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Le Collectionneur de Briques

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Le Collectionneur de briques, un surprenant récit court de l’auteur portugais Pedro Burgos paru chez 6 pieds sous terre, parle d’un architecte vieillissant, s’enfonçant dans le souterrain de ses propres obsessions après une faillite professionnelle doublée d’un trauma personnel. Jusqu’alors architecte fort occupé, Valerio voit son studio s’écrouler avec la crise financière au Portugal. Il garde néanmoins un projet personnel : la réhabilitation d’un petit bâtiment dont il est le propriétaire. Seulement, Valerio fait face à deux obstacles conséquents. D’un côté, son beau-fils lui met la pression pour qu’il vende le bâtiment à des gens qui le transformaient sans doute en une location de vacances à la airbnb, puisque Lisbonne se transforme de plus en plus en une destination touristique commodifiée. D’un autre côté, il récupère tout doucement d’une amnésie accidentellement provoquée lors d’une altercation avec les sans-logements qui squattaient son bâtiment.

Le Collectionneur de briques dépasse cette seule intrigue et se montre plus qu’un récit ou qu’un essai basé sur un personnage. En fait, le livre offre un portrait concis des effets du désastre économique et politique sur la psyché des habitants de la ville ainsi que de la difficulté désarmante à identifier une source à ces problèmes, source qui permettraient de réagir et surmonter ces effets. Suite à la pauvreté systématique de ses finances publiques et sa faible croissance économique, le Portugal fut frappé particulièrement fort par les crises du milieu des années 2000, laissant des séquelles fortes chez l’entièreté de la population. Pas un seul secteur de classe sociale ne fut épargné par la baisse de la qualité de vie, mais certains furent touchés d’autant plus fort, soit par la perte soudaine d’emploi (et l’absence d’emploi par quelque raison que ce soit) ou les coupes drastiques des avantages sociaux. Cela déboucha sur une longue période d’austérité draconienne, soutenue par des programmes de l’Union européen, de la Banque centrale européen, du FMI, et bien sûr des décisions politiques prises par les législateurs domestiques.

Même si la situation s’est en partie améliorée aujourd’hui, et un gouvernement de coalition de gauche semble avancer d’autre façons de résoudre les problèmes économiques que par le biais de l’austérité (le temps nous dira s’il s’agit de la bonne voie, cela semble pour le moment fonctionner sur le court terme et d’un point de vue pragmatique), Burgos a écrit et dessiné ce livre dans ce contexte, et ça se voit.

En fait, Le Collectionneur de briques pourrait aisément être rapproché d’autres créations d’artistes portugais qui, ces dix dernières années, ont réagi à cette situation politique et économique : Marco Mendes, Francisco Sousa Lobo, Tiago Baptista, Marcos Farrajota, Amanda Baeza, José Smith Vargas sont autant d’exemples de cette mouvance. Ce qui rapproche ces auteurs est moins une question de forme ou de style qu’un certain positionnement politique vis-à-vis de cette crise, présumément inévitable, et de ses effets destructeurs. L’instabilité économique, politique et sociale du pays génère des figures d’autorité écrasantes et désincarnées qui sont bien trop diffuses et distantes pour être cernées et comprises. Susannah Radstone écrit, dans un perspective psycho-analytique, « … dans une société où l’autorité est diffuse, incompréhensible, et même incohérente, l’agressivité contre cette autorité est plus dur à mettre en œuvre, puisque cette autorité est plus difficile à identifier et donc moins disponible à une imagination incorporante »[1]. En d’autres mots, qui accuser ?

Il n’est pas excessif de reprendre ce cadre psycho-analytique pour Le Collectionneur de briques, au vu de la fragilité psychique du protagoniste. En fait, Valerio ne crée pas l’image d’un « ennemi » qu’il aurait à vaincre, mais se choisit simplement un objectif – empiler des briques, reconstruire le petit bâtiment, rester actif – non pas pour animer une flamme politique, mais plutôt pour investir ce que la critique culturelle Sianne Ngai nomme des ugly feelings[2], ce qu’elle décrit comme ces « affects mineurs qui sont ni intentionnels, ni orientés sur des objets, et donc plus aptes à produire une ambiguïté politique et esthétique »[3].

