Dorénavant a 30 ans

de

Controverse n°3, janvier 1986

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L’histoire de la bande dessinée est essentiellement celle de l’extension de son marché, le boum des années 70 a moins été une libération de la bande dessinée qu’une adéquation plus intelligente des marchands à ses nouvelles ressources brutalement mises à jour ; de ce point de vue, les auteurs ont toujours été en avance sur les marchands, mais ceux-ci les ont toujours rejoints.

Il aura suffi de la preuve par neuf que la bande dessinée pouvait être appréciée par les adultes pour peu qu’on se tournât vers eux, pour que soudainement, les mêmes marchands, qui avaient pendant plusieurs générations volontairement réduit le public de la bande dessinée à un public d’enfants, l’ouvrent aussitôt aux adultes ; de ce point de vue, l’intelligentsia n’aura fait que suivre le mouvement des marchands, méprisant la bande dessinée quand ceux-ci la réduisaient au monde des enfants, la louant dès qu’ils l’ont ouverte aux adultes.

La petite liberté de ton dont ont joui les petites revues pendant le boum des années 70 (Charlie Mensuel, L’Écho des Savanes, Métal Hurlant) et les petites éditions (du Square, du Fromage, Futuropolis) a duré une petite période (de 1968 à 1980), ensuite sont venus, avec retard mais sûrement, les marchands qui n’ont plus eu qu’à mettre en valeur et à entretenir ce qui avait été, par d’autres, laborieusement élevé et conçu ; Casterman a créé (à suivre), Dargaud a acheté Charlie Mensuel, et un marchand étranger au monde de la bande dessinée (Albin Michel), qui vendait jusqu’ici essentiellement des marchandises littéraires, décidant de vendre désormais aussi des bandes dessinées, a racheté L’Écho des Savanes. Si Métal Hurlant n’a pas été racheté comme ses anciens concurrents de voyage, et Futuropolis disparu comme les éditions du Square et du Fromage, c’est parce que le premier a su s’imposer comme vil marchand parmi les vils marchands, et le second comme marchand intelligent parmi des marchands encore archaïques.

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Jusqu’aux années 60, il n’y avait pas de véritable notion d’auteur ; la bande dessinée était réalisée par des artisans, parfois anonymes, connus souvent par un pseudonyme, travaillant généralement sur commande ou sur recommandation, appartenant tous à un journal qui leur tenait lieu de nom et de célébrité ; ce fut l’époque des écuries : Spirou, Tintin, et Mickey. La notion d’auteur n’est véritablement apparue qu’avec les années 70, les marchands se sont alors rendu compte que loin de perturber gravement le marché et nier la légitimité de leur commerce, laisser les artisans devenir peu à peu auteurs, et abandonner codes, carcans et modes d’emploi, au contraire, cela relançait le marché ; après l’époque glorieuse des écuries, ce fut l’époque fameuse des chevaux : Pratt, Tardi, Caza, Moebius, Masse, Comès, Bourgeon, Margerin, Munoz et Sampayo, Floc’h, F’murr, Claeys, Benoît, Forest, Sokal, Schuiten, Servais, Manara, Altan, Boucq, BilaI, Montellier, Cabanes, Crespin, Goossens, Ceppi, Clerc, Willem, Crepax, Swarte et tutti quanti.

L’opposition qui existe encore entre création d’auteur et création alimentaire est une opposition provisoire, qui disparaîtra au fur et à mesure que se développera un marché de la bande dessinée dont nous ne connaissons depuis 1980 que les prémices.

Dire que telle bande dessinée est commerciale et que telle autre est d’auteur ne signifie aujourd’hui déjà rien et bientôt signifiera effectivement moins que rien. Ces deux sortes différentes de bandes dessinées sont toutes deux des marchandises ; que ce soit du Swarte ou du Graton, elles n’ont que la qualité de la marchandise. Dire qu’une bande dessinée est commerciale est donc une tautologie.

