Recherche-action et doctorat de création en bande dessinée
- (1) Recherche-action et doctorat de création en bande dessinée
- - (2) Les images liquides
- - (3) L’œil imaginaire
- - (4) Les grains de mille déserts
- - (5) Le roman graphique confronté à ses mutations transmédiatiques
- - (6) Être créatif dans la recherche ?
- - (7) Moi, fanziniste ?
J’ai été diplômé de l’École Nationale des Arts Décoratifs de Paris en 2004, spécialités scénographie puis 3D-Images de Synthèses. Ce qui a très peu à voir avec la bande dessinée dans laquelle je me suis ensuite plongé en tant qu’éditeur (avec Warum de 2004 à 2010, puis avec ION) et en tant qu’auteur (chez Warum, La 5e Couche, Cornélius, Atrabile…). En 2017, j’ai eu le désir de commencer un doctorat en bande dessinée afin de creuser une recherche historique et théorique que je n’avais pas du tout explorée au cours de mes études, et de stimuler ma création qui me semblait en avoir besoin. La bande dessinée est un art exigeant, besogneux, épuisant, et l’état d’esprit d’un doctorat de recherche et création m’a paru pouvoir m’ouvrir de nouvelles pistes.
J’ai d’abord choisi d’appuyer ma recherche sur une question historique : les conditions d’apparition de livres de narration graphique publiés par Le Terrain Vague, la maison d’édition d’Éric Losfeld, entre 1964 et 1973. Ce corpus est composé de prototypes d’une bande dessinée adressée à un lectorat adulte, ce qui était alors très nouveau. Les titres les plus connus sont signés Jean-Claude Forest (Barbarella, 1964, qui est le titre initiateur), Guy Peellaert (Les aventures de Jodelle, 1966, Pravda la survireuse, 1968) ou Paul Cuvelier et Jean Van Hamme (Epoxy, 1968). Tous les titres du catalogue ne sont pas des chefs-d’œuvres, loin de là, mais pour la plupart ils témoignent d’un énorme désir d’essayer, d’explorer un domaine graphique qui s’ouvre.
Les questions que je me pose sur ces livres, le doctorat m’amène à les retourner aussi sur mon propre parcours d’auteur et d’éditeur. La raison pour laquelle un éditeur décide de publier un certain type de livres à un moment précis reflète une ambiance culturelle plus générale. La façon dont j’ai monté mes maisons d’édition me fait aussi penser qu’une ligne éditoriale naît rarement d’un seul geste. Elle se crée petit à petit, au gré des hasards, des opportunités, par un chemin d’affinités qui est souvent très mystérieux. Des logiques invisibles sont à l’œuvre, un livre semble parfois ouvrir la voie à un autre qui paraîtra des années après. Un format impossible peut brutalement apparaître, une thématique souterraine peut devenir incontournable, une famille d’auteurs peut se pousser mutuellement et collectivement dans une direction imprévue… Certains livres, même au succès public relatif, peuvent marquer profondément des créateurs et créer une communauté de goûts et de références. Je crois que mon expérience pratique m’aide aussi à percevoir certaines fragilités dans l’œuvre d’un débutant (beaucoup de livres publiés chez Losfeld sont des premiers livres) : une narration peu assurée, un dessin qui progresse entre les premières pages et les dernières, des images empruntées à d’autres, des béquilles techniques, des flèches par exemple pour indiquer le sens de lecture entre les cases, etc.
Dans son volet créatif, le doctorat m’a amené à explorer des voies que je n’aurais pas forcément abordées spontanément. J’essaie de suivre l’exemple stimulant de certains auteurs publiés chez Losfeld, qui ont tenté des techniques graphiques et narratives inédites avant eux (je pense notamment à Forest, Peellaert, Nicolas Devil…). L’innovation ne s’exerçant plus aujourd’hui au même endroit que dans les années 1960, j’ai décidé de me confronter à une problématique plus contemporaine : l’écriture d’une bande dessinée numérique. Ce support, nouveau pour moi, a été l’occasion de me forger de nouveaux outils, de nouvelles possibilités de modes de lectures. Un roman de Maurice Leblanc mettant en scène Arsène Lupin, Le Triangle d’Or, m’a servi de déclencheur. Le récit fait de faux-semblants, de disparitions, de jeux de regards que les personnages se portent les uns sur les autres, me promettait des pistes variées en terme de lecture. Son titre, évoquant une forme géométrique jaune, me titillait, une teinte pure et lumineuse me semblait intéressante à utiliser sur des écrans. Le terme triangle a finalement disparu du titre, il sera en revanche matérialisé graphiquement de façon muette mais omniprésente, dans les structures de cases, les silhouettes des personnages ou les bâtiments, et mon livre s’appellera Le Jaune tout court. Numérique est le résultat, mais mes dessins ont d’abord été réalisés à la plume sur papier comme pour mes précédents livres. Cela donne des feuilles remplies d’éléments à redécouper, à assembler selon des règles incompréhensibles pour tout autre personne que moi.
