Nitnit et tintiN : Charles Burns et ses doubles

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Avec Sugar Skull, paru en français chez Cornélius sous le titre Calavera, Charles Burns complète sa trilogie entamée en 2010 avec X’ed Out et mène ainsi à bout son projet le plus ambitieux depuis Black Hole. Après la réédition de ses premières bandes dessinées parues dans RAW et divers magazines, ces trois ouvrages cherchent la même ampleur que son premier opus. Si Burns y poursuit les mêmes thématiques — l’angoisse, les relations sexuelles et amoureuses, les drogues, le devenir adulte — et conserve grosso modo une même approche esthétique, cette trilogie ne répète cependant pas une modalité de lecture qui serait désormais familière. Là où Black Hole formait un récit relativement cohérent et autonome, X’ed Out, The Hive et Sugar Skull résistent davantage à une interprétation centripète, proposant une expérience de lecture résolument fragmentaire et discontinue.

À cet égard, la façon dont Burns s’est accommodé du paysage éditorial contraste avec l’histoire éditoriale de Black Hole. Ce dernier fut d’abord sérialisé en douze comic books et, une fois réuni au format livresque, prit une position clé dans la déferlante du graphic novel. Dès lors, on aurait pu s’attendre à ce que le prochain ouvrage de Burns fut directement publié à la même emblème. À la place, le projet se concrétise en trois livres d’une bonne cinquantaine de page publiés à des intervalles de deux ans. On n’est pas tout à fait dans le feuilleton, mais il y a là une différence significative par rapport à l’idée que l’on peut se faire d’un roman graphique type. Alors que la bande dessinée a longtemps privilégié des modes discontinus de lecture tels que le feuilleton, le one-shot est devenu une sorte de choix préférentiel, associé au modèle culturellement légitime du roman. Bien sûr, le choix d’une séparation en trois albums répond à une certaine structuration de la diégèse, puisque chacun des tomes présente le protagoniste un peu plus âgé. Malgré cette impression d’évolution linéaire par épisodes circonscrits, le récit est évidemment entrecoupé de flashbacks, de rêves, d’hallucinations qui compliquent cette progression. Qui plus est, publiés à de plus ou moins longs intervalles, la sérialisation permet de prolonger, dès le début de la série, l’ouverture et l’ambiguïté du récit : X’ed Out, à sa sortie, a sans doute laissé plus d’un lecteur dans le doute et l’hésitation tant l’histoire entamée semblait inachevée, fragmentaire. L’album donnait en effet l’impression au lecteur qu’un grand nombre de clés interprétatives lui étaient délibérément retenues. Au fil des tomes suivants, les morceaux ont cependant commencé à s’assembler, les bribes de réponse à converger dans un certain sens, mais ce processus de clôture du récit s’accompagne d’une indétermination qui invite à la relecture, à la ré-interprétation.

Cette répartition en trois albums est, en outre, doublée de choix matériels qu’il est difficile de laisser de côté tant ils sont chargés au point de vue culturel et idéologique. En effet, Charles Burns opte pour un format proche de l’album cartonné couleur, le standard du «48 CC» qui fonctionne comme la norme «industrielle» par rapport à laquelle le mouvement indépendant continue à se distinguer, malgré une complexification progressive des types de formats[1]. Il faut bien sûr penser ce choix de l’album franco-belge dans un contexte américain, où ce format est pour le moins atypique. L’album y acquiert une étrangeté, une non-conformité par rapport aux normes éditoriales, renforçant ainsi la différence culturelle entre les deux traditions. Pourtant, l’album et ses couvertures cartonnées ne sont pas sans lien avec celles des hardcovers, postulant ainsi une temporalité radicalement opposée à l’éphémère présupposé du comic strip et du comic book. Si cet usage de l’album est peut-être impensable sans ce développement du support livresque, il ne s’agit pas tout à fait d’assimilation ou d’adoption : au contraire, la trilogie de Burns soigne son allusion à la tradition franco-belge. En effet, les couvertures cartonnés mates, le papier non-glacé et le dos toilé évoquent les éditions originales si avidement recherchées par les bédéphiles. On ne s’étonnera pas, par exemple, que les récentes rééditions des œuvres de Chaland ou les versions bruxelloises de la série Le Spirou de … adoptent aujourd’hui un tel format, commodifiant par leur matérialité un âge d’or de la bande dessinée sur un ton nostalgique qui ne se retrouve absolument pas chez Burns.

