
Morlac
On l’avait compris très vite, en lisant ses premiers comics auto-publiés sous le label Mano-Blanco Comics — Leif Tande a du talent, et n’hésite pas à se lancer dans des idées folles, que ce soit pour s’attaquer à «l’homme qui pensait cent fois plus vite que tous les autres hommes» ou pour ré-inventer la bande dessinée dans son Histoire Spaciale. On avait d’ailleurs pu retrouver un peu de ces expérimentations débridées dans son Villégiature, mais plus récemment, son Palet Dégueulasse dans la collection du Poulpe chez 6 pieds sous terre s’était fait beaucoup plus conventionnel, gardant son trait proche de Tirabosco, mais laissant l’inventivité narrative au vestiaire.
Tout cela pour dire que Morlac voit Leif Tande revenir en force avec un objet incroyable et surprenant, signant ici sans doute la première bande dessinée en trois dimensions narratives.
On se souvient peut-être de quelques planches égarées de Patrick McEown dans le premier Weasel de Dave Cooper, où un petit groupe de personnages se poursuivaient de case en case, utilisant la structure de la planche pour sa dimension spatiale, plutôt que dans son acceptation d’organisation temporelle. Et de prendre une échelle ou un escalier pour changer de «bande», à moins qu’il ne s’agisse d’ouvrir une porte pour passer la «gouttière».
Morlac reprend un peu le même concept, mais utilise la «grille» de trois cases par quatre d’une page comme autant d’univers parallèles, suivant les déplacements d’un homme en noir, chapeau melon et malette de rigueur. D’une simple case sur la première page, on va ainsi voir se multiplier les incarnations de ce personnage au gré des possibles et des bifurcations — et ce, jusqu’à ce que la boucle soit bouclée, et que l’on revienne au point de départ.
Déjà ambitieux dans son concept, Leif Tande complique encore plus les choses en conservant la dimension spaciale du découpage en cases — permettant à certains de ses personnages de descendre d’un étage, de passer d’une case-couloir à l’autre, voire même de se croiser dans un jeu de paradoxes réjouissant — à donner le vertige.
Et si tout cela ne suffisait pas, il faudra noter la tendance répétée des cases à entrer «en résonnance» les unes avec les autres, causant à court terme un «effondrement des possibles» concrétisé par la fusion (souvent violente) des cases impliquées — et de leurs personnages.
Si la lecture d’un tel récit est éminemment ludique, elle se montre également passablement ardue, et l’on se retrouvera régulièrement à revenir en arrière dans un exercice de jonglerie mentale visant à démêler tous les fils. Vu l’importance des repères spaciaux dans la structure de la page, on aurait même pu souhaiter avoir une édition sur la seule page de droite, afin de ne pas avoir à devoir rectifier une inversion instinctive lorsque l’on tourne la page.
Labyrinthesque et diablement inventif tout au long de ces 144 planches, Morlac est un projet OuBaPien étourdissant, mais qui, comme beaucoup d’expérimentations basées sur la forme, impressionne plus par le tour de force qu’il représente plutôt que par le fond de l’histoire.

Super contenu ! Continuez votre bon travail!