Dans une création numérique, la page en tant que telle disparaît, l’aperçu global en survol que l’œil reçoit quand il se trouve face à une planche avant d’en explorer les différentes sections n’a plus forcément de sens. L’apparition d’une nouvelle étape n’est plus autant anticipée, on peut mettre en place des sauts plus brutaux. Après un large panorama, je peux par exemple décider de passer à des vignettes plus réduites, qui peuvent prendre des formes très différentes, sans que cela gêne une reproduction ultérieure. De multiples formats et procédés de passages des uns aux autres sont disponibles. J’en ai testé quelques-uns : une image qui reste immobile pendant qu’un dialogue se déroule, tandis qu’un défilement fait apparaître des éléments minuscules qui développeront la situation de départ dans un sens inattendu, des scènes qui apparaissent selon différentes modalités géométriques liées au triangle, des modules particuliers… La narration qui progresse par clics successifs m’a ouvert la possibilité de prévoir quelques moments de multi-choix. Comme dans un livre-dont-vous-êtes-le-héros, plusieurs options se proposent aux lecteurs. Ce procédé me semblait très adapté à l’intrigue policière et ses voilements-dévoilements.
La quatrième de couverture explique tout cela en termes choisis : Enchaînant des scrolls contenant des images cliquables avec des séquences de turbomédia, (Benoît) utilise l’œuvre de Maurice Leblanc comme point de départ pour un travail de défrichage du langage et des formats de la lecture sur écran. Usant des intrigues et des mystères du récit original, il nous propose des séquences de point-and-click mettant en scène une enquête participative entièrement frauduleuse. Un geste purement gratuit, ou peut-être pas ? Cela nous révèle au moins que chez Benoît Preteseille comme chez Maurice Leblanc, quelqu’un d’autre est secrètement à la manœuvre. Pour l’éditeur d’Hécatombe, Yannis La Macchia, qui publiera le résultat à l’automne 2019 dans la collection RVB, il est évident que Le Jaune vise à mettre en valeur le fait que dans la plupart des objets de lecture ou de jeu qui proposent plusieurs pistes de narration ou des explorations libres, une règle rigide est en réalité à l’œuvre. Mon livre est finalement une lecture linéaire qui se masque sournoisement sous des moments d’interactivité…
L’élaboration artistique de mon projet sera cette fois doublé d’un regard technique que je maîtrise peu, la gestion d’interfaces informatiques m’étant très étrangère. L’ouvrage qui sortira sera une première pour moi, due je crois à la stimulation créée par ma démarche de recherche doctorale. Même si l’on est très loin des livres publiés par Losfeld, les différentes recherches graphiques que les auteurs ont menées ont produit des objets extrêmement divers m’ont sans doute poussé dans cette voie : bandes dessinées, romans illustrés, romans-photos, conte en collages de gravures anciennes, de multiples pistes ont été explorées au Terrain Vague…
Dans une démarche comparablement ouverte, j’ai aussi développé parallèlement une bande dessinée destinée au papier. Je pars une nouvelle fois d’un texte préexistant, La poupée sanglante de Gaston Leroux. Ce récit sera composé de scènes improvisées au fur et à mesure. Certains livres de Losfeld ou le retour sur mes créations antérieures m’ont là encore aiguillé vers des procédés qui ne me sont pas habituels. Les têtes de chapitre de Saga de Xam de Nicolas Devil (1967), réalisées par un certain Merri, énigmatiques et très hétérogènes, m’ont par exemple poussé à mettre en place davantage de décrochages et de ruptures narratives. Certaines pages de mon projet sont des pages qui semblent écrites par différentes personnes, sans que celles-ci soient directement identifiées.
En entamant le doctorat, j’avais envie qu’il me donne une stimulation pour reprendre un projet long de bande dessinée, ce que j’avais un peu de mal à faire à ce moment-là. C’est un travail qui nécessite de longues heures d’élaboration, de dessin, de traitement de fichiers, et je ressens régulièrement le besoin de m’imposer de nouvelles règles pour ne pas le faire de façon routinière, ce qui je pense rendrait mes pages aussi ennuyeuses à faire qu’à lire. J’ai déjà élaboré différentes stratégies : dialoguer avec des textes ou des figures qui me posent problème (Boris Vian, Francis Picabia, Fantômas, Marcel Duchamp…), écrire et dessiner en semi-improvisation, tenter des modes de narration particuliers à partir de contraintes ou d’un processus d’écriture textuel plus que graphique (Le livre Tranchand, Les grogneurs, CarréCarréCarréCarré avec L.L. de Mars, È tutto vero, Musée Spectre…).
De nouvelles pistes s’ouvrent pour moi, à suivre donc…
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