#TourDeMarché

de

(note : cette rubrique reproduit sous forme d’article à fin d’archivage des fils thématiques publiés au départ sur Twitter)

Cette semaine, pour notre #TourDeMarché, on va s’intéresser aux éditeurs. Et comme il s’agit d’un gros morceau, le sujet va probablement faire l’objet de deux sessions (ou plus si affinités). C’est parti.

Tout d’abord, une question de vocabulaire : là où l’anglais possède deux mots distincts (publisher et editor), nous n’en avons qu’un, qui se retrouve à couvrir deux activités très différentes. L’editor anglais, c’est un « accoucheur de texte », si l’on veut, quelqu’un qui fait un suivi des ouvrages au cours de leur élaboration. Le publisher, c’est le « fabriquant de livres », qui va en assurer la commercialisation. C’est cette distinction que l’on retrouve dans le titre de l’ouvrage d’André Schiffrin, L’édition sans éditeur, dont la version anglaise serait probablement « Publishing without editors. » (mais ça sonne moins bien, c’est clair)
C’est aussi cette ambiguïté qui s’est retrouvée en pleine lumière dans la mobilisation des auteurs après la publication des résultats de l’enquête portant sur leur situation par les Etats Généraux de la Bande Dessinée en 2016. Il y avait cet apparent paradoxe entre des auteurs satisfaits de leur relation avec leur éditeur à 68 %, mais qui dénonçant massivement la manière dont ils étaient traités par les mêmes. En réalité, satisfaits du travail avec leur editor (collaboration humaine et régulière), mais mécontents de leur relation avec leur publisher (entité distante et procédurière) — pour faire vite, et tenir en 280 caractères.

Si j’aborde cette question de vocabulaire, c’est qu’elle apporte une première manière de classer les éditeurs, selon qu’ils privilégient la création ou qu’ils pratiquent l’achat de droits.
L’achat de droits, c’est ce qui se passe pour la traduction d’une œuvre déjà existante : l’éditeur contacte un intermédiaire (éditeur, agent ou auteur lui-même), et achète l’autorisation de publier l’œuvre en question pendant un certain temps dans une langue donnée. Le but n’est pas ici de rentrer dans la structure des contrats, mais en gros, on se met d’accord sur un pourcentage revenant au « licensor » (celui qui vend les droits), avec souvent un minimum garanti (correspondant à un revenu plancher). Pour le manga, par exemple, on part généralement sur trois ans, avec renouvellement si accord des deux partis. Et si pas d’accord, on a alors les fameux « arrêts de commercialisation », puisque l’éditeur français perd le droit à l’exploitation du titre.
Un éditeur centré sur la création va choisir d’accompagner des auteurs, en espérant que l’investissement d’aujourd’hui fera le succès de demain. Sachant qu’il y a ensuite la possibilité de vendre les droits le cas échéant. J’utilise le terme « accompagnement », parce que justement, l’évolution de cet accompagnement des auteurs est aussi au cœur de leurs revendications. Contractuellement, entre auteur et éditeur, on est aujourd’hui majoritairement dans un système non pas de financement de la création, mais d’avance sur l’exploitation commerciale de la création. C’est une nuance qui a son importance. On va mettre de côté ces questions de rémunération de la création (ou pas), cela mériterait un thread dédié, et j’y reviendrai probablement. j’ai déjà pas mal écrit sur le sujet, comme ici.
Revenons à nos éditeurs, avec ces deux approches distinctes : achat de droits vs création. Ces deux approches correspondent aussi à des philosophies très différentes, qui ont un impact sur la manière dont va se matérialiser leur ligne éditoriale. Un éditeur « création » est un peu comme un club formateur : il est attaché aux talents qu’il fait émerger, et son objectif est de leur assurer un suivi dans la durée, dans une approche de retour sur investissement à long terme. Un éditeur « achat de droits » est plutôt comme un sélectionneur : il compose la meilleure équipe à un instant t avec ce qui est disponible… tout en acceptant le fait que ce qui est disponible aujourd’hui ne le sera peut-être plus demain. L’inconvénient de l’achat de droits est en effet de devoir gérer les choix éditoriaux qui ont été décidés par d’autres — que ce soit pour l’évolution d’une série ou son conclusion plus ou moins anticipée.

Si j’ai présenté les deux options comme étant distinctes, la réalité est plus complexe et la plupart des éditeurs composent leur offre éditoriale en panachant plus ou moins les deux. Et bien sûr plus rare chez les éditeurs spécialisés dans un domaine étranger (manga ou comics). Mais ceci n’est qu’une manière d’établir une typologie d’éditeurs. une autre, qui a souvent été utilisée, consiste à opposer les « indépendants » aux autres. Ce qui n’est pas sans soulever pas mal de questions.
J’imagine que cette appellation d' »indés » est apparue en référence à ce qui existait à l’époque du côté de la musique, opposant les « majors » (alors au nombre de six) aux « indies ». Au début des années 2000, le parallèle fonctionnait bien : on avait cinq « grands éditeurs » (Média-Participations, Glénat, Delcourt, Soleil et Flammarion) qui contrôlaient une large part du marché de la bande dessinée. En face, il y avait l’émergence de la « scène indépendante », avec des éditeurs comme L’Association, Cornélius, ego comme x, 6 pieds sous terre, Les Requins Marteaux, Fréon, Amok et beaucoup d’autres.
Cette articulation s’était aussi construite sur une opposition de format, album d’aventure « 48CC » contre roman graphique en noir et blanc, pour reprendre la terminologie introduite par JC Menu dans son Plates-bandes en 2005. Qu’il s’agisse d’une récupération délibérée ou d’une évolution naturelle du médium, il est difficile aujourd’hui de séparer les éditeurs en fonction du format éditorial qu’ils pratiquent. L’annonce par le groupe Editis de la création de sa 52e maison d’édition ( !) avec Black River, spécialisée dans les comics, en est une bonne illustration — puisque l’on trouve aussi dans le même groupe Kurokawa, spécialisée en manga. Et en effet, le marché de la bande dessinée a été le lieu de beaucoup de mouvements : arrivée de mastodontes du livre en général (Editis, Gallimard), concentration et rachats en tous genres, sans compter le mercato des auteurs. (sur ce dernier sujet, il y aurait toute une étude à faire de la supposée porosité du milieu éditorial, qui n’est peut-être pas aussi avérée qu’on le pense… comme pouvait le laisser entendre le livre Une scène dans l’ombre de Nicolas Auffray, paru aux Editions Goater en 2013)
Certains éditeurs ont cependant choisi de se regrouper autour de principes communs, ce qui a donné lieu à la création, en janvier 2014, du Syndicat des Editeurs Alternatifs, faisant pendant au Syndicat National de l’Edition. Cette proposition « alternative » donne à voir la concrétisation d’une autre manière de concevoir le métier d’éditeur — plus editor, et moins publisher, si l’on veut.

Dossier de en avril 2022