Poor Sailor

de

Thomas quitte sa femme, sa maison, sa vie terrestre pour l’aventure maritime, attiré en cela par les beaux discours de son frère Jacob où certains mammifères marins ont une taille à vous transformer en chevalier combattant un dragon, dimension d’une gloire espérée en ce monde affleuré bien supérieure à une bâtisse comme celle qu’il construit.

En fait d’aventure c’est un autre quotidien qu’il rencontre, et cette couleur verte plus ou moins pâle qu’il fuyait (qui lui permet de fuir car se confondant avec l’obscurité), s’éparpille autrement sur les océans et les cieux de la planète où l’exotisme est à vendre et hors de prix pour être juste aperçu d’un quai de port vite parcouru, jamais trop loin de ce bateau commerçant des poissons morts.
Il croyait maîtriser son destin, il n’est que pêcheur de petits animaux suffocant à l’air libre, ballotté par la mer, aux ordres d’un frère privilégiant le rentable. Plus qu’un bras, il perdra tout, sur terre comme sur mer. Revenu, il reprendra sa bâtisse là où il l’avait laissée, après le tour d’un monde devenu incolore qui l’aura rendu solitaire et définitivement gaucher.

Harkham s’inspire d’une nouvelle de Maupassant[1] mais lui insuffle un avant et un après, dans une relation à la nature épique et typiquement américaine où il s’agit de vivre aux frontières (réelles et imaginaires), où la moindre des chasses à l’animal libre (force surhumaine au rôle établi) peut devenir une quête mystique à ceux voulant nier l’inquiétude de leur humanité.
Le lieu est l’océan, le temps celui des alentours flous entre les deux siècles derniers. La nature s’y affirme déjà et désormais comme plus exploitée qu’autre chose, et devient moins problématique que celle humaine qui, même dans la fraternité, garantit moins un bras droit qu’un filet raclant indifféremment les fonds marins. On survit à une tempête, mais pas aux pirates masqués d’outre océan. Tout sombre donc, mais l’un flottera de sa main senestre. Naufragé, il sera recueilli, le difficile retour peut ainsi commencer pour ce Thomas dans l’obscur, coupable d’un départ égoïste et de l’inachèvement de ses actes, qui avait promis un retour rapide à sa femme endormie et tient cette promesse dans la nuit d’une autre saison, à la même, mais tombée dans le sommeil définitif.

La force de ce livre tient pour une bonne part de son format (environ 14 x 14 cm) et de sa mise en page : environ 120 pages pour 120 cases. Une image par page donc, qui se joue subtilement du regard et de la page tournée en donnant toute son ampleur à une des plus belle caractéristique du neuvième art.
Harkham y ajoute son appréhension, son sens du hors champ et la frontalité de son cadrage. Ses images commencent souvent, par exemple, en bas du cadre pour montrer le haut d’un objet ou d’un personnage. De ce quasi paradoxe graphique, naît à la fois un minimalisme, une ampleur (contemplative), une lecture orientée vers un rythme allusif, déductif, un non-montré qui se devine et s’imagine. Ce n’est plus la case qui est fantôme c’est ce monde, celui d’un auteur destinant inéluctablement ses personnages.

On prendra d’autant plus conscience du rôle de cette mise en page subtile en ses conséquences narratives que Poor Sailor a aussi été édité en revue, en 20 planches, la plupart composées de 4 cases réduites. Cette version fût publiée en 2003 dans le volume 4 de l’anthologie Kramers Ergot et plus récemment traduite dans le troisième numéro de l’édition française de la revue Black.[2]
Si l’auteur ne semble pas désavouer cette version[3] il en justifie quand même par deux fois les qualités par l’effet de contraste que produisent 4 planches (sur les 20) composées d’une seule case, qui, pour tout lecteur du livre, ne sont que l’écho affadi, assourdi dans une page blanche où la force d’un travail s’épuise et sombre par d’autres principes.

La version album est celle à laquelle Harkham a pensé en réalisant son histoire. Cette économie, ce sens aigu de l’ellipse vient de la prise de conscience durant la mise au propre de ses premières planches ébauchées, qu’il pouvait ne garder qu’une ou deux cases sur les quatre ou six crayonnées.[4] L’histoire s’est organisée, voire même engendrée par cette destination éditoriale. Il y a là, encore, cette belle notion de montage propre à la bande dessinée[5] qui participe à la création de l’œuvre et qui demeure pour l’instant si peu analysée.

Ce livre de Gingko Press est une réédition, la toute première édition ayant été de l’autopublication rapidement épuisée. J’ignore si celle-ci était elle aussi soutenue par la monochromie d’un vert. Ce dernier point n’est ni le moins subtil, ni le moins important, Harkham le maniant avec une attention toute musicale, tonale, qui nuance adroitement les sentiments que procure l’étrange destinée de ce pauvre marin.

Notes

  1. Qui a pour titre En mer, publiée dans Gil Blas en 1883 et aujourd’hui dans le recueil de nouvelles intitulé Les contes de la bécasse. Le texte est aussi disponible ici.
  2. Harkham (Sammy) : «Poor Sailor» in Black, n°2, Coconino Press – Vertige Graphic, pp.87 à 120.
  3. George (Milo) : «Moving Pictures : The Sammy Harkham Interview» in The Comics Journal, n°259 (Avril 2004), Fantagraphics Books, p.96 et 97.
  4. Id. ibid.
  5. Voir à ce propos la chronique sur Le Photographe.
Site officiel de Sammy Harkham
Chroniqué par en septembre 2006