Les Marais du Temps
Alors que la série principale des Spirou et Fantasio est sans repreneur depuis le limogeage du duo Morvan-Munuera en début d’année, voici que sort sous la plume de Frank Le Gall le deuxième volume de la collection «alternative» inaugurée l’année dernière avec Les Géants Pétrifiés de Yoann et Fabien Vehlmann. Rappelons au passage l’idée séduisante derrière cette collection : mettre en avant «une œuvre d’auteurs» et par conséquent proposer un espace où pourrait se concrétiser l’envie de ces auteurs de réaliser une aventure de Spirou, avec comme objectif qu’ils y livrent leur vision strictement personnelle. Crédo par ailleurs fièrement affiché sur le site officiel du groom de Dupuis, assorti de considérations plus terre à terre de format et de pagination. Rassuré sur ces convictions, c’est donc avec un certain appétit que je me suis jeté dans la lecture de ce nouvel opus.
Las. Comme dans tout bon contrat, il est recommandé de prêter attention aux clauses de bas de page, écrites en petits caractères. Et pour cause — après nous avoir fait miroiter ces belles promesses, Dupuis se fait fort de prévenir tout dérapage, et indique fermement les consignes à respecter : «Cette série parallèle proposera de VRAIES aventures de Spirou et Fantasio ! Ni parodie, ni exercice de style, ces aventures seront lisibles par un très large public, le même qui a assuré le succès de la série “classique” depuis des décennies.» Et la série «parallèle», annoncée tout d’abord comme un espace d’expression, devient alors une simple extension de la série «classique», devant respecter le canon établi. Un canon par ailleurs bien encombrant, si l’on en juge de ces Marais du Temps plutôt franchement ratés.
Pourtant, un peu comme c’était le cas pour Les Géants Pétrifiés, la patte de Frank Le Gall fonctionne plutôt bien, proposant un dessin résolument éloigné de la référence établie par Franquin, tout en la respectant avec personnalité. Malheureusement, le ramage n’est pas à la hauteur du plumage, et l’on s’ennuie ferme dans cette histoire peu inspirée. Si la première lecture laisse transparaître le recourt à des ressorts narratifs un peu trop évidents, la seconde est des plus éreintantes, tant les défauts de ce scénario bancal sont apparents — faux-pas d’autant plus impardonnable lorsque l’on s’attaque au sujet du voyage dans le temps, habituellement riche en paradoxes et constructions vertigineuses.
Au-delà de la trame du récit, c’est tout l’ensemble qui accumule les contradictions : réaliste d’un côté avec son portrait du Paris du XIXe siècle et son argot coloré, abracadabrant de l’autre avec les réflexions fréquentes d’un Spip doté, sinon de la parole, du moins d’une pensée très articulée ; adulte dans sa présentation de l’univers plutôt sombre des bas-fonds du Marais, franchement infantilisant dans les pitreries de Fantasio ou le deus ex machina qui vient apporter une conclusion heureuse à l’aventure.
Quant aux personnages principaux, on les retrouve fidèles à eux-mêmes (le Comte de Champignac et ses champignons, Zorglub et sa morgue habituelle, Spirou en héros chanceux) — trop fidèles sans doute, avec la très nette impression que Frank Le Gall se sent obligé de forcer le trait, dans un hommage appuyé qui hésite alors entre la paraphrase et la parodie involontaire.
Les Américains avaient pourtant montré la voie : on se souvient du Superman’s Metropolis[1] qui revisitait le mythe du «Man of Steel» au travers de l’histoire du film de Fritz Lang, lui donnant une dimension de sauveur au sens social ; du Dark Knight Returns de Frank Miller ou de la production du duo Jeff Loeb-Tim Sale,[2] qui plaçaient au centre du récit la voix intérieure de héros plus souvent habitués à enchaîner les scènes d’actions, apportant un éclairage nouveau sur leur psyché ; ou encore le plus récent 1602, où Neil Gaiman et Andy Kubert faisaient surgir les héros de la Marvel avec quatre siècles d’avance dans l’Angleterre de la Reine Elizabeth, pour un grand jeu de piste référentiel et jubilatoire.
Peut-être faudrait-il trouver (dans un retournement ô combien ironique) les sources de cette liberté de réinterprétation plus marquée outre-Atlantique dans un système de production souvent jugée ici comme industrielle, et qui a vu un grand nombre de styles et de talents présider à la destinée de ces personnages, leur donnant une dimension mythique et iconique. Ainsi les récits de super-héros seraient en quelque sorte une nouvelle forme de tradition orale, sans cesse réactualisés et réinventés au fil des narrations, accumulant les exploits successifs tout en existant dans un «maintenant» perpétuel — chaque nouveau narrateur ayant à cœur de laisser son empreinte sur un personnage.
Dans la production franco-belge, Spirou est pourtant la série qui s’approcherait le plus d’une telle conception — au fil des équipes qui se sont succédées aux commandes, ce sont autant d’époques, de préoccupations que l’on a explorées accompagnées d’une galerie mouvante de «méchants» hauts en couleur : Zantafio et Zorglub, Cyanure et Don Vito Cortizone parmi les plus récurrents. Mais même ces additions ou ces tiraillements se font autour d’un cœur quasiment immuable, une poignée de personnages intouchables et irréductibles — filliation incontournable qui rejoint un trait toujours réminiscent de celui de Franquin.
Si ces «aventures par…» s’autorisent quelques écarts graphiques, elles se montrent cependant tout aussi respectueuses du mythe que la série principale. On serait en droit de se demander qui est à mettre en cause, de Dupuis exigeant «de VRAIES aventures de Spirou et Fantasio», ou des auteurs rendus timorés face à l’unique tentative qui leur est accordée et qui livreraient alors une copie appliquée et raisonnable. Quant au prochain volume parallèle, on en espérera donc peu : Le Tombeau des Champignac (signé Fabrice Tarrin et Yann) arbore d’ailleurs une couverture que l’on jurerait signée Franquin — plaisir de faiseur pour les auteurs réalisant un vieux rêve, peut-être.
On avait espéré une série de Spirou alternative, celle-ci n’est que parallèle — non pas décalée, mais tout juste transposée.
Notes
- Premier volet de la trilogie expressionniste de Jean-Marc & Randy Lofficier associés à Ted McKeever : Superman’s Metropolis, Batman Nosferatu et Wonder Woman : Blue Amazon, tous trois dans la collection éphémère Elseworlds de DC Comics.
- The Long Halloween, Superman for All Seasons chez DC Comics, Daredevil : Yellow, Spider-Man : Blue ou encore Hulk : Gray chez Marvel.
Super contenu ! Continuez votre bon travail!