Le Jeu des Dames

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Il y a, pour commencer, en couverture, un point rouge contenant le titre évoquant ce jeu (ici de mots comme d’images) où l’on se déplace en diagonales sur une couleur, où l’on cherche à capturer les éléments de l’autre en face, et où deux pions l’un sur l’autre font une dame ravageuse quand le bord opposé du tablier orthonormé indépassable est atteint.
Il y aussi ce «s» supplémentaire qui fait passer d’une préposition à un article dit «partitif», passant d’un jeu pour dames à un jeu pour les dames, devenant dès lors les enjeux d’un morpion et de son pion[1] par une autonomie soudaine et relative de ces pièces qu’auparavant elles manipulaient et déplaçaient. «Dame» vient du latin «domina», c’est aussi ça qu’ils (les joueurs pour/de cette histoire) s’efforcent de franchir, voire d’accepter.

Ils la cherchent, ils se demandent où est la femme avec ses gestes pleins de charmes. La couverture le montre encore, deux approches entrent en jeu : l’une dans l’intimité (un livre qui se révélera un journal intime), l’autre dans l’apparence (jupe, tailleur, panier de fruits[2] ).
Comme souvent chez François Ayroles, il y a Les parleurs et Les penseurs, le hâbleur et l’introspectif, qui, par l’âge, le caractère ou une incapacité à parler, finit toujours par attirer à, autour, voire sur lui un électron libre et bavard, se sentant omniscient en affichant une (ou s’offrant l’illusion d’une) maîtrise rhétorique (souvent surannée) sur ce qu’il perçoit ou qu’il devine plus faible que soi en l’instant.
Androuze est ce dernier, et il s’attache au jeune Pino,[3] martyre d’un tout aussi jeune trio déjà «en costumé» (trois pièces) et barbu comme les bon élèves masculin de la vie étriquée et provinciale ici généralisée.
Pino dans son costume deux pièces (jean + sous-pull col roulé), a déjà tout faux, marginal en apparence dans l’uniformité scolaire des autres, et vivant seul au dessus d’un garage de particulier le dévoilant symboliquement en impasse.
Androuze portant la veste et le sous-pull col roulé, entre barbe récessive ou pattes proéminentes, entre les deux âges d’une jeunesse pas tout à fait finie et d’un vie professionnelle absente, servira de lien, proposant la protection circulaire du 1 + 1 complémentaire.
Si Androuze cherche au départ une amitié/camaraderie virile d’avant (ou niant) la révolution sexuelle,[4] il comprend vite par les ébauches chiffonnées de lettres d’amours éparses, que sa pupille recherche, lui, amitié et virilité à l’aune des femmes. Une recherche qu’Androuze n’assume guère, croit avoir dépassée, lui posant problème certainement, qu’il pensait éviter (peut-être) en cherchant une ascendance l’éloignant de ce mystère des dames par une connaissance masculine.

Beau joueur, ou pressentant la seconde chance, il aide à cette quête qui commence dans un transport en commun, interrogeant les vieux passagers, en déduisant ce lieu, cette fameuse maison (institution) qui «pourrait être ici».
A l’intérieur, au rez-de-chaussée, trois femmes, comme les Parques, ayant peut-être été jeunes, s’affichant retraitées, ne se préoccupant plus que de l’heure du thé et d’étrange pilules bouleversant les champs perceptifs.
A l’étage une jeune fille, en elle-même par la musique, partant comme elle est venue, laissant son intimité réflexive dans un journal à portée de quatre mains.
Si le but, l’enjeu du plus jeune[5] est défini, la stratégie pose problème, d’autant que le joueur semble être trop manipulé pour l’être vraiment. On visite le musée (de la femme), on change les apparences (Grand Magasin), on améliore son hygiène buccale, on sort le soir, mais au plus prés de la jeune fille, porté par le hasard, il se sent plus qu’éloigné d’elle (toujours en elle-même par la musique).

Puis le trio infernal le choppe à nouveau, le met à nu et l’oblige à fuir de honte. Mais étrangement (très belle scène), un carton cachant sa tête, il peut circuler comme si de rien était, plus habillé que le roi nu (et surtout sans apparats), devenant tout regard, voyant ce qu’il ne voyait pas dans l’aspect trompeur des représentations et des conventions.[6] Il comprend alors qu’il n’est pas ce qu’il montre mais bien ce qu’il cache, un visage, une identité dans ce qu’elle perçoit et communique.
Ils osera donc aller franchir la porte, accompagné d’un narratif/voix off comprenant un dialogue entre ces dames Parques semblant le précéder et le comprendre, comme l’installant sur cet échiquier que tout le monde partage, pour une partie qui se joue à deux forcément.

Quant à Androuze, qui faisait exister Pino puisqu’il était le seul à l’appeler ainsi, il est hors jeu. Dans le grand magasin il a enfilé ces habit de femme sur ses habits d’homme faisant d’abord peur à Pino, acquérant soudainement une silhouette quelque peu «Don Quichottesque» tout en devenant asexué, unisexe, en un 1 – 1 = 0.
Neutre donc, devenu faussement ou à moitié dame, il apparaîtra alors, en déduction, que les pions pouvaient donc être des deux genres tout en étant de deux couleurs (rouge et blanc sûrement).
Androuze n’a pas cherché sa moitié mais l’a surajoutée, trop au présent pour saisir autre chose que des objets et certainement pas les règles du jeu des dames, qui, pour nous et au final, reste toujours de société, en un théâtre inépuisable en quelques mots où, par le talent d’un auteur, on badine et marivaude avec l’absurde en toute finesse, humour et intelligence.

Notes

  1. Surveillant.
  2. Qui se cueillent, qui sont pleins de jus et de graines et qui se fripent au-delà de leur courte saison d’apparition.
  3. Deux noms choisis naturellement par Androuze demandant p.9 : «C’est ton nom ça ? C’est toi qui l’as choisi ?». Nous ne saurons rien des noms originaux mais dans ce choix du baptiseur, on notera l’idée d’une petite «pine» et de l’anagramme de pion.
    Quand à «Androuze», il devient comme ses discours, ses vêtements, cette ville seventies, ces couleurs quasi daltoniennes, en annulant par la francisation phonétique retranscrite (car parlée) sa tentative de modernité, de chic (peut-être d’équivoque) par un prénom anglo-saxon.
  4. Ce qui explique en partie cet ancrage seventies.
  5. Notons qu’Androuze, s’il n’était brun, plus grand, coiffé autrement, pourrait très bien être un Pino plus âgé, les deux ayant le même visage.
  6. En trois belles scènes : une où, dans un film passant à la télé, un singe semblant surgir de la rue Morgue, vole une sorte de Joconde, l’autre où les vêtements volés brouillent le genre d’une statue en place publique et, enfin, où un clown fait rire à ses dépends plutôt qu’a son spectacle. Ici Pino ne rira pas, ne pleurera pas mais saignera (du nez ?) comme marquant ainsi le début de sa prise de conscience (à en faire disparaître chaussettes et chaussures).
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Chroniqué par en janvier 2007