Par cette évocation de la bande dessinée franco-belge classique, c’est avant tout un contrat de lecture que Charles Burns cherche à établir, présentant X’ed Out, The Hive et Sugar Skull comme réécriture des Aventures de Tintin. Cette appropriation de Tintin est entièrement structurée autour de l’un des deux récits parallèles, distingué par l’usage sélectif d’un style citationnel évoquant la ligne claire hergéenne. C’est d’ailleurs sur une question de ligne que s’ouvre X’ed Out : une des première cases consiste en un simple trait bleu-gris inscrit sur un noir opaque, une ligne traçant la houpette distinctive du personnage hergéen, établissant ainsi une relation de duplication et de reprise. En bande dessinée, l’identification immédiate d’un personnage se fait à travers quelques traits distinctifs, révélant cette fonction «autopoïétique» du dessin qui, selon Harry Morgan, crée l’être de papier autant qu’il le désigne[2]. L’essence trouvée dans le trait est directement posée par cette case de Burns qui, d’une simple ligne, révèle l’identité dialogique de son personnage. Ce personnage aux airs de Tintin, visage caricatural se mouvant contre un décor aux traits réalistes, est le seul à arborer une telle simplification des traits. Il s’agit là bien d’une utilisation des principes de la ligne claire, que l’on retrouve dans l’usage en aplat des couleurs, mais qui se limite à cette délimitation référentielle d’un seul personnage, autrement intégré dans un univers stylistique propre à Burns.

La différentiation stylistique de ce personnage hergéen, nommé Johnny, facilite l’articulation de plusieurs niveaux diégétiques. Johnny fonctionne en effet comme double imaginaire de Doug, le jeune homme au centre du récit : celui-ci aspire à être artiste et se met en scène avec un masque tintinesque sous le nom de Johnny 23, récitant des bribes de vers dérivés de Burroughs sur fond sonore cacophonique. Celui-ci lit également une bande dessinée appelée Nitnit, dont les aventures semblent être précisément celles vécues dans le récit parallèle. Les deux récits se concentrent sur les mêmes thèmes : recherche hasardeuse de sens et d’identité, relations non-assumées, peur de la paternité. Entre microcosme punk des années 70 et aventure hallucinée dans un monde peuplé de créatures étranges, les deux fils narratifs ne cessent de dialoguer, de s’anticiper, de se complémenter : si, à première vue, on pense avoir affaire à un jeu classique entre rêve et réalité, la frontière se révèle très vite poreuse. Doug rêve de lieux que Johnny explore, tout comme les actions de ce dernier semblent anticiper plusieurs des évènements clés dans la vie de Doug. Les deux récits partagent ainsi une série de motifs et d’images qui permettent leur dialogue et entrecroisement, constituant ainsi une véritable «archive» d’images constamment invoquée par les deux fils narratifs : l’interphone, la bouche d’égout, la créature-foetus, le pont, la couverture rose[3]. Ces images récurrentes visualisent un traumatisme latent, et sont entre autres tirées des collections que les protagonistes eux-mêmes acquièrent, assemblent et exhibent : Doug tapisse ses murs de photos prises avec un Polaroid, Sarah collectionne des images de toutes sortes dans un classeur, Doug lui achète une pile de romance comics, des ouvrages qui, dans le monde de Johnny, deviennent le départ d’une véritable quête.

L’activation de cette archive se fait sur le mode du cut-up, stratégie d’écriture dont William S. Burroughs fit la renommée et qui consiste à découper un texte préexistant et à le ré-agencer de façon aléatoire pour en former ainsi un nouveau. Les trois albums suivent en effet une logique radicalement fragmentaire, où les épisodes qui font progresser le récit, sont parsemés de cases qui ne «disent» rien mais qui ajoutent à ce catalogue d’images récurrentes dont les liens avec l’histoire doivent être construits par le lecteur. Cette archive introduit donc une organisation translinéaire, un «tressage» dans les termes de Thierry Groensteen, qui invite à la relecture, au ré-agencement des éléments du récit[4]. Une telle navigation aléatoire peut avoir pour objet l’effort d’assembler les morceaux du récit autant qu’un simple parcours à travers cette archive d’images infra-narratives. En feuilletant ainsi ces trois albums, le lecteur produit, à son tour, son propre cut-up imaginaire.

