Vertigo

de

D’où vient ce vertige ? De ces hauteurs où se trouvent rêves et désirs, et de la chute qu’ils provoquent si l’on ne peut les saisir ou les assouvir. Belles promesses et beaux espoirs s’évanouissent alors, accablement et frustration deviennent des lieux communs, où l’on vivra au jour le jour comme des agonisants ou des animaux perdus.

Pourquoi ? Parce qu’après les années folles viennent celles de la dépression, celles de 1929 et des six années qui les suivront ici, celles où commence et se poursuit ce récit à l’éloquence uniquement visuelle.
Lynd Ward invite à suivre trois personnages pour portraiturer son époque : une jeune fille, un garçon du même âge et un vieux gentleman patron d’industries.

Les deux jeunes gens décrochent leur diplôme de fin d’études en même temps, et s’éprennent l’un de l’autre. Elle espère devenir violoniste soliste, lui architecte de ces nouveaux symboles des possibles que sont alors les gratte-ciels. Mais à l’image de cette fête foraine idéale où le jeune couple plein d’espoir se déclare mutuellement et qui se termine sous un orage estival, leurs souhaits se voient laminés par la grande dépression d’octobre et sa tempête financière. Le jeune garçon cherchant du travail pour pouvoir se marier devient vagabond. La jeune fille uniquement élevée par son père, voit celui-ci rater son suicide après avoir été licencié,[1] et se retrouve en charge de cet homme devenu aveugle.[2] Sa carrière est compromise, elle doit vendre son violon et faire la queue aux soupes populaires.

Le vieux Gentleman, quant à lui, se retrouve au cœur du récit, au propre comme au figuré. Divisé en trois parties, celle consacrée au vieillard se trouve en son centre.[3] Mais par son pouvoir économique le vieil homme solitaire se retrouve aussi autrement au centre de cette histoire, en une sorte d’œil d’un cyclone trouvant son origine dans les quelques coups de téléphones qu’il donne, et qui inaugurent licenciements et jeux politiques pour écraser grèves et maintenir ses bénéfices. Comme une araignée au milieu de sa toile, il dresse tout un réseau de contacts agissant dès que les profits baissent.
A cette construction en centre et périphérie, s’ajoute une échelle double plus évidente, l’une sociale et l’autre temporelle. Il est au sommet, ils sont à la base, déchus de leur quasi classe moyenne pouvant espérer grimper. Il est vieux, à la fin de la vie humaine alors qu’eux la débutent et ont la perspective d’un futur quel qu’il soit.

Lynd Ward ne fait pas pour autant dans le pathos, la description sociale, etc. Vertigo est noir, révolté, politisé comme les livres qui l’ont inspiré,[4] cultive un expressionnisme qui peut sembler emphatique, mais se présente d’abord et avant tout comme une mise en question du futur, non pas comme vision mais comme durée pour ceux qui le forgent et l’incarnent. Sa question est : pourquoi n’y-a-t-il plus de perspective pendant ses années 30 autrement plus folles ?
Cette intelligence du questionnement se porte à la structure du récit lui-même, ternaire[5] nous l’avons vu, mais dont chaque partie se divise explicitement en durées différentes : six années pour celle de la jeune fille, douze mois pour celle du vieux gentleman, et sept jours pour celle du jeune homme. Une accélération du temps, une précipitation où chaque partie débute là où la précédente se terminait,[6] pour in fine montrer la vision hagarde d’une survie au jour le jour, où l’on est moins rétribué pour son cœur et son intelligence qu’acheté pour la valeur médicale de son sang juvénile, comme rabaissé au rang d’animal.
Une structure de récit qui porte le vertige d’une spirale infernale, d’un cercle vicieux… Lynd Ward montre l’absence d’une vision, perdue, oubliée dans des considérations de courtes vues, d’une autre époque ne sachant s’éteindre, drainant ce qui reste de vital pour s’offrir un semblant d’éternité qui ne fait vivre qu’au rythme d’un présent cultivant amnésie et nombrilisme égoïste.