L’ambiguïté décrit bien le livre de Burgos : même si Valério agit, fait des choses et entreprend même une nouvelle relation amoureuse avec Chiara (malgré les origines secrètes de cette relation), ses actions restent d’une basse intensité. De petits pas, au quotidien. Néanmoins, c’est bien là la manière que Valerio trouve pour résister à la décision sociale qui lui a été imposée. Il refuse d’être un architecte irrécupérable et deviens un citoyen libre, agité par sa propre volonté et son propre désir, même si cela l’amène à s’aliéner des autres. Les gens du quartier l’appellent le « fou aux briques », les touristes « Mr. Brickman ». Sa fille essaye de le faire changer de vie. Son beau-fils ne recule devant rien pour l’amener à vendre le bâtiment. Et une myriade d’autres personnages semble vouloir lui assigner autant de rôles à jouer, qu’il refuse immuablement en faveur de sa collecte quotidienne de briques. Valerio se soustrait aussi aux directions contradictoires que Lisbonne semblerait offrir : d’une part le tourisme de masse, et d’autre part, les manifestations incessantes de la population défavorisée pour lutter contre la précarité. Pris entre les deux, Valerio explore, seul, une troisième voie.

Le livre a beau avant tout être articulé autour de l’histoire de Valerio, Burgos parvient à créer un paysage social qui en dit long sur les pièges sociaux de la situation contemporaine. Un des personnages récurrents du décor, par exemple, un homme qui semble fondre, dessiné à l’arrière-plan comme un amas de grosses gouttes : on ne connaîtra ni son nom, ni son histoire, et on ne saura pas s’il s’agit réellement du même personnage, mais il s’agit de l’illustration directe et quasi littérale du fameux dicton de Karl Marx, « tout ce qui est solide se fond dans l’air », expression reprise par Marshall Berman comme titre de son célèbre essai sur la modernité (All that Is Solid Melts into Air). Tout ce qui était acquis (sécurité, stabilité économique, confiance dans les institutions démocratiques, etc.) se retrouve fracturé, si pas évaporé. On pourrait lire dans ce contraste une des raisons pour lesquelles Valerio choisit et collectionne des briques, symbole solide, matérielle, mais aussi unité minimale de construction.

La construction que Valerio va réaliser avec ces briques est, de façon paradoxale, à la fois claire et obscure. Obscure au sens strictement architecturale, si l’on y cherche une fonction ou un usage. En effet, s’il avait un plan, quel était-il ? Quel est le but de cette « rénovation » à l’intérieur même du bâtiment désuet ? Mais en suivant les descriptions de Chiara, la construction se révèle plus claire : « un amoncellement irrationnel de murs », « une entropie d’espaces inachevés », « un labyrinthe de traumas ». Ils tiennent en tant que tels et n’ont pas de significations au-delà de leur propre matérialité et en tant que produits d’une action…

Ces caractéristiques pourraient également s’appliquer au récit de Valerio et peut-être au livre lui-même. Le Collectionneur de briques nous offre-t-il une narration claire, manifestant en ses pages une « solution » à la crise ? Est-ce-qu’il s’agit d’un récit fini, donnant au lecteur un sentiment de satisfaction et de complétude ? Peut-être que non, mais c’est néanmoins dans sa propre structure livresque que Le Collectionneur de briques tente de montrer au lecteur une possible voie dissidente, en rupture avec les habituels discours et rôles que l’on attendrait d’une fable sur le pouvoir politique. Il ne s’agit pas tellement pour Valério de ne pas faire, comme le Bartleby de Melville, mais plutôt de faire autrement.

L’expérience de l’auteur, Pedro Burgos, en tant qu’architecte professionnel est moins révélatrice que la création de bande dessinée qu’il a été amené à réaliser en partie dans ce contexte, en créant une page de bande dessinée périodiquement publié dans le magazine de l’association local d’architectes. Dans celle-ci, il a exploré une structure compositionnelle plus libre, à tendance décorative, permettant de suivre de multiples fils narratifs qui sont autant d’essais, très brefs mais incisifs et humoristiques, sur l’architecture. D’une certaine manière, Le Collectionneur de briques est corollaire de ce travail, mais tente aussi de pousser cette recherche en lui donnant forme au sein d’un récit court. Poète de bande dessinée et chroniqueur urbain, autant dans ses projets collectifs qu’individuels, Burgos ne cesse de produire des œuvres fascinantes dans un style linéaire, calme et maîtrisé. Tout en gardant l’équilibre entre compositions de page conventionnels et plus libres, aux décors remplis de clin d’œil et de blagues en arrière-plan, il s’agit d’un projet simple mais passionnant, qui vise à montrer la force de dissidence de tâches inhabituelles mais pas inefficaces.

Notes

  1. Susannah Radstone, « Social Bonds and Psychical Order : Testimonies », Cultural Values, volume 5, numéro 1, janvier 2001, p. 59-78.
  2. Expression difficile à traduire, ugly feelings pourrait se lire littéralement comme des émotions ou des sensations dures, difficiles, déplaisantes, laides, renvoyant aussi à l’expression feeling ugly signifiant le malaise/mal-être.
  3. Sianne Ngai, Ugly Feelings, Cambridge, Harvard University Press, 2005.
Site officiel de 6 pieds sous terre
Chroniqué par en septembre 2017