L’importance de cette logique fragmentaire et non-chronologique basée sur la méthode du  du cut-up est impensable en dehors de la pratique référentielle de Burns. Ces images et motifs récurrents, détachés du sens linéaire de la lecture, participent également d’une forme d’archive par leur référence à une culture matérielle et artistique : un dessin de Louise Bourgeois, des photos inspirées par Lucas Samaras, des romance comics indubitablement reproduits à partir de la collection de l’auteur, et, bien sûr, des fragments de l’univers mythique de Tintin[5]. À travers son emprunt du personnage d’Hergé, Burns ne tombe pas dans le cliché iconoclaste d’un Tintin sous acide, mais dérive de l’œuvre même une anxiété latente : ce que l’auteur américain révèle n’est pas tellement une idéologie bien-pensante, mais cette dose d’irrationnel, d’étrange, de malsain dans ces albums pour jeunes de 7 à 77 ans. Il n’est dès lors pas étonnant que Burns entame sa trilogie avec une couverture qui renvoie directement à L’étoile mystérieuse, un album où l’irrationnel, l’hallucination et le chaos dominent. Une autre séquence de Tintin centrale à travers les trois albums de Burns est l’épisode de la crypte dans Le secret de La Licorne, que Burns a d’ailleurs re-dessiné dans un strip pour The Believer[6]. Dans ce strip de «Random Access», Burns dessine l’interphone comme une bouche noire d’où dégouline un liquide rouge sang, une figure qui reviendra constamment à travers X’ed Out, The Hive et Sugar Skull. Pareillement, le trou que Tintin fait dans le mur pour échapper à ses adversaires est utilisé à même escient. Ces deux éléments, défaits de leur contexte d’origine, servent de motifs centraux au projet de Burns, introduisant et clôturant la trilogie, symboliques des traumatismes dont souffrent les Doug et Sarah.

Cette relecture de Tintin à contre-courant du récit, privilégiant ces éléments qui sous-tendent une étrangeté, trouve son écho dans la pratique de quelques contemporains de Burns. Dans Au travail, Olivier Josso Hamel procède d’une façon similaire : l’auteur s’approprie cases et séquences des classiques de la bande dessinée franco-belge, les classant selon des thématiques telles que la dissimulation, l’espace et la violence[7]. On peut également penser au Mon fiston d’Olivier Schrauwen, un pastiche des divers comic strips de Winsor McCay où les cauchemars tordus et morbides de Schrauwen sont avant tout l’extrapolation de certains éléments déjà perceptibles au sein de l’œuvre du cartoonist nord-américain[8]. La pratique référentielle de ces auteurs ne se situe ni au niveau du pur pastiche, ni dans la parodie à bâtons rompus, mais plutôt dans l’activation de tendances latentes dans les ouvrages appropriés : il ne s’agit ni de l’imitation d’un maître, ni de la déconstruction d’un classique, mais plutôt d’une relecture qui invite à contempler l’original sous une autre lumière, d’une ouverture vers de nouveaux horizons qui prend sa source dans l’histoire de la bande dessinée.

Finalement, le lecteur n’est pas seulement invité à se tourner vers l’histoire de la bande dessinée que Burns invoque — du canonique Tintin aux romance comics les plus dévalorisés — mais également vers diverses productions que Burns réalisa en marge de ses trois albums. Ces extensions matérielles de l’œuvre principale participent d’une culture bédéphile avec ses d’éditions spéciales, tirages de tête, et sérigraphies, mais elles  concourent également à un débordement de l’œuvre, dont le «sens» n’est pas seulement contenu au sein des trois albums principaux. Ces extensions fonctionnent comme d’autres éléments d’interprétation pris dans une dynamique de lecture mobile et discontinue. Peut-être ironiquement, vu la façon dont Burns adopte l’album franco-belge dans un contexte nord-américain, c’est sur le continent européen que l’on trouve des extensions «artisanales» de son projet, chez des microstructures indépendantes prônant un artisanat à l’opposé de la production industrielle du cartonné couleur[9]. Il y a d’abord cette pseudo-version «pirate», Johnny 23, publié par Le Dernier Cri en même temps que X’ed Out, et présentant peu ou prou le même matériel mais agencé dans un ordre différent et où le texte a été remplacé par un alphabet imaginaire. Dans cet exemple très concret de cut-up, Burns opère ainsi une radicale défamiliarisation, proposant de nouvelles connexions qui, sans l’apport du texte, ouvre à d’autres interprétations. Ensuite, sa contribution au 2wBOX Set Y de B.ü.l.b. comix, «Cut-up. Random Fragments 1977-1979», publié en mars 2012, qui offre une sorte de condensé des préoccupations développées dans la trilogie. Plié en accordéon, cette bande alterne textes et images retraçant deux années qui présentent des similitudes frappantes avec le récit trouvé dans les trois albums : émergence du mouvement punk, performances hasardeuses d’un jeune artiste qui se fait appeler Johnny 23, drogues, romance comics achetés pour une petite amie, etc. L’énonciation aborde donc la même période mais sur un ton plus autobiographique, donnant à voir des images qui semblent être tirées de l’archive personnelle de l’auteur : minuscule photocopie d’un extrait de Burroughs, portraits photographiques, une case de Gary Panter, un autoportrait de jeunesse, des dessins recopiant romance comics et magazines pornos. Dans chacun de ces travaux parallèles à la trilogie, Burns met l’accent sur cette logique du cut-up et du fragment qui est omniprésente dans son projet.