Le jeune homme retrouve la jeune fille, mais la fête est amère. Ce manège qu’ils empruntent dans l’ultime image est une montagne russe qu’ils n’avaient su emprunter six ans auparavant à cause de l’orage. Les bonimenteurs de cette attraction la présentaient comme une «promenade aérienne», elle s’affirme dans cette ultime image comme une ellipse certes bouclée, mais présentant un parcours dans sa phase descentionnelle, et précipitant le couple sans joie vers la terre à une vitesse effrayante.
Cette fin qui peut sembler ambiguë, n’est que l’aboutissement logique témoignant d’une société ayant cru en ses mensonges, à l’image du jeune homme survivant un temps au milieu de ces panneaux publicitaires des bords de route. Une société de l’apparence où manque l’essentiel.

Vertigo est considéré à juste titre comme le chef d’œuvre de Lynd Ward. Publié en 1937, composé de 230 bois gravés, il a demandé deux ans de réalisation. Il est l’aboutissement d’une démarche commencée en 1929 avec la publication et le succès de Gods’ Man.[7] Quatre autres «novels in woodcuts»[8] suivirent et c’est fort de cette expérience unique et de la réalisation de plusieurs centaines de bois gravés que Lynd Ward éclate en un talent saisissant, à la vitalité intacte plus de soixante-dix ans après.
A la différence des trois premiers travaux de Ward, ce livre n’avait jamais été réédité. Hasard de publication,[9] cette réédition donne une valeur étrangement actuelle à ce chef d’œuvre, dont la finesse de conception et de réalisation distille à ces lecteurs un tout autre vertige.

Notes

  1. En fait il s’agit d’un sacrifice du père qui espère par sa mort faire jouer la police d’assurance qu’il a souscrit en faveur de sa fille. Acte de sacrifice certes, mais qui reste une arnaque et un suicide, ce qui explique son échec car il laisse ainsi père et fille dans une droiture morale, une honnêteté qu’ils ont, semble-t-il, toujours naturellement maintenus.
  2. L’homme se retrouve aveugle comme Œdipe, coupable d’avoir partagé le désir de sa fille, celui de faire une carrière de soliste renommée. Il lui reste ses oreilles pour ne plus l’entendre jouer du violon…
  3. La partie consacrée à la jeune fille inaugure le récit et celle du jeune garçon le termine.
  4. Ceux de Frans Masereel.
  5. Comme le temps : passé, présent et futur.
  6. Celle du jeune homme et de la jeune fille sont introduites par une évocation de leur enfance. Celle d’une vocation précoce pour l’une, celle d’un père violent, obligeant son enfant à travailler pour l’autre et qui pourtant mènera à bien ses études. Pour le vieux gentleman, la courte introduction n’évoque que ses activités philanthropiques. Un éternel présent et des activités de façade pour une vie sans perspective, alors que celle des jeunes gens s’ancre dans un passé récent pour mieux se propulser vers un futur leur semblant dû. Le contraste en n’est que plus fort.
  7. Composé de 139 bois gravés.
  8. Madman’s Drum (1930) (118 bois gravés), Wild Pilgrimage (1932) (105 bois gravés), Prelude to a Million Years (1933) (30 bois gravés) et Song Without Words (1936) (21 bois gravés).
  9. Dover réédite depuis 2004 les livres de Ward. J’ajoute que n’ayant jamais eu entre les mains les livres originaux je ne peux juger des éventuels défauts ou qualités de ces rééditions. Notons que Vertigo est préfacé par David A. Beronä, l’auteur de Wordless Books, The original Graphics Novels, somme sur les récits «en bois gravés», de Frans Masereel à Laurence Hyde, publiée l’année dernière chez l’éditeur new-yorkais Abrams.
Chroniqué par en mai 2009