Cartographier Montréal

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La lecture parallèle de deux ouvrages parus récemment au Québec a curieusement résonné en moi, bien que les deux livres n’aient que peu en commun. L’un, Chroniques du Centre-Sud, est une bande dessinée plutôt humoristique, l’autre, Griffintown, un roman aux allures de thriller contemporain. Il demeure que les deux partent d’une même idée : saisir et décrire l’âme d’un quartier de Montréal, s’inspirant de leur expérience vécue pour un rendu plus ou moins fictionnel. Ils m’ont évoqué un troisième titre, Mile End, qui parlait lui aussi d’un quartier clef de la capitale culturelle du Québec. Comme si, depuis quelques années, les auteurs québécois tentaient, dans une habile répartition interdisant les redîtes, de cartographier Montréal. Un complot artistique évidemment sans réalité, mais point de départ intéressant pour explorer trois livres aux approches biens différentes.

Mile End, de Michel Hellman (Pow Pow, 2011)

Dans l’introduction, on voit un habitant tranquille subir la construction de nouveaux cabanons, l’installation de poteaux électrique, jusqu’à disparaître dans la masse d’une ville grouillante. En quelques pages, rappelant la fameuse Short story of America de Robert Crumb [http://www.microtokyo.org/?p=679], l’auteur pose le principe directeur de son livre : décrire l’évolution d’un quartier de Montréal sur sept ans. Zone particulièrement prisée des artistes et d’une population avide de modes de vie différents, Mile End est un quartier stimulant, mais subit la classique gentrification des quartiers de centre-ville, finissant par exclure ses habitants.
Sur ce paradoxe — où l’attirance pour l’esprit d’un quartier en chasse ceux qui l’ont forgé – Michel Hellman déroule un récit assez classique, basé sur les ballades et constatations de son personnage d’ours sympathique et lunaire. Au travers de bribes de récit souvent anecdotiques il décrit des choses partagées par tous les québécois (ha, la rigueur de l’hiver), mais n’a pourtant pas choisi son titre par hasard. Si Mile End est un décor de fond, c’est un décor vivant, distillant par petite touches ses personnages typiques, ses lieux mythiques, affirmant finalement que non, les tranches de vies n’auraient pas la même saveur ailleurs qu’ici.
Résident du quartier de 2004 à 2011, Hellman s’y est installé alors que la transformation était déjà avérée depuis longtemps. Et pourtant, il vit de plein fouet la mutation — et en premier lieu la hausse des loyers – et se presse de croquer des façades vieillies qui seront bientôt ravalées pour coller à la nouvelle population. Au-delà de la note de blog sympathique, le livre vient donc témoigner d’une réalité proche déjà effacée.

Griffintown, de Marie-Hélène Poitras (Alto, 2012)

Quittant les beaux quartiers cultivés de centre-ville, la romancière — lauréate du Prix-France Québec pour ce livre – nous jette dans un quartier déglingué du sud-ouest de Montréal. Griffintown, c’est le quartier des cochers, là où se trouvent les écuries, l’origine des calèches pour touristes. Relativement vide l’hiver, le quartier se repeuple aux beaux-jours et divers paumés — itinérants, ou jeunes en mal d’émotion – viennent chercher un boulot pour l’été.
Marie-Hélène Poitras, qui a été cochère durant quelques saisons, nous plonge dans un thriller étonnant au milieu d’un monde équestre bien loin du luxe des champs de courses. Ce qui se passe à Griffintown est hors de la loi, ce sont donc les cochers qui enquêtent, traînant leurs improbables corps entre deux séances d’apprentissage à des nouveaux qu’ils accueillent avec méfiance.
Le Griffintown de Poitras est un monde clos au sein du Montréal moderne, un endroit que l’on contourne, les coulisses du grand parc d’attraction. Le quartier est crado, plein de bâtiments délabrés, de paille et de boue, mais ni ses habitants, ni l’auteure n’entretiennent une quelconque haine à son égard. Si les personnages sont actuels et portent les attributs de la modernité, le décor est comme immuable, en marge d’un Montréal en transformation permanente. La mégalopole peut changer, elle peut s’étendre, construire et ravaler les façades, Griffintown restera là, peuplée par les derniers cowboys québécois ; ce qui, paradoxalement, lui donne des allures de réserve indienne.

