NonNonBâ

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Lorsque l’on évoque les yôkai,[1] on en vient immanquablement à mentionner l’œuvre de Mizuki Shigeru, qui leur fait une place de choix. Que ce soit dans sa série emblématique GeGeGe no Kitarô ou dans les plusieurs «encyclopédies» qu’il a publiées sur le sujet,[2] celui qui est aujourd’hui le président de la Sekai Yôkai Kyôkai («Association Mondiale pour les Yôkai») s’est attaché durant toute sa carrière à prolonger à sa manière le travail de Toriyama Sekien.[3]
Faisant ses débuts en 1957 avec Rocketman en prenant rapidement ses distances avec l’école Tezuka, il reste un auteur de kashibonya[4] jusqu’en 1964, date à laquelle il participe aux débuts de la revue Garo (dont il restera un contributeur régulier jusqu’en 1979). C’est d’ailleurs dans le numéro de Mars 1966 que le personnage qui deviendra GeGeGe no Kitarô fera sa première apparition, dans l’histoire Hakaba no Kitarô («Kitarô du Cimetière»). Maître reconnu du manga (une rue de Sakaiminato dans la province de Tottori, son lieu de naissance, porte désormais son nom), il a compté parmi ses assistants de grands noms comme Tsuge Yoshiharu, Tatsumi Yoshihiro, ou encore Ikegami Ryôichi.

Récit autobiographique, NonNonBâ laisse à découvrir la construction de l’imaginaire de Mizuki Shigeru, tout en traçant en arrière-plan le portrait du Japon d’avant-guerre. NonNonBâ progresse tranquillement, au rythme de la vie, sans chercher à raconter absolument quelque chose. Il y a là le goût des souvenirs d’enfance, doux ou amers, racontés sans urgence parce que, après tout, la suite, on la connaît — il importe plus d’explorer ce passé si riche en histoires.
Le volume est structuré en deux parties, chacune suivant deux amitiés qui ne sont pas encore tout à fait de l’amour, jusqu’à leurs fins tragiques. Apprendre à faire le deuil de ceux qui nous ont quittés, c’est aussi cela grandir, c’est aussi cela la vie. Mais ce serait une erreur que de vouloir limiter NonNonBâ à ces deux disparitions, aussi touchantes soient-elles.[5]
Ce serait passer à côté de la dimension initiatique qui est au cœur de ce récit, tendu entre l’entrée de plain-pied de NonNonBâ dans la vie quotidienne des Murata, et les dernières découvertes en compagnie de Miwa. Mizuki rappelle d’ailleurs cette séquence dans les pages couleurs qui ouvrent ce récit, soulignant l’importance de ces expériences sur sa carrière d’auteur, et rendant hommage à ces deux guides des «choses qu’on ne voit pas et qui existent aussi».

NonNonBâ s’inscrit donc dans une sorte de tradition orale, jouant sur la connivence qui s’établit pour mieux surprendre ou étonner. On assiste ainsi à la transmission du savoir d’une génération à l’autre, la sagesse de NonNonBâ trouvant écho dans la curiosité et l’imagination du jeune Shige. Mais loin d’être une expérience mystique et uniquement spirituelle, la connaissance des Yôkai est pétrie de pragmatisme et de recettes, afin d’assurer une cohabitation harmonieuse entre les deux mondes — le fantastique délaissant ses atours horrifiques pour se faire familier, proche et parfois même amical. Ici, pas de raison qui supplanterait le merveilleux — les yôkai existent, cela ne fait aucun doute.
Autre influence sur le jeune Shige, la seconde figure tutélaire de ce récit, à savoir le père, dilettante et bon-vivant, fasciné par un autre fantastique — le progrès. Un progrès riche d’inventions incroyables (comme ce «train qui roule sous la terre»), mais un progrès qui peine à atteindre la campagne, et qui verra la mythologie moderne du cinéma vaincue (coup du sort ?) par la disparition du projecteur. Mais au-delà de cette ouverture sur le vaste monde et ses récits dignes de Marco Polo, le père se présente également comme un pendant nonchalant aux inquiétudes de la mère, encourageant Shige sur la voie de la création.
Et, alors que (presque à regrets) il faut apporter au livre une conclusion, on retrouve ces deux figures qui, chacune à son tour, va offrir un cadeau au jeune Shige. Deux présents essentiels dans le devenir de l’auteur, puisque (bouclant la boucle et apportant une résolution au voyage de ce livre) ils figurent en bonne place dans la séquence d’introduction, cette séquence en couleur qui, encore une fois, souligne l’importance de cette période de sa vie.

A l’instar de la narration, faite d’un mélange d’humour et de drame humain, le dessin mélange les styles : à la fois naturaliste dans sa re-création du Japon d’avant-guerre avec un trait précis, détaillé et noir, choisissant au contraire un dessin plus délié et proche de la caricature pour ses personnages terriblement expressifs — une autre manière de mettre les hommes sur le même plan que les yôkai, et d’en affirmer la réalité. Sur le grand format de la page, le trait vit et s’anime, les grillons chantent et le vent fait bruisser les branches.
Autobiographie discrète (pas de discours appuyé à la première personne, mais un récit qui se révèle doucement), NonNonBâ propose un voyage exceptionnel aux sources de l’inspiration d’un grand auteur.

Post-Scriptum : On notera la qualité de l’adaptation de Cornélius, avec une introduction et des notes des traducteurs qui accompagnent le lecteur dans sa découverte. Par ailleurs, le choix de «sous-titrer» les onomatopées et autres textes japonais intégrés au dessin se révèle être la moins mauvaise des solutions à un problème inextricable.
Enfin, à ceux qui rechigneraient devant le prix (29€ pour plus de 400 pages), je signale que le dernier Prix Goncourt se trouve dans les mêmes eaux (25€), tout comme l’édition «collector» du Da Vinci Code en DVD (27€). Juste une question de perspective.

Notes

  1. Terme désignant les créatures du bestiaire médiéval Japonais, et incluant animaux, monstres et autres êtres surnaturels.
  2. Comme son Nihon Yôkai Taisen («Encyclopédie des Yôkai du Japon»), Yôkai Daihyakka («Etude des Yôkai») ou encore Yôkai Daizukai («Anatomie des Yôkai»).
  3. Toriyama Sekien (1712-1788) est un artiste de l’ukiyo-e qui a réalisé la série des Hyakki Yakô, une encyclopédie en quatre volumes des êtres surnaturels du Japon. Cette page (en Japonais) présente quelques extraits de cette œuvre.
  4. Librairies de location, populaires dans le Japon d’après guerre. Elles sont les précurseurs des actuels «manga kissa».
  5. On pourra également noter le thème de la guerre «jouée» par les enfants, dans lequel le jeune Shige arrive aux mêmes convictions pacifistes que l’auteur adulte.
Site officiel de Mizuki Shigeru
Site officiel de Cornélius
Chroniqué par en décembre 2006