Racines
Un intérieur, du temps, et l’urgence vitale de faire histoire, de signifier ce qui s’est écoulé en vie et en pensées. Il s’agirait d’écrire, mais celui qui semble devoir le faire ici, ne trouve pas ses mots, ne sait faire image de ses mots, ne sait faire des images des mots. Lent glissement vers l’aphasie, l’agraphie, ce n’est pas l’angoisse de la page blanche, mais celle de la submersion par le bouillonnement chaotique de lettres particulaires, fondements d’un univers. Un étouffement, une frayeur terrible, primordiale, qui déchire notre écrivain, le fait autre à lui-même, où l’intimité de soi hors langage devient l’hinterland du visionnaire et du chimérique, mouillère sombre et abstruse où le verbe devient quête.
Il faudra retrouver cet agrégat de lettres qui fait le mot, qui ferait les phrases, qui ferait la parole et/ou l’écriture. Trouver ce cœur anthracite ignescent d’où monterait la chaleur féconde.
Dans ce soudain silence, d’abord se sentir être dépassé par les mots et leur conditionnel à ne plus savoir qui l’on est. Le vide en bouche, dessiner un masque pour s’identifier, faire surgir l’inconscient, le voir autonome, le voir autour démasqué, y flotter sur une barque comme de celle en titre d’un roman norvégien.[1]
Sur ce liquide animal, sorte de sang métamorphe semblant composé de globules oculifères, se déplacer sans s’y noyer, sans se croire lui, aller vers ce qui mesure et rythme pour retrouver un début et une fin, mais aussi la pulsion vitale.[2] Eviter cette langue serpentine et carnassière, surgissant de cette onde vivante. Ailleurs le mot langue désigne l’organe et la parole, ici il ne désigne qu’un muscle d’une bouche qu’on devine dévorante.
Enfin ces lettres, mais comment s’en saisir ? L’inconscient surgit encore. Bête écorchée vive, il croit pouvoir les avaler. Fuir à nouveau. Mais quelque chose a éclos, est différent maintenant. Ne serions-nous pas au-dehors ? Voici un paysage pour un combat peut-être déjà lu, une quête dans un paysage peut-être déjà vu. Echouer/échoué, explorer, voir, et encore voir. Suivre ces traces de lettres, voire de discours. Puis une autre forme monstrueuse, végétale, arboriforme, racinaire. Créature creusant son semblable, peut-être en elle-même, découvrant son duramen sous la forme d’un pantin de bois.
Cyclope, son regard (sa vision) est le pendant de celui (« l’écrivait ») qui la regardait, comme signifiant la complémentarité, le fait que le pantin pouvait être un enfant d’une case à l’autre, ou qu’une seule entité observait/s’observait. Tout se rejoindrait, au cœur serait l’enfant/enfance. Le point de départ, mais aussi le babil surmonté,[3] le langage acquis, l’identité formulée, puis l’expérience que l’on brûle depuis, pour dire, créer, et que l’on peut jeter sur le papier[4] pour signifier tout ce qui s’est écoulé et qui peut faire histoire, pour faire ultimement trace.
Raconter un écrivain cherchant les racines de son langage, pour chercher les racines du sien, celui d’une neuvième chose fait du délicat rapport d’images et de mots, serait le propos de ce livre quêtant l’imaginale de l’expressivité.
Subtilement, Pierre Duba nous raconte un homme cherchant les mots par l’image (ses visions/hallucinations), en partant justement de mots pour réaliser les images de ce récit et ensuite ultimement effacer ces textes originels.[5]
Processus d’autant plus invisible que les images denses et savantes de l’auteur semble bien souvent procéder par accumulation[6] de techniques, de matières ou de filtres informatiques, etc. alors que l’effacement suggère justement d’enlever plutôt que de cacher. J’ignore si le texte est sous chaque image, ou s’il était à côté dans un narratif, mais ce qui reste très intéressant pour nous, ami lecteur, lectrice mon amour, c’est que Duba et l’écrivain du récit semblent les deux extrêmes d’un livre où chacun cherche ses racines. L’un fouille/creuse les images pour chercher les mots, l’autre cacherait les mots sous les images. Créature, créateur, deux pôles et un point d’équilibre sur la quête d’un langage propre et de son évolution. Un rapport qui pourrait s’inverser, et qui suggèrerait alors qu’il existerait un roman intitulé Racines,[7] peut-être signé Pierre Duba ou évoquant un Pierre Duba dessinateur de bande dessinée.
Un vertige de plus, pour un auteur qui après s’être plongé en lui-même dans son précédent livre, plonge avec intelligence dans la nature des images autrement déséquilibrées de toute bande dessinée.
Notes
- Celui de Tarjei Vesaas, La barque le soir, chez Corti (2003). Roman écrit en 1968, plusieurs fois cité/montré par Pierre Duba dans Racines.
- Celle du cœur.
- L’enfant est étymologiquement « celui qui ne parle pas ». S’éloigner de ce cœur, « le jeter », c’est retrouver l’idée de chemin parcouru et d’accumulation de matières (croissance concentrique des arbres) ou d’expérience et d’un éloignement du mutisme initiale.
- Souvent fait avec des arbres.
- « Dans ce livre, Pierre Duba efface, pièce par pièce, les textes ayant donné naissance aux images, il nous laisse, au fil des scènes, des possibilités de récits, de mouvements, d’actions qui s’enchaînent et se mêlent en tourbillon jusqu’à l’inéluctable fin. ». Extrait du texte de présentation du rabat de couverture. Texte complet sur le site de l’éditeur.
- Supposition/déduction de ma part.
- Qui ne parlerait pas du commerce triangulaire et de l’esclavage et qui n’aurait pas suggéré une célèbre série télé dans les années 70.
Super contenu ! Continuez votre bon travail!