jusqu’à ce deus ex machina sans que jamais notre attention ne se relâche. On sent là toute une époque, révolue certes, mais dont le découverte ne tient pas tant à une nostalgie réactionnaire qu’à une juste évaluation de ce qui a construit la bande dessinée moderne.
Le travail fait sur l’œuvre de Tillieux est plus que sérieux, et aucun snobisme ne doit retenir le curieux qui croise ces livres en librairie. Pour ma part j’ai ici un de mes coups de cœurs éditoriaux de l’année et j’espère bien que le jury d’Angoulême saura reconnaître le travail patrimonial ici réalisé afin de pousser encore un peu plus les projecteurs sur celui qui, avec Macherot, forme le duo des deux auteurs majeurs oubliés de la bande dessinée franco-belge «traditionnelle».

Notes

  1. Les séries concernées pour le moment sont Johan et Pirlouit, Buck Danny, Gil Jourdan, Tif et Tondu, Yoko Tsuno, Tout Jijé, les Spirou et Fantasio de Franquin… La qualité des choix éditoriaux et de maquette sont très variables d’une série à l’autre.
  2. Une première série d’intégrales était déjà parue dans les années 90 sous ce titre. Si elle permettait aux inconditionnels de supporter le vide elle était toutefois assez mal maquettée, avec un appareil critique quasi inexistant et avait parfois un contenu discutable. On pouvait ainsi trouver des histoires de Bob Bang ou une nouvelle de Félix, deux autres séries de Tillieux, avec une vague mise en contexte ne cachant pas leur utilité première de bouche-trou.
  3. Il y a quatre albums par volume, la série étant complète en quatre volumes.
  4. On y retrouve ainsi toutes les couvertures de Spirou utilisant le personnage, les diverses réclames publiées dans l’hebdomadaire et même les très belles publicités que l’on trouvait à la fin des albums originaux.
  5. De nombreuses histoires de Félix sont devenues, une fois retravaillées, des scenarii de Gil Jourdan, Jess Long ou Natacha.
Site officiel de Dupuis
Chroniqué par en novembre 2009