#TourDeMarché

de

(note : cette rubrique reproduit sous forme d’article à fin d’archivage des fils thématiques publiés au départ sur Twitter)

Retour du rendez-vous hebdomadaire (jusqu’ici, je tiens le rythme), c’est un nouveau #TourDeMarché, avec un focus sur le piratage, sujet épineux (et polémique) s’il en est. Je vais donc commencer avec les précautions d’usage.  Je ne cautionne d’aucune façon la pratique du piratage. Cependant, je considère qu’il est important d’essayer d’en avoir la vision la plus objective et la plus informée pour pouvoir y apporter les meilleures réponses. Dont acte.

L’idée de consacrer ce #TourDeMarché à ce sujet vient d’une discussion sur Twitter, il y a une dizaine de jours, suite à l’évocation d’un article sur le sujet (par l’ami Ludovic Gottigny), et je voulais justement donner à tête reposée des éléments de réflexion. Il s’agit de cet article au titre fracassant dans Télérama : « Le piratage va-t-il couler le manga ? », accompagné d’un chapô non moins édifiant : « Le piratage des livres numériques a atteint des niveaux records en 2021 avec des téléchargements illégaux en augmentation de 58 % ». Ce constat est attribué à MUSO, « société qui vend des solutions contre le piratage. » on peut se faire une idée de la « neutralité » de l’entreprise sur le sujet avec cette vieille présentation qui date de 2012. Malheureusement, les rapports produits par MUSO sont payants, et proposés pour la modique somme de £1000 (plus TVA). Ma curiosité a des limites, mais si jamais ça vous intéresse, c’est disponible ici.

Cependant, il y a un rapport réalisé en commun avec Akamai (entreprise de cloud et de cybersécurité) publié en janvier 2022 qui est disponible gratuitement, et qui apporte quelques éclairages. La lecture d’un rapport comme celui-ci permet également de mieux cerner ce qui tombe sous cette appellation de « piratage ». On notera ainsi qu’il se base sur les « piracy website visits » et non sur le piratage lui-même, ce qui est une nuance qui a son importance (j’ai d’ailleurs du mal à réconcilier leur « global piracy demand » estimée à 3,7 milliards « counted by visits to websites offering access to movies or television shows » p.8, avec les 82 milliards de « visits to piracy websites » fourni à la page suivante). Par ailleurs, est considéré comme piratage l’utilisation d’un VPN ou d’un proxy pour contourner les restrictions géographiques : quelqu’un basé en France qui utiliserait un VPN pour accéder à son abonnement payé à Netflix Japon, par exemple, serait classé en « pirate ». Tout cela pour dire qu’il est important de ne pas oublier d’où provient l’analyse, et des éventuels biais que cela peut impliquer. comme, par exemple, quand on publie une étude sur le piratage et ses dangers alors que l’on vend des solutions anti-piratage.

En français, la Hadopi (désormais absorbée par l’ARCOM) propose un certain nombre de baromètres très intéressants sur le sujet, qui considèrent l’offre légale mais aussi les usages et la consommation de produits dématérialisés. La Hadopi publiait également jusqu’en 2014 des typologies détaillées de consommateurs (répartis en numérivores, pragmatiques, passionnés attentifs, culturels légaux et non consommateurs), avant d’abandonner cette approche pourtant riche d’enseignements. Dommage. Mais surtout, fin 2017, la Hadopi publie « La diffusion dématérialisée de BD et mangas en France », qui propose un état des lieux détaillé de ce qui se passe côté bande dessinée. indispensable. Enfin, il faut aussi mentionner le très bon article d’Arthur Bayon pour Le Figaro publié en juillet 2020, qui donne une vision actualisée et mesurée de la chose. Si le sujet vous intéresse, je vous encourage vivement à vous pencher sur ces documents, qui constituent une base de travail factuelle riche, et qui permettent de remettre pas mal de choses en perspective.
Le dernier « baromètre de la consommation » (pour 2020) souligne ainsi les divers « freins à la consommation licite de biens culturels en ligne », et souligne que le prix, « longtemps mis en avant comme un frein majeur, […] est de moins en moins évoqué comme tel. » (p45) La Hadopi regroupe ces freins en 5 catégories : le prix, l’offre, l’habitude, les usages et la question du mode de paiement. la situation est donc un peu plus complexe que la seule « culture de la gratuité » que l’on avance souvent. Il est d’ailleurs important d’aborder ces résultats en considérant qu’ils sont le reflet d’une vision des choses sincère — quand bien même ils seraient en totale contradiction avec notre propre expérience (par exemple, quand les consommateurs de biens culturels en ligne déclarent trouver l’offre trop limitée, il faut l’entendre comme une véritable critique de l’état des choses, et non dénoncer aussitôt une tentative de justification que l’on juge intenable). Ce n’est qu’en comprenant les raisons réelles qui motivent le recours à une consommation illégale que l’on peut y apporter la réponse la plus adaptée, et la plus efficace — de préférence, la solution répressive n’étant envisagée qu’en dernier recours. Après cette longue introduction, intéressons-nous maintenant de plus près à la bande dessinée.

