#TourDeMarché

de

(note : cette rubrique reproduit sous forme d’article à fin d’archivage des fils thématiques publiés au départ sur Twitter)

Nouveau #TourDeMarché, et cette semaine on va s’intéresser à la question de la création. Sur le sujet, l’ami Stéphane Beaujean s’était fendu, en janvier 2020, d’une tribune sur le sujet dans Libé intitulée « L’éléphant dans la pièce ». Quelques morceaux choisis : « L’analyse des données GFK suffit à expliquer cette contradiction : la création française ne perd pas que des parts de marché face à l’arrivée des nouvelles cultures, elle perd d’importants volumes de ventes depuis bientôt dix ans. » Sur la même période, « les ventes de mangas augmentent d’environ 25 %, les comics de 55 %, et la jeunesse de 21 % (hors Astérix), mais les ventes de bandes dessinées pour adultes reculent, en parallèle, de 13,5 %. Soit 2 millions de livres vendus en moins. […] Sur dix ans, le roman graphique progresse d’environ 80 %, la «non-fiction» de 40 %, mais en parallèle les ventes de bandes dessinées patrimoniales chutent de 30 %, et les séries adultes s’effondrent de 35 %, perdant 4 millions de ventes de livres, pour atterrir à 7,5 millions. »
Le constat assez clair (basé sur la comparaison entre les ventes de 2019 et celles de 2010), et je pourrais m’arrêter là. Mais je vais quand même essayer d’actualiser et d’approfondir quelques réflexions sur le sujet.

Pour rappel, GfK segmente le marché de la bande dessinée en quatre catégories : COMICS, MANGAS, BD JEUNESSE et BD DE GENRES. C’est donc sur cette dernière catégorie que je vais m’attarder. Cette catégorie est elle-même segmentée en sous-catégories, à savoir : HUMOUR, THRILLER/POLICIER, AVENTURES/WESTERN, SF/FANTASTIQUE/HEROIC FANTASY, HISTORIQUE, FICTION CONTEMPORAINE, BIO/ADAPTATION DE CLASSIQUES, NON FICTION/DOCUMENTS et EROTIQUE (pour simplifier la discussion qui va suivre, je vais d’emblée écarter la sous-catégorie EROTIQUE, vu qu’elle représente moins d’1 % des ventes de BD DE GENRES). Je rappelle au passage que cette segmentation n’aborde pas la question du « roman graphique » de manière explicite. Cependant, il y a probablement une méta-donnée quelque part, puisque GfK évoque de temps en temps le sujet dans ses communiqués. Il faut donc bricoler.
Par ailleurs, j’ai choisi de comparer la période 2008-2010 à la période 2019-2021, ce qui permet de minimiser des effets trop localisés et de considérer au contraire les tendances du marché (cela permet aussi de lisser les effets de rattrapage entre 2020, année des confinements et des fermetures de librairies, et 2021, année des commerces essentiels. bref, vous me comprenez).

Globalement, le segment BD DE GENRES se maintient, ses ventes en volume reculant d’à peine 2,5 % entre 2008-2010 et 2019-2021. Rappelons que sur la même période le marché global fait +55 %, ce qui met les choses en perspective (ouch). Je vous mets ici les graphiques des ventes en volume pour chacune des sous-catégories, réparties en deux groupes : « humour + récits d’aventures » d’une part, et ce qui s’approche du roman graphique d’autre part. Oui, c’est un peu du bricolage, mais pas le choix.

On voit où se situe la croissance : entre 2008-2010 et 2019-2021, l’ensemble « humour + aventures » perd 27 % de ventes, et la « sensibilité roman graphique » (à défaut d’un nom plus approprié) enregistre un +270 %. soit, en dix ans, le passage d’un rapport 10 :1 à 2 :1. Même dynamique observée au niveau des sorties : entre 2008-2010 et 2019-2021, « humour + aventures » sont en recul de 21 %, contre « sensibilité roman graphique » en progression de « seulement » +170 % (par rapport à des ventes à +270 %), soit un véritable boom.

Cette transformation du paysage éditorial s’accompagne également d’une autre évolution qu’évoquait Stéphane Beaujean dans sa tribune : un abandon (partiel) de la série pour le « one-shot », proche du modèle de la littérature. Ainsi, sur 2008-2010, on comptait autour de 25 % de one-shots. Sur 2019-2021, cette part approche les 40 % des titres parus. même chose du côté des ventes, avec 10 % pour les one-shots en 2008-2010, pour atteindre 27 % en 2019-2021 (note : il est normal que l’on observe un décalage entre sorties et ventes : les ventes intègrent les titres historiques, et présentent donc une forme d’inertie, alors que les sorties sont une forme de prise de température à un instant t). Sans surprise, c’est l’ensemble de « sensibilité roman graphique » qui en est le premier contributeur, et surtout la « bande dessinée du réel » (dans laquelle je regroupe NON FICTION/DOCUMENTS et BIO/ADAPTATION DE CLASSIQUES), où les one-shots sont majoritaires (sorties ET ventes).

Enfin, je me suis intéressé aux meilleures ventes pour 2010 et 2021, en écartant tout ce qui relevait du domaine étranger, et en me limitant (arbitrairement) à l’évolution de la structure du top 500, donc autour de BD JEUNESSE + BD DE GENRES.

On observe bien l’importance de la BD JEUNESSE, non seulement parce que 2021 était une année « Astérix », mais qu’en plus la tornade Mortelle Adèle est passée par là (et réalise même plus de ventes que le fameux Gaulois, tout cela étant en volume). Si l’on écarte la BD JEUNESSE, voici ce que l’on obtient, et qui permet de retrouver les différents éléments que j’ai évoqués plus haut, avec l’importance croissante de la « bande dessinée du réel ».

Si l’on se limite aux créations récentes (depuis 2018, hors suites et spin-offs de séries existantes), la situation apparaît comme encore plus tranchée : l’investissement récent en création se fait essentiellement en « bande dessinée du réel ».

Certes, on a vu l’apparition d’éditeurs spécialisés dans le domaine (La Revue Dessinée ou Les Arènes), mais ceux-ci sont très minoritaires dans ces tops, avec seulement 4 titres à mettre au crédit des Arènes en 2021, sur 55 relevant du genre figurant dans ce top 500. C’est donc un mouvement de fond du marché, qui implique la plupart des éditeurs, et notamment les grands groupes. Au sein d’un marché de la bande dessinée qui se tourne de plus en plus vers le one-shot, la « bande dessinée du réel » présente l’avantage d’une proposition doublement claire, sujet et bénéfice (information/édification) étant immédiatement identifiables. (… l’inconvénient étant que parfois, le prétexte « éducatif » prend de trop le pas sur la réflexion formelle, résultant en des œuvres extrêmement didactiques et peu enthousiasmantes, point de vue tout personnel)

Dossier de en mai 2022