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The League of Extraordinary Gentlemen : Black Dossier

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Après Lost Girls, voici qu’un autre projet d’Alan Moore régulièrement repoussé se voit enfin publié : originellement prévu pour Mai 2006, il aura donc fallu s’armer de patience et attendre plus d’un an pour pouvoir se plonger dans la lecture du troisième tome de sa League of Extraordinary Gentlemen, sombrement intitulé Black Dossier. Troisième tome, mais pas pour autant la suite des deux précédents — en effet, tant sur le plan formel que narratif, ce Black Dossier se démarque fortement des débuts de la série, au point qu’il puisse se révéler être une lecture frustrante pour les aficionados des aventures précédentes.

Car il ne s’agit pas vraiment ici de poursuivre des «aventures», mais plutôt, à l’instar du Pendule de Foucault d’Umberto Eco, de la création/recréation d’une histoire alternative qui irait puiser ses sources dans la «pulp culture». Si les deux premiers volumes jouaient sur le plaisir jubilatoire de la rencontre des personnages issus de romans désormais classiques, le Black Dossier se consacre plus à l’exploration d’une construction intellectuelle riche en références littéraires, qui impressionne par l’ampleur de ce qu’elle embrasse et absorbe, depuis les mythologies antiques jusqu’aux œuvres dystopiennes plus proches, Le Dictateur de Chaplin au même titre que le 1984 d’Orwell. Echo de ce patchwork d’histoires, la structure-même du livre, qui enchaîne les documents issus de diverses sources, rédigés «à la manière de» et allant de Shakespeare à Kerouac en passant par Wodehouse — une manière d’explorer les ténébreuses coulisses de la League.
Mais Alan Moore ne saurait arrêter là le jeu formel, et propose ici une «expérience totale» pour explorer le thème de l’initiation que l’on retrouve régulièrement dans son œuvre. Sans surprise, on constatera donc que ce Black Dossier que l’on tient entre nos mains est bien celui que lit Miss Murray, avec sa couverture noire que dissimule la jaquette. Et c’est tout naturellement que l’on découvrira les différentes pièces de ce dossier, accompagnant les personnages dans leur lecture. Mais les choses sont poussées plus loin dans la dernière partie du livre, allant jusqu’à prendre à partie le lecteur — l’encourageant à chausser les lunettes de couleur fournies avec le livre, pour «ouvrir son troisième œil» (et la troisième dimension), puis de continuer à lui donner d’autres instructions («fermer un œil et puis l’autre»).

Dans ses œuvres précédentes, Alan Moore faisait suivre à son lecteur le voyage initiatique d’un personnage — Rorschach dans Watchmen, Finch dans V for Vendetta, ou encore Abberline dans From Hell. On le voit, ce n’est plus le cas dans le Black Dossier, dans lequel on va même retrouver une figure de gourou chevelu et barbu dont l’identité ne fait aucun doute : le lecteur est interpellé, attiré dans le livre et c’est désormais à lui de se frayer un chemin vers l’illumination.
On trouve aussi ici une certaine nostalgie à moins qu’il ne s’agisse d’amertume, puisque sous-jacent à ce récit (qui se déroule en 1958) se joue la fin d’une époque, alors que la «pulp culture» est en passe de se voir remplacée par les comic books[1] — signifiant la fin de ces héros d’un autre âge au profit d’icônes plus clinquantes et moins merveilleuses. Une disparition qu’accompagne l’histoire, avec de forts accents de fin de trilogie.

Mais si l’édifice narratif (au sens large) qui est exposé dans le Black Dossier est impressionnant par son ampleur et sa démesure, il finit aussi par être un peu inutile — Alan Moore perdant de la fraîcheur des premiers volumes, en oubliant que ce qui faisait l’attrait de la League était aussi les aventures, et pas seulement le jeu des clins d’œil érudits. Le tour de force (stylistique en particulier) est remarquable, mais un peu comme c’était le cas pour Lost Girls, finit par fatiguer à trop vouloir afficher son intelligence.
Volontairement placé en décalage de la série (puisqu’un «Volume III», pour l’instant intitulé Century, devrait suivre), le Black Dossier est donc une œuvre hybride, plus document de référence que récit, l’exposé parfois un rien fastidieux d’une toile de fond imposante mais pas forcément essentielle.

Notes

  1. Avec l’avènement du «Silver Age» qui débute officiellement en 1956 avec l’apparition de la version moderne de The Flash dans Showcase #4 chez DC Comics.
Chroniqué par en février 2008