Le rapport « La diffusion dématérialisée de BD et mangas en France » s’appuie sur un grand nombre de citations issues d’entretiens avec des acteurs du secteurs (notamment éditeurs et plateformes commerciales)… qui y tiennent un discours mesuré et sans langue de bois. Ainsi, soulignant que le lectorat de bande dessinée franco-belge est plus âgé et moins technophile : « Il y a très peu de piratage en bande dessinée franco-belge. Parce qu’il n’y a pas le public. S’il n’y a pas de demande, il n’y a personne qui le fait. » (plateforme) Ce constat rappelle une réalité importante : le piratage, c’est la rançon du succès. et d’ailleurs, à l’inverse, « le manga c’est un public qui est très digital, qui est très habitué à lire des mangas sous forme numérique illégale. » (éditeur) ou encore : « Dans le manga, c’est le pire (…) C’est tellement gros comme pratique que ça a justifié un vocabulaire. » (plateforme) Les curieux pourront découvrir ici l’histoire (en anglais) des pratiques de scantrad.
Cependant, il faut bien constater que l’équation « consommation numérique illégale = autant de ventes perdues » est, sinon contredite, du moins largement à modérer quand on considère les chiffres du marché. ce que l’on retrouve aussi dans le fameux rapport. Par exemple : « Ils veulent acheter l’objet, ça c’est sûr, la plupart d’entre eux quand ils aiment la série ils veulent l’acheter, mais ils ont quand même envie de le lire avant. » (éditeur) ou encore : « C’est assez bluffant, ils vont le lire en numérique en amont et aller le racheter en papier après quand il sort. Donc c’est là qu’il y a quelque chose d’assez déconcertant. » (plateforme) C’est d’ailleurs pour cela que certains éditeurs ont réagi en proposant du « simultrad », soit une publication simultanée avec le Japon des chapitres les plus récents, pour une mise à disposition gratuite mais temporaire. Et ce, même si le marché du numérique continue de balbutier : « Les éditeurs sont plus en observation par rapport à ce marché-là aujourd’hui. A l’exception de certains qui essayent d’être proactifs et qui essayent de faire des choses, de proposer de nouvelles offres. » (plateforme)
Trois ans plus tard dans Le Figaro, Arthur Bayon fait le même constat d’un piratage à l’impact modéré. en commençant par : « «Les volumes ne sont pas assez significatifs pour que le parquet intervienne», nous explique Pauline Blassel, la secrétaire générale [de l’Hadopi] ». Même son de cloche du côté des éditeurs : « «Est-ce que le scantrad nuit aux ventes de mangas papier ? Je ne le pense pas… ou alors pas tant que ça», confie avec franchise Satoko Inaba de Glénat. » On convient que « le piratage freine le développement du marché numérique légal, «qui a beaucoup de mal à démarrer». » Je vous renvoie au #TourDeMarché sur le sujet, il y a quelques semaines. C’est d’ailleurs pour cela que j’avoue être un peu moins convaincu par la suite qui regrette « [u]n manque à gagner qui, à défaut de faire mourir de faim des auteurs à succès de One Piece et Dragon Ball, peut dissuader les maisons d’édition de lancer de jeunes auteurs. »

Pour finir, je voudrais revenir sur l’article qui a suscité ce thread (« Le Piratage va-t-il couler le manga ? », interview minute de Grégoire Hellot par Julia Vergely, publié dans Télérama le 27 mai dernier), et y apporter quelques commentaires. On notera d’ailleurs que le titre de la version en ligne (« Piratage de livres numériques : “Dans le manga, nous sommes face à des mafias internationales” ») est sensiblement différent de celui de la version papier. Chacun en tirera les conclusions qui s’imposent.