Chroniques du Centre-Sud, de Richard Suicide (Pow Pow, 2014)

Auteur de bandes dessinées tordues depuis plus de vingt ans (on l’avait découvert en France dans La Monstrueuse), Richard Suicide a depuis longtemps mis au point un style graphique aisément reconnaissable. Très rond, empli de nez phalliques, il joue sur un décor grouillant et des découpages parfois audacieux donnant toute place au lettrage. Autant dire que quand Pow Pow a annoncé la publication de ce livre, le premier disponible en français depuis des années, c’était tout un événement. Et quelle surprise en le recevant d’y découvrir que lui aussi se consacrait à un autre morceau du Plateau, le fameux centre-ville artistico-culturel dont un morceau avait déjà été esquissé dans Mile End, chez le même éditeur.

Pourtant, on est ici très loin des anecdotes douces-amères et du constat de la gentrification. Si les artistes se sont bien approprié les lieux, on est loin d’une ambiance proprette et gentiment bohème. Les friches industrielles, les dégâts jamais réparés d’incendies vieux de quarante ans et une pauvreté réelle font du Centre-Sud un parent bâtard du Mile End, un cousin déglingué. Rien d’étonnant quand on sait que c’était le quartier du génial poète Denis Vannier, forgeron d’un genre de beat generation québécoise plus qu’injustement méconnue en France, à qui le livre est d’ailleurs dédié.
Richard Suicide nous raconte ses voisins, dont le Bison et sa femme sont les éléments centraux. Amassant du fatras en permanence,  incompréhensible dans ses paroles comme dans ses actes, alcoolisé à toutes heures, le Bison est un de ces personnages qui fait la force des Chroniques. Il est d’ailleurs à l’image de l’ouvrage entier, perpétuellement sur le fil entre le dramatique et le burlesque.
Au-delà des humains (il y en a d’autres, des voisines folles, des flics, des passants douteux), Suicide a pris un soin méticuleux à décrire un maximum de boutiques : leurs façades sont représentées avec leur saleté, leurs fissures, leurs stigmates. Souvent, elles portent la trace des propriétaires et occupations successives : dans une vie antérieure, telle épicerie était peut-être un centre de location de VHS ou une laverie, sans pour autant que les clients fassent forcément la différence. Contrairement au quartier devenu chic, le Centre-Sud semble encore à part, les choses bougent mais pour être remplacées par du tout aussi miséreux…
De ces cycles infernaux l’auteur extrait le comique. Loin de vouloir tirer des larmes ou se complaire dans la misère, il invite le lecteur dans ses longs délires moqueurs. Ce quartier n’a pas de sens, il est cradingue, mais se révèle insubmersible — c’est le freak show de Browning vingt-quatre heures sur vingt-quatre et c’est formidable. Que d’inspiration pour un créateur qui n’est jamais aussi bon que quand il saisit ce qui se passe en bas de chez lui ! Mais bien tout semble immuable, les choses bougent, un jour on vient chercher le Bison, on mure sa maison et il disparaît. Et alors que le calme revient, peut-être là le moment le plus tragique, un fantôme a disparu.

Ici, encore une fois, derrière le prétexte — qu’il soit nostalgique, policier ou humoristique – est l’occasion de rendre hommage à un lieu qui va disparaître. Il n’est pourtant pas question d’en faire un portrait fantasmé, et il faut noter qu’aucun des trois auteurs ne se laisse aller à l’idéalisation. Mais malgré la saleté, la pauvreté, la décrépitude, tous font preuve d’une affection marquée pour ces territoires non-aseptisés. À ce titre Mile End, Griffintown ou les Chroniques du Centre-Sud semblent mus par une nécessité quasi-mystique, et offrent des portraits plus que jamais fascinants de murs qui s’incarnent et vivent.
Avant que tout ne devienne qu’un grand parking de centre commercial flambant neuf…

Dossier de en juin 2014