On sait déjà au combien la bande dessinée est un art du fragment et de l’elliptique, autant par son «système» que par ses affinités avec le principe de série. Néanmoins, avec l’émergence du one-shot graphic novel comme nouveau standard éditorial, le champ semble courir le risque de perdre certains aspects de cette dynamique, privilégiant le mode de lecture continue du roman[10]. En s’appropriant le format européen de l’album, Charles Burns réintroduit une expérience mobile de lecture, où la cohérence de l’ensemble clos semble, même après la conclusion de la trilogie, rester ouvert à d’autres connexions et à de nouvelles révisions, lesquelles se font dans le cadre d’un véritable dialogue avec l’histoire de la bande dessinée.

Notes

  1. On pense bien évidemment au pamphlet de Jean-Christophe Menu, Plates-bandes, Paris, L’Association, coll. «Éprouvette», 2005.
  2. Harry Morgan, «Graphic Shorthand : From Caricature to Narratology in Twentieth-Century Bande dessinée and Comics», European Comic Art vol. 2 n°1 (2009), pp. 21-38.
  3. Nous entendons ici «archive» au sens figuratif, appartenant au même champ sémantique que «collection» ou «base de de données», et suggérant un mode d’organisation favorisant un accès aléatoire et non-linéaire.
  4. Thierry Groensteen, Le système de la bande dessinée, Paris, PUF, 1999, p. 173-174.
  5. Sur Burns et les romance comics, voir Ken Parille, «Secret Loves : A Short History of Two Panels in Charles Burns’s The Hive.» The Comics Journal, 26 novembre 2012.
  6. Charles Burns, «Random Access», The Believer, vol. 8 n°5 (Juin 2010).
  7. Olivier Josso Hamel, Au travail, tome 1, Paris, L’Association, 2012. Voir également l’entretien pour du9 par Maël Rannou, juin 2012.
  8. Olivier Schrauwen, Mon fiston, (Angoulême, Éditions de l’An 2, 2006). D’abord publié en anglais chez Bries sous le titre My Boy.
  9. Parmi ces chassés-croisés transatlantiques, on peut renvoyer à l’ouvrage de Bart Beaty, Unpopular Culture : Transforming the European Comic Books in the 1990s (Toronto, University of Toronto Press, 2007), dans lequel le critique et chercheur canadien retrace les enjeux de telles redéfinitions de la bande dessinée en tant qu’objet matériel (pp. 44-69).
  10. On pense notamment au ton nostalgique que Adrian Tomine adopte dans Optic Nerve #12 (Montreal, Drawn & Quarterly, 2011), se lamentant de la disparition du comic book traditionnel et sa page des lecteurs, son bas prix, etc. Bien que caricatural, ce gag autobiographique rend bien compte de la situation aux États-Unis, où le graphic novel est devenu une sorte de nouvelle norme. Il faut cependant noter que celle-ci fonctionne peut-être davantage pour les auteurs «consacrés» au sein d’un champ culturel plus large (ou bien un auteur ne devient-il pas consacré dans ce champ qu’après publication d’un roman graphique ?), alors que d’autres formes de publication sérielle (fanzinat, mini- et webcomics) continuent à prospérer dans la sphère de la bande dessinée «alternative».
Dossier de en novembre 2014