Après le chapô dans lequel se trouve le fameux constat d’une « augmentation de 58 % » des téléchargements illégaux, l’article se déroule en trois temps : le fonctionnement du piratage, l’option choisie par le SNE et l’Arcom, et d’autres solutions éventuelles. A mon sens, le texte pèche en faisant l’amalgame entre la situation japonaise et la situation française, alors qu’il aurait pu être intéressant de souligner le champ d’action possible des éditeurs français et de leurs homologues nippons, par exemple. C’est un peu le cas pour le premier point abordé, qui semble réduire l’ensemble du piratage au fait de la mafia locale (cf. le titre de l’article en ligne), alors que la situation est beaucoup plus complexe, impliquant notamment beaucoup de « teams » amateurs. L’écosystème du scantrad mélange ainsi des initiatives de fans plus ou moins structurés mais qui font ça par passion (et sans forcément avoir conscience des conséquences de leur travail), et un certain nombre de profiteurs (au premier plan les agrégateurs). Au passage, difficile de trancher quant à un impact résolument négatif du piratage au Japon, comme le montre cet article universitaire de Tatsuo Tanaka, « The Effects of Internet Book Piracy : Case of Comics » (Institute for Economic Studies, Keio University, 2019). Je cite : « Total effect of the piracy is negative to the legitimate sales, but […] the effect of piracy is heterogeneous : piracy decreased the legitimate sales of ongoing comics, whereas increased the legitimate sales of completed comics. » (soit : « Le piratage a un effet globalement négatif sur les ventes légales, mais […] cet effet est hétérogène : le piratage diminue les ventes légales des séries de manga en cours, mais augmente les ventes légales des séries de manga terminées. ») L’article (très technique) est disponible ici. Je ferme cette parenthèse japonaise.
Par contre, je rejoins la position de Grégoire Hellot sur le deuxième point, et l’inutilité d’une « liste noire » de sites de piratage. Ce qui s’est passé avec la musique aurait dû apprendre à ces décideurs la futilité d’une telle approche, et l’importance de s’attaquer aux causes.

Mes critiques se portent donc principalement sur la dernière partie du texte, où l’on passe sans transition de la concentration extrême du marché français (sur laquelle je suis revenu dernièrement), à l’interruption de certaines séries au Japon. La faute au piratage ? Mouaif. Si une série est interrompue au Japon malgré de nombreux téléchargements à l’étranger, c’est parce qu’elle n’a pas su rencontrer de succès au Japon. Le piratage n’y joue aucun rôle, et constitue (au mieux) l’indicateur d’une possible opportunité ratée à l’étranger pour l’éditeur.

Je suis aussi dubitatif par rapport à ces « scores de téléchargements » qui seraient « faramineux ». la mesure du nombre de pages vues pour telle ou telle série est un point particulièrement épineux, et les tops fournis par les principaux sites ne sont pas d’une utilité folle. Pourquoi ? Parce que ce sont principalement des classements, sans indication de quantité. C’est donc une information extrêmement pauvre, qu’il n’est de plus pas possible de consolider sur plusieurs sites ou dans le temps. Bref, il n’y a pas grand-chose à en tirer. (Pour faire vite, si vous faites un 100m contre Usain Bolt, vous allez probablement terminer deuxième. Mais ça ne signifie pas pour autant que vous courrez aussi vite que, disons, Tyson Gay ou Asafa Powell qui auraient obtenu un classement similaire en course)
La suite reprend et transforme l’argument évoqué plus haut en « consommation numérique illégale = autant de ventes potentielles », sauf qu’il ne fonctionne pas mieux dans ce sens. Et en réalité, ce n’est pas surprenant. On a là des pratiques profondément différentes (achat vs. consultation), sans transfert automatique de l’une à l’autre… et, je le répète, sur la base d’un indicateur probablement peu fiable. Un peu roublard, Grégoire Hellot en profite d’ailleurs pour placer le nom de deux de ses séries (une longue avec 122 volumes au compteur depuis 2007, et une récente avec 4 volumes depuis mai 2021), parce qu’il n’y a pas de mauvaise publicité. C’est de bonne guerre.

Enfin, pas plus tard qu’hier, un article de Livres Hebdo évoquait « la réalité implacable d’un marché dominé par les pratiques de lectures numériques illégales ». En 2020, l’étude « Les Français et la BD » conduite par le CNL/Ipsos indiquait que les lecteurs de manga âgés de 16 ans et plus lisaient des mangas au format papier pour 91 % d’entre eux et au format numérique pour 57 %… mais seulement 17 % de « lecteurs format numérique réguliers ». Dans le détail, la population de lecteurs de manga se répartissait ainsi : exclusif papier 43 % / surtout papier 25 % / autant papier-numérique 16 % / surtout numérique 8 % / exclusif numérique 9 %. De quoi relativiser cette « réalité implacable d’un marché dominé, etc. »

Dossier de en juin 2022