Neonomicon / Providence
En neuvième chose, la littérature est principalement appréhendée comme possiblement adaptable. Voir une œuvre littéraire comme une entité à commenter, à analyser, avec les possibilités narratives et fictionnelles de la bande dessinée n’a pas, à ma connaissance, été envisagé autrement que de manière très ponctuelle et encore moins dans le cadre éditorial traditionnel d’une série dépassant une audience confidentielle
Neonomicon et Providence inaugureraient en ce sens cette tentative d’exégèse. Ici pas d’énième « inspiration », « adaptation » ou d’hommage à Lovecraft plus ou moins cryptés, mais bien un questionnement sur toute sa démarche littéraire, n’épargnant ni sa biographie, ni son environnement culturel et historique.
Le tour de force pourra sembler être de l’avoir fait par une fiction. Pourtant, dès la première histoire intitulée l’arrière-cour (The courtyard), Alan Moore semble donner la clef de ce possible, en constatant que tout cela est histoire de langage acquis ou à acquérir, en montrant son personnage enquêteur entrant en possession de l’Aklo, un langage imaginaire et extraterrestre repris par Lovecraft.
Le constat serait alors qu’une œuvre littéraire et son commentaire partagent le plus généralement un même langage. La neuvième chose, par l’usage des images et de ses caractéristiques propres[1], introduit une distance littéralement aliénante. L’intelligence d’Alan Moore serait alors de tout considérer comme un langage qu’il s’agirait de posséder. Ainsi de la bande dessinée dans la totalité de ses aspects (jusqu’à ceux éditoriaux), mais aussi de l’œuvre de Lovecraft elle-même (des textes à la vie de leur auteur). Les deux forment ainsi des systèmes de signes différents mais que l’on peut acquérir, pour pouvoir les utiliser, ou bien les traduire l’un l’autre ou autrement encore.
A travers cette première histoire et l’acquisition de l’Aklo, Moore insiste sur le fait que la possession d’un langage change profondément (intérieurement) la perception, offrant un nouveau regard, renouvelant ou révélant le monde. Moore joue d’ailleurs de cet aspect autrement dans Neonomicon, en insistant sur la myopie de son personnage principal, Merryl Brears, mais aussi des formes d’aphasies qu’elle rencontre face à l’utilisation de l’Aklo ou à « l’accent » de Johnny Carcosa. La crudité et la violence de certaines scènes qui suivront, tout en jouant sur une dialectique de ce qui se montre ou ne se montre pas (se floute), déplacent aussi progressivement le débat vers l’usage d’un langage, sur une forme de savoir communiquer, de dire, dépassant le jargon entre-soi devenu innommable (incapable de nommer) et le permettant, pour une œuvre en devenir, se construisant dans un monde intérieur à partager, tangible dans un langage qui se montre performatif.
Avec ses deux histoires préliminaires annonciatrices[2] qui plus est dans un futur discrètement parallèle[3], Moore fixe ses moyens, pour questionner et analyser plus précisément l’œuvre d’un écrivain du siècle dernier.
Providence, plus qu’un lieu, retrouve alors son sens de « Dieu gouvernant sa création »[4], après que le verbe se soit affirmé originel (déduit d’un langage fondateur), mais aussi après avoir montré qu’il se fera chair dans un avenir proche sans l’être car parallèle[5].
En jouant si intelligemment de ce recul, Alan Moore semble s’amuser à la fois de ceux pour qui un texte peut devenir une révélation, et pour d’autre rester dans l’ « a-signifié », voire dans une insignifiance. Le personnage principal de Providence est un journaliste, Robert Black, cherchant l’inspiration pour un roman en voyageant dans la Nouvelle-Angleterre. S’il voit et rencontre ses habitants parfois laissés pour compte, il n’en décèle pas ce qu’un écrivain ayant sa propre langue littéraire, pourrait y voir de caché, d’occulté pour ne pas dire d’occulte.
Moore va plus loin encore, en particulier dans l’utilisation de la bande dessinée, montrant avec détails un contexte historiquement précis, mais aussi des images que Blake ne verra jamais. Des images que les lecteurs verront à divers registres mais qu’ils seront surpris par la suite de ne pas trouver, ni déceler dans les extraits fac-similé du journal intime du journaliste qui, tout aux faits, reste plus à la surface des choses que bien des images. Reste que plus que le voyage d’un incrédule au pays de Lovecraft, Providence mais aussi ce qui la précède, interrogent magistralement des mécanismes complexes et leurs limites, aux sources de la perception, de la création, sachant pour le meilleur ou pour le pire renouveler ou occulter l’appréhension du réel.
Notes
- En particulier son importance accordée, de par son histoire éditoriale, à la fiction ou à la sérialité autour de personnages, par exemple.
- Merryl est à la fois une nouvelle Marie et son contraire : pas de virginité mais une addiction au sexe faisant l’objet d’une thérapie, pas d’ange aérien mais un « démon » aquatique, pas d’immaculée conception mais un viol et son lot de blessures et de souffrances physiques.
- Les dates correspondent à notre présent. Mais la présence de dômes géants au dessus des villes induisent à notre imaginaire contemporain l’idée d’un futur.
- Un démiurge qui ici peut aussi être bien évidement un écrivain.
- Moore joue ainsi sur l’idée de suite et de « prequel » que synthétise aussi cette nouvelle série
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