S’il y a deux générations encore, un Michel Vaillant ou un Ric Hochet se vendaient mieux qu’un Corto Maltese apparaissant, il s’est produit depuis, dans les dix dernières années, un renversement du goût, c’est-à-dire un changement de qualité de ce qui était jusque-là demandé, de sorte qu’il y a eu un changement équivalent de la qualité de ce qui désormais devait être offert au public. Avec le renversement du marché de l’offre et de la demande, les marchands savent aujourd’hui qu’un Corto Maltese se vend autrement mieux qu’un Michel Vaillant ou qu’un Ric Hochet.

La qualité nouvelle du produit n’affecte en rien ni n’améliore la qualité de l’œuvre ; dire que l’œuvre de Swarte est meilleure que celle de Graton est un abus de langage et une illusion de critique ; les marchands savent qu’un Graton de 1965 valait un Swarte de 1985, les deux se vendaient proportionnellement autant à leur époque respective. La qualité d’une bande dessinée pour un marchand ne peut être que sa qualité de marchandise.

Contrairement à une opinion admise, le marché de la bande dessinée se développant ne va pas causer la perte des œuvres d’auteur au profit des productions commerciales, au contraire, les productions des Tibet et des Graton vont peu à peu se réduire au fur et à mesure que se développeront les œuvres d’auteur. Déjà un auteur comme Tardi montre en publiant de tout et de rien qu’il n’a pas besoin de produire une série « alimentaire » pour créer des œuvres « expérimentales », car déjà il vit de ses œuvres « expérimentales ». Dire par conséquent qu’un auteur devra, pour s’exprimer, produire sous le manteau des œuvres alimentaires est une erreur d’analyse : l’opposition qui existait entre œuvres d’auteur et production alimentaire va disparaître parce que les œuvres d’auteur vont progressivement devenir alimentaires.

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Quand un auteur déclare : « La pré publication est une aberration mais elle nous fait vivre. Si nous ne gagnons plus assez d’argent avec la bande dessinée, alors nous arrêterons de faire de la bande dessinée. Ou bien nous ne ferons plus qu’un album tous les dix ans. Évidemment, il sera peut-être meilleur… » (Controverse n°1), cet auteur dit simplement qu’il n’est évidemment qu’un crétin. Voilà un homme qui veut jouir de tous les avantages du travail salarié mais ne supporter aucun de ses inconvénients. Mais qui l’a contraint à gagner sa vie en vendant ses œuvres ? Peut-être qu’en vivant d’un autre travail, il n’aurait pu faire qu’une œuvre en dix ans, mais elle aurait été certainement d’une autre qualité que toutes les petites choses qu’il a pu vendre jusqu’ici et qu’on lui a payées trois sous.

Les auteurs qui vendent leurs œuvres à des marchands, et entendent en vivre en devenant salariés, sont malhonnêtes quand ils accusent ces mêmes marchands de les traiter en simples travailleurs et leurs œuvres en vulgaires marchandises : ils ne font là que les traiter pour ce qu’ils ont de leur plein gré décidé de devenir ; ils sont donc traités comme ils le méritent. On ne se met pas inutilement dans la dépendance d’un puissant sans être traité comme un indigent. Qui oblige ces beaux pleureurs à décider de vivre de leurs œuvres ? Qui les oblige en retour à produire au moins un album par an pour vivre correctement ? Qui les oblige en conséquence à peser le pour et le contre pour déterminer ce qui doit être perdu pour l’œuvre et gagné pour la vie ? Personne. Personne d’autre qu’eux-mêmes. Qu’ils se respectent d’abord comme auteurs pour que les marchands les respectent ensuite comme créateurs.

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La bande dessinée n’a pas le statut du cinéma. Alors qu’il faut considérablement moins d’argent pour créer une bande dessinée qu’il n’en faut pour faire un film, les bédessinateurs se conduisent infantilement comme des cinéastes contraints de produire des misères alimentaires pour faire une œuvre d’auteur ; et les critiques les suivent. Pourtant, loin d’avoir le misérable statut du cinéma, la bande dessinée a presque déjà celui de l’art, mais ne le sait pas encore ; et les critiques l’ignorent.

Alors qu’il faut beaucoup de circonstances hasardeuses réunies pour qu’un Jean-Luc Godard puisse réaliser un film, il suffit au contraire qu’un Andy Warhol décide de signer quelque chose pour qu’aussitôt les marchands de l’art décident de mettre cela en vente. Déjà Joost Swarte n’a plus besoin de séries alimentaires pour vivre ni de productions annuelles pour être connu, il lui suffit de réaliser seulement une couverture d’(à suivre) pour être loué par les critiques, déjà les marchands sont prêts à produire tout ce qu’il désirera réaliser, que ce soit un étonnant Passi, Messa !, trois cartes postales ou quelques timbres. De même, tout le monde sait que si Hergé l’avait désiré, les marchands auraient produit sans hésiter ses quelques brouillons au crayon. Les marchands de bande dessinée vont être amenés à vendre n’importe quoi en bande dessinée et à accepter n’importe quoi des auteurs car n’importe quoi se vendra désormais.

Cette politique artistique et marchande a son corollaire garde-fou. Loin de rehausser le niveau de la bande dessinée, le fait d’accepter tout ce qui sera fait en tant que bande dessinée, amènera à la confusion des critères de jugement car n’importe quoi pourra effectivement être de la bande dessinée — mais comme la bande dessinée est déjà du n’importe quoi…

Il suffit en définitive de suivre l’itinéraire d’un auteur reconnu comme auteur pour voir qu’il peut très bien faire de lui-même ce que des artisans faisaient il y a deux générations par contrainte : Ceppi fait aussi bien que du Tibet avec le trait d’un mauvais Graton.

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Les véritables auteurs de bande dessinée vont devoir apprendre à s’affranchir des marchands en refusant le misérable statut des travailleurs, il leur en coûtera certainement plus de devoir travailler ailleurs pour faire ici de la bande dessinée, mais ce qu’ils créeront aura une qualité autre que les misères qui sont produites aujourd’hui. Les véritables auteurs véritablement modernes devront apprendre qu’il n’est pas utile d’agir avec les marchands autrement qu’en considération de ce qu’ils sont et de la tâche technique qu’ils remplissent ; à moins de sombrer dans la folie furieuse, ils n’entreprendront pas de dépendre inutilement des marchands. Tant que ce pas énergique n’aura pas été franchi, les auteurs pourront pleurer à leur aise, ils n’en seront que plus méprisables et d’autant plus méprisés.

Il est nécessaire aujourd’hui, pour qui veut faire quelque chose de véritablement moderne et pour qui veut dire véritablement quelque chose et comprendre le mouvement dans sa progression, de retrouver la mémoire historique, comprendre et assimiler ce qui a déjà été fait pour voir ce qui désormais doit être entrepris. Le travail remarquable des rééditions commencé ces toutes dernières années est d’autant plus utile que notre époque souffre d’être misérable ; il est donc bon de montrer les géniales trouvailles des anciens aux piteux contemporains, qui vivant dans l’illusion de l’absence de l’histoire dans ce domaine, croient trop volontiers qu’on peut commettre éternellement sans lasser, ce qui déjà hier était détestable.

Nul doute que les générations à venir, fortes d’avoir assimilé ce qui avait été l’apport des générations précédentes, aussi loin qu’on peut remonter dans le curieux vingtième siècle et l’extravagant dix-neuvième, et d’avoir compris ce qui devait à présent être dépassé, apporteront à leur époque des œuvres remarquables. Ces auteurs modernes seront. Ils devront pour cela être voyants, et après avoir vu l’histoire, devenir à leur tour historiques. Car pourquoi parler quand on peut se taire, et dire plus mal ce qui a déjà été dit ?

Dossier de en décembre 2015