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La coiffe de naissance

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La coiffe de naissance (ou coiffe céphalique) couvre certains nouveau-nés. Elle est un reste membranaire de la poche des eaux, autrement appelée bulle d’air amniotique et qui peut parfois recouvrir la tête des naissants. Ne mettant pas la vie du bébé en danger, elle a été pour de nombreuses traditions un élément de prédestination, et une sorte de talisman, voire le phylactère d’un langage qui s’apprendrait[1]. On gardait ou on vendait ce quasi parchemin aux lignes de vie se confondant à une écriture de chance, pouvant préserver son possesseur du mauvais sort.

Une de ces lettres, création et chaire de l’intime, surgit des archives familiales à la mort de la mère de l’auteur Alan Moore. Coiffe appartenant à sa grand-mère, elle devient le point nodal, la carte psycho-géographique[2],  l’auréole et le troisième œil d’un artiste alors dans la quarantaine, allant s’assumant magicien/chamane d’un au-delà du verbe présent.
Il en fit un long poème, une performance mise en musique par David J et Tim Perkins, présentée une unique fois le 18 novembre 1995 dans un vieux tribunal de Newcastle[3].
Ce soir-là, Eddie Campbell, l’alter ego de From Hell, n’était pas présent. Mais il en découvrit l’enregistrement en visite chez Moore trois ans plus tard. Pour un auteur de bande dessinée, ce discours traduit d’une quasi «bulle», d’un quasi «phylactère», n’avait plus qu’à être mis en images et autrement traduit. Dans sa prédestination questionnée, cette coiffe pouvait s’affirmer comme un commentaire en image d’une interprétation poétique. Un récit visionnaire d’un créateur dont on montrerait les visions provoquées sur un de ceux qui l’on écouté.

En cela, La coiffe de naissance apparaît avant tout comme une adaptation en bande dessinée d’un texte littéraire, celle d’une poésie orale plutôt qu’une autobiographie en neuvième chose. Certes, Alan Moore y évoque sa jeunesse, qui elle-même résonne avec celle du dessinateur de deux ans son cadet. Mais le ton n’est pas au «Je»[4], bien plutôt à une interrogation sur la vie, téléologie dont le Moore représenté, évoqué, n’est qu’un aspect, un mot imprécis, un élément à peine individualisé[5] d’une famille, d’une société, d’une génération et de l’humanité.
D’ailleurs, au-delà de la dizaine de planches introductives, plus de bulles, mais des narratifs où le rythme et les visions poétiques priment.

Publié en 2005, A Disease of Language est l’édition en langue anglaise actuelle qui regroupe The Birth Caul (1999) et Snakes and Ladders (2001), les deux performances poétiques d’Alan Moore mises en bande par Eddie Campbell. Le choix du titre de cette édition est intéressant[6], il témoigne me semble-t-il d’un enjeu et d’un écueil auxquels a dû faire face le dessinateur. Malgré sa force et ses qualités, La coiffe de naissance reste une œuvre bancale, et c’est peut-être ce qui peut la rendre passionnante. Eddie Campbell est confronté à un texte poétique qui par essence fait image et rythme. Comment éviter une redite par l’image ? Comment mettre en page ces images ? Qu’apporter à un texte qui se suffit à lui-même et qui a peut-être aussi été conçu pour un dispositif scénique et un accompagnement musical ?

Peut-être la vraie question est-elle «pour qui» ? Pour le lecteur ? Oui et pour lui, Campbell, lecteur-auditeur, ami de Moore. Quand il apprend de sa mère, ultimement, le livre terminé, avoir été lui aussi un bébé coiffé, il l’entend comme un soulagement, une prédestination justifiant son travail. Reste que la mise en image, dans ses errances, ses emprunts, ses clairvoyances, etc. peut en dire bien plus long sur certaines limites, voire motivations d’un auteur revenant d’un From Hell sans pour autant aller vers un paradis. La part d’autobiographie toucherait alors moins Moore qu’un Campbell amené aux lisières de son langage[7].

Notes

  1. Le phylactère est à l’origine un fragment de texte religieux ou une bandelette de parchemin servant d’amulette ou de talisman.
  2. Un «vous êtes ici» qui à sa manière rejoint le parti-pris «généalogique» du roman de Moore intitulé La voix du feu, dont la première édition date de 1996.
  3. Performance qui fit l’objet d’un CD, intitulé Birth Caul.
  4. Mis à part l’épisode déclencheur, celui de la mort de sa mère et de la découverte de la coiffe céphalique, Alan Moore emploie uniquement «nous», et jamais la première personne du singulier…
  5. Le dessin de Campbell accompagne justement cette imprécision.
  6. Je précise que je n’y pas eu accès lors de cette chronique et que je n’ai pas lu Snakes and Ladders.
  7. Notons aussi que pour Moore, cette coiffe est un moyen de retourner aux sources du langage s’apprenant. Quand il évoque sa prime enfance, la parole poétique se fait enfantine, au limite du babil.
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Chroniqué